OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Nous sommes tous des cyborgs [2/2] http://owni.fr/2011/06/03/nous-sommes-tous-des-cyborgs-22/ http://owni.fr/2011/06/03/nous-sommes-tous-des-cyborgs-22/#comments Fri, 03 Jun 2011 15:30:26 +0000 Ariel Kyrou http://owni.fr/?p=65941 Seconde partie de “Nous sommes tous des cyborgs”, par Ariel Kyrou.

Le cyborg de Donna Haraway dans la cité de Keiichi Matsuda

« Les dichotomies qui opposent corps et esprit, organisme et machine, public et privé, nature et culture, hommes et femmes, primitifs et civilisés, sont toutes idéologiquement discutables », écrivait en 1985 Donna Haraway, qui ajoutait, déroulant sa pensée du monde des idées à l’anticipation de renversements de l’ordre bourgeois qui n’en étaient alors qu’à leurs prémisses :

La maison, le lieu de travail, le marché, l’arène publique, le corps lui-même : tout fait aujourd’hui l’objet de ces dispersions et connexions polymorphes presque infinies.

Vingt-cinq ans après ce manifeste visionnaire, Keiichi Matsuda prend acte de l’explosion des frontières entre le public et le privé, le bureau et la maison, l’extérieur et l’intérieur mais aussi l’organisme et la machine à l’aube du tsunami numérique. Là où Haraway en appelait au détournement du phénomène de « cyborguisation » du monde par « l’informatique de la domination » au profit de la capacité des femmes à se libérer des codes de production et de reproduction de la « domination masculine, raciste et capitaliste », Matsuda se l’approprie à des fins de bouleversement des codes du vivre ensemble urbain.

Le premier de ses dix principes de cités adaptées au « dernier modèle de cyborg, le CY-2010 », sonne de façon paradoxale. Il a pour titre « Déprogrammer ». Déprogrammer non pas les ordinateurs mais la mécanique des architectes et leur manie d’assigner tous les lieux à une identité, à une fonction précise et figée pour toujours. Car il s’agit, pour reprendre sa troisième règle, de « designer des espaces, et non des murs », afin de laisser nos yeux, nos oreilles voire tous nos sens et in fine notre esprit recomposer notre environnement de vie selon nos lubies par la grâce de l’augmentation de la réalité. Certes, il nous faudra toujours des toilettes bien définies comme telles. Mais pour le reste, selon le jeune designer et architecte, toutes les pièces de nos maisons et de nos entreprises pourraient être transformées à loisir et selon les moments en « salle à manger », « salle de conférence », « librairie », « boutique », ou pourquoi pas (mais ça il ne le dit pas) « chambre à coucher » avec par exemple canapés pliables et jeux de lumières différents.

Les lieux seront « liquides », s’adaptant en permanence grâce aux prodiges du virtuel à nos humeurs, entre le calme et la frénésie, à nos activités, seuls ou au contraire avec des collègues, notre compagnon ou nos enfants. Nous pourrons d’ailleurs décider nous-mêmes de transformer tel mur, telle affiche ou telle image de notre contexte immédiat au fur et à mesure de nos pas, via le re-façonnage du réel que permettraient nos lentilles, nos lunettes à transmuter ce que nous percevons… ou pourquoi pas notre implant Google !

« Le cyborg est un moi postmoderne individuel et collectif, qui a été démantelé et ré-assemblé. Le moi que doivent coder les féministes (( Donna Haraway, op. cit., page 572 )) », affirme Haraway. Matsuda se situe effectivement dans cette lignée constructiviste, mais avec une nuance : le code, pour lui, sert moins aux individus afin qu’ils se programment eux-mêmes qu’à la déprogrammation puis à la reprogrammation de l’environnement proche tel qu’ils le perçoivent.

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La féministe s’attaque au corps humain lui-même, mais elle ne le fait que par une puissante figure de rhétorique, d’une fiction permettant de décoder le réel et d’agir sur lui. Le designer, une génération plus tard, est à la fois plus modeste et plus ambitieux.

Il est plus modeste qu’elle, car le cœur de son anti-utopie, de son manifeste de jeux, d’événements multiples, de transformation et d’extension des espaces publics est de l’ordre de la perception. L’électronomade passe au prisme de ses désirs ou de ses besoins la réalité qu’il perçoit. Autrement dit : il vit une mutation du voir et du sentir, pilotée par ses soins, mais pas une mutation de sa chair pesante. Matsuda est à l’inverse plus ambitieux qu’Haraway, parce qu’il ne se contente pas d’un roman opérationnel, d’une fiction à même de changer le monde. Le codage, tel qu’il le met en scène dans ses films comme dans son texte, se concrétise via la danse des 0 et des 1 au cœur de notre vie réelle, même si elle ne signe que la préhistoire de notre devenir cyborg. Il s’inscrit dans une zone floue, une toute nouvelle couche de réalité ou d’e-réalité à l’intersection de l’intérieur et de l’extérieur de chacun, pleine d’informations, de décryptages, mais aussi potentiellement d’altérations de nos perceptions, donc de nous-mêmes, au-delà même de notre surface.

Déjà en 1985, Haraway affirmait :

Nos meilleures machines sont faites de soleil, toute légères et propres car elles ne sont que signaux, vagues électromagnétiques, sections du spectre. Elles sont éminemment portables, mobiles – un sujet d’immense douleur à Détroit et Singapour. Matériels et opaques, les gens sont loin de cette fluidité. Les cyborgs sont éther, quintessence. C’est justement leur ubiquité et leur invisibilité, qui font des cyborgs ces machines meurtrières. Difficiles à voir matériellement, ils échappent aussi au regard politique. Ils ont trait à la conscience – ou à sa simulation.

Vingt-cinq ans plus tard, c’est cette prémonition, cet éclair lumineux de la militante que Matsuda concrétise, mais de façon moins radicale voire plus ambiguë, car en prise directe avec l’exercice de son métier de designer et d’architecte. Donna Haraway frappe les esprits de ses lecteurs d’une vision de l’extérieur de leur monde, pour mieux les secouer avant qu’ils ne soient entièrement soumis à « l’informatique de la domination ». Elle en appelle à un détournement politique de ce biopouvoir à la puissance surmultipliée.

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Le jeune Keiichi Matsuda, qui vit entre Tokyo et Londres, ne peut se satisfaire d’un manifeste, aussi nécessaire soit-il. Car lui se trouve dans l’obligation de transiger avec son réel au quotidien. Il navigue à la fois au-dedans et au-dehors de cette informatique de la domination, elle-même très trouble. Il est tout autant acteur que critique de notre devenir cyborg. Face à l’absence de toute fin politique qu’incarne Arika Millikan et son implant Google, il met en scène les risques de l’éternelle manipulation par les marques et leurs logiques d’addiction, d’une vie « diminuée » et non « augmentée ». D’une manière forcément mutante et imprédictible, les songes scientifiques de Kline et Clynes d’il y a un demi-siècle et les rêves poético-politiques de Haraway il y a une génération prennent corps peu à peu. Matsuda en prend acte, et c’est pourquoi il tente de construire une « anti-utopie » post-situationniste, non seulement à penser mais à vivre hic & nunc par le CY-2010 et ses futurs modèles plus sophistiqués.

Machines humanoïdes ou corps mutants ?

Le manifeste « contre-nature » de Donna Haraway reste un point référence, plus impertinent que jamais à l’heure de la « réalité augmentée », de « l’Internet des objets », de la biogénétique, des nanotechnologies et des rêves de maîtrise scientiste qui les accompagnent. Sa clé réside dans l’incertitude même du devenir qu’il trace :

La politique du cyborg est la lutte pour le langage et la lutte contre la communication parfaite, contre le code unique qui traduit parfaitement chaque sens, dogme du phallocentrisme. C’est pourquoi la politique du cyborg insiste sur le bruit et préconise la pollution, jouissance des fusions illégitimes de l’être humain et de la machine (( Donna Haraway, op. cit., page 593 ))

Sur ce registre, les visions de techno-prophètes comme le roboticien Hans Moravec, contemporaines de son Manifeste cyborg, seraient son antithèse à l’inverse légitime : non pas la réinvention de la femme à partir d’un réencodage de ce que nous avons de plus fondamentalement humain, débarrassée du mythe du retour à l’origine, mais les retrouvailles de l’homme avec le Paradis perdu par la grâce de l’implant final ou, plus fou, du téléchargement de notre esprit dans la carcasse d’un robot, par exemple arborescent, à la « colossale intelligence », à la « coordination extraordinaire », à la « rapidité astronomique » et à « l’immense sensibilité à son environnement ». Soit un enjeu que Moravec résumait ainsi en 1988 :

Trouver un procédé qui permette de doter un individu de tous les avantages de la machine sans qu’il perde son identité personnelle. Beaucoup de gens ne vivent aujourd’hui que grâce à un arsenal croissant d’organes artificiels et autres pièces de rechange. Un jour, grâce en particulier aux progrès des techniques robotiques, ces pièces de rechange seront meilleures que les originaux. Alors, pourquoi ne pas tout remplacer – c’est-à-dire transplanter un cerveau humain dans un corps robotique à cet effet ? Cette solution nous libèrerait de l’essentiel de nos limitations physiques. Malheureusement, elle ne changerait rien à notre principal handicap, l’intelligence limitée du cerveau humain. Dans ce scénario, notre cerveau est transplanté hors du corps. Existe-t-il à l’inverse un moyen d’extirper notre esprit de notre cerveau ? ((Hans Moravec, Une vie après la vie (Odile jacob, 1992), pages 133-134. L’édition originale du livre a été publiée aux États-Unis chez Havard University Press sous le titre Mind Children : the Future of Robot and Human Intelligence en 1988))

Et le chercheur, très sérieusement, de répondre par la positive. Le Robocop en « downloading » du scientifique Moravec peut-il seulement être qualifié de cyborg ?

Omnipresence, 1993

Paradoxalement, en 1993, l’artiste ORLAN n’est-elle pas plus cyborg que lui quand elle engage son corps dans Omniprésence ? Lorsqu’elle joue littéralement sa peau pour une opération de chirurgie esthétique visant à transformer radicalement son visage par deux implants au niveau de ses tempes, elle clame et réclame son droit à une singularité absolue. Là où Moravec reste abstrait, idéologique, et ne met en jeu que sa réputation, elle transforme sa théorie en acte, au cœur du réel le plus tangible. Qu’on l’apprécie ou non, cette construction d’une réalité on ne peut plus charnelle creuse toute la différence. Aux dangereux délires du roboticien, de l’ordre de la pure spéculation sous sa carapace objectiviste, ORLAN répond par la subjectivité d’une monstrueuse beauté qu’elle met en forme devant le parterre de l’art et de la bonne société.

Eduardo Kac, Éloge de la singularité, 2002

« Ceci est mon corps…Ceci est mon logiciel… », raconte-t-elle au travers d’une autre de ses œuvres. Héritière de Donna Haraway, ORLAN est la Madone des Self-hybridations, selon le nom des mutations informatiques de son visage en multiples icônes précolombiennes, africaines et amérindiennes. Sur le registre du bio-art, que la Dame infiniment sculptée a effleuré récemment de son Manteau d’Arlequin, œuvre constituée d’un mariage de ses propres cellules avec celles d’animaux, il faudrait également citer Alba, lapine fluo car transgénique d’Eduardo Kac, qu’il a « commandée » et qu’il aurait lâchée au cœur du monde pour que chacun accepte sa réalité d’animal cyborg, si le labo ayant mené l’opération de transplantation d’un gène de méduse n’avait pas refusé l’indispensable mise en liberté de ce mutant.

Kac anticipe notre devenir cyborg selon sa facette la plus vitale : il érige en œuvres des organismes vivants qu’il transforme et manipule pour montrer – au sens propre – notre humanité future, composée d’êtres hybrides génétiquement ou électroniquement modifiés, mêlant les spécificités de l’homme, du végétal, de l’animal et de la machine.

Au risque de l’incompréhension voire du dérapage, ORLAN et Éduardo Kac choisissent leurs corps mutants contre les Super héros et les machines humanoïdes de « l’informatique de la domination ». Ils détournent à leurs propres fins les armes du pouvoir, et ainsi se mettent en danger. Ce qu’ils racontent, eux comme Keiichi Matsuda, c’est que l’hybridation, en elle-même, n’a pas la moindre valeur. Elle n’est qu’un procédé d’époque, qui se joue des ADN et des mariages des dieux et déesses du numérique. Il convient de s’en emparer, au-dedans comme surtout au-dehors des forces dominantes. L’enjeu est de ne pas laisser ce potentiel de l’hybridation tous azimuts entre les mains des instances de l’abrutissement généralisé. C’est ce que Keiichi Matsuda accomplit avec ses cités pour cyborgs de l’ère Internet, et ce qu’ont parfois réussi en pionniers ORLAN et Éduardo Kac.

Inscrivant leur devenir cyborg au présent, mettant en actes leur fiction de l’à-venir au-delà des mots, ils tissent une histoire vécue que peuvent s’approprier les gosses de l’ère du tout numérique et de la biogénétique. Pour qu’à leur tour, ils hybrident leur monde et pourquoi pas leur être, en toute singularité.


Retrouvez la première partie sur OWNI.

Illustrations: CC FLickR Derrick T., © Orlan, © Eduardo Kac


Article initialement publié dans le numéro 44 de la revue Multitudes, dans le cadre d’un dossier intitulé Hybrid’Actions

Également disponible sur le Cairn

Image de Une par Marion Kotlarski

Retrouvez les autres articles de notre dossier Cyborg:

- la première partie de “Nous sommes tous des Cyborgs”
- Quelle sorte de cyborg vous-voulez être, par Xavier Delaporte
- l’entretien avec Ariel Kyrou autour de son ouvrage Google God.

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http://owni.fr/2011/06/03/nous-sommes-tous-des-cyborgs-22/feed/ 8
Nous sommes tous des cyborgs [1/2] http://owni.fr/2011/06/03/nous-sommes-tous-des-cyborgs-12/ http://owni.fr/2011/06/03/nous-sommes-tous-des-cyborgs-12/#comments Fri, 03 Jun 2011 14:55:11 +0000 Ariel Kyrou http://owni.fr/?p=65934 En cinquante ans, de 1960 à 2010, l’utopie cyborg est devenue une vérité paradoxale de notre planète connectée. Son idéal d’hybridation de l’homme et de la machine s’incarne désormais dans le chevauchement permanent du réel et du virtuel comme dans la confusion de nos mondes intérieurs et extérieurs à la faveur du tout Internet et des promesses manipulatoires de la biogénétique. Hier figure purement spéculative, aujourd’hui fiction en actes, notre devenir cyborg se concrétise à des années lumières de la surface chromée des Robocop et autres Terminator de notre imaginaire collectif.

1960 – 1985 – 2010 : les trois premiers âges du cyborg

1960. Les Dupont et Dupond de la recherche américaine, Kline et Clynes, inventent le terme cyborg dans un article pour une revue scientifique : Astronautics. Plutôt que de tenter de répliquer, via la tenue du cosmonaute, notre environnement naturel, en l’occurrence l’atmosphère terrestre, ou bien de construire demain des bulles habitables au cœur de l’espace, ils défendent l’idée de transformer l’homme. De lui offrir de nouvelles capacités pour qu’il vive tout « naturellement » demain dans les univers extraterrestres aussi facilement qu’une daurade dans l’océan. Enfant de l’ère des drogues comme méthode rationnelle de mutation, de la guerre froide et de la course à l’exploration spatiale, le cyborg est donc moins l’équivalent des Cybermen de la série Dr Who (robots dont il ne subsiste de leur origine humanoïde qu’un cerveau dépourvu d’émotion), qu’un être humain de chair, de sang et d’os, augmenté par la science et la technologie.

1985. Une génération après Kline et Clynes, Donna Haraway publie son Manifeste Cyborg, texte cultissime sous-titré « Science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle ». Le cyborg, « organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant », devient sous sa plume corrosive une création sociale et politique. Sculpture de soi par la grâce des bistouris de la technologie, il prend la figure d’une femme assumant son devenir monstre aux yeux de la société dominante, d’une créature fabriquée en un bel éclat de rire féministe, jubilant d’avoir décidé de perdre toute référence à la mère Nature ou au Paradis perdu. Ce cyborg-là est lui aussi un « post-humain » avant la lettre, être de rupture, construit selon les règles de l’utopie créatrice. Sauf que le cyborg de la cyberféministe a troqué l’objectivité de la science contre la subjectivité d’une poésie politique qui s’assume comme fiction pour mieux décoder puis changer notre rapport au monde et la société qui en est le fruit.

2010. Vingt-cinq ans plus tard, soit une génération de plus, un jeune designer, architecte et réalisateur de films, Keiichi Matsuda, conçoit « 10 règles des cités pour cyborgs ». Et là, pour la première fois, tandis que l’Internet devient le nouvel air de nos métropoles qui se muent en technopoles, l’on se dit : le cyborg n’est plus seulement un être utopique. Non qu’il ait perdu sa dimension fantasmatique, sa qualité d’incarnation d’un désir scientifique ou politique de fabrication de soi au-delà des codes de la morale, de la religion ou simplement des contraintes admises de notre corps. Mais, à lire le plaidoyer ou les interviews de Matsuda et de personnages qui ont grandi comme lui avec les jeux vidéo, le mobile et la toile, on se rend compte à quel point le nouvel Eldorado numérique, ses rêves en actes de réalité augmentée ou d’Internet des objets concrétisent la silhouette de ce cyborg. Qu’il s’agisse du mutant rationnel des deux chercheurs de 1960 ou de l’hybride vital et diabolique de Donna Haraway en 1985. Car Keiichi Matsuda et ses pairs du Net parlent au présent, et non au futur prophétique, de cet organisme cybernétique qui devient peu à peu le nôtre, de leur hybride à eux, fait de réel et de virtuel, de machine et de vivant.

« Je veux mon implant Google maintenant ! »

Arika Millikan est journaliste au magazine américain Wired, temple païen de notre monde connecté. À la toute fin de la décennie qui vient de s’achever, dans le cadre d’un blog proposant « 50 posts à propos des cyborgs » pour le cinquantième anniversaire de l’homme augmenté tel qu’imaginé en totale logique par Kline et Clynes, elle a écrit un texte dont le titre semble un poème à la gloire de notre post-humanité : « Je suis un cyborg et je veux dès maintenant mon implant Google ». Elle s’y met d’abord en scène dans une conférence sur le thème de ce que pourrait être Google en 2020. La voilà qui dialogue avec Hal Varian, « Chief Economist » au sein de la firme de Mountain View :

Hal : Aujourd’hui, vous associez Google à votre ordinateur, bien sûr. Mais aussi désormais à tout ce que vous pouvez faire avec Google sur votre mobile, c’est l’étape suivante. Et je crois – certains riront peut-être –, je pense qu’il y aura un jour un implant. Ce ne sera pas nécessairement un implant Google, mais plus largement un implant dédié au Web, vous permettant d’accéder à Internet par la simple pensée.
Arikia : Prévenez-moi dès qu’il sera prêt.
Hal : Vous voulez votre implant ?
Arikia : Je le veux tout de suite (rires).

Puis la discussion rebondit avec le ponte de Google au prénom prédestiné – Hal, merveilleux clin d’œil à l’ordinateur de 2001 L’Odyssée de l’espace, le film de Stanley Kubrick. Personne, du côté de la compagnie californienne, ne travaille effectivement sur le projet d’un implant, avec gros budget à la clef. Mais il y a des équipes, en revanche, qui phosphorent sur le principe d’une connexion permanente au réseau devant permettre aux données de s’inscrire sur le ou les verres de lunettes. L’implant, chez Google, on ne le fabrique pas encore, mais on y pense sans cesse. Et de fait, cette puce qui s’enficherait pas loin de notre ciboulot pour que la connexion devienne un sixième sens, est une évidence pour Arikia :

« J’ai eu mon premier ordinateur et ma première connexion Internet à huit ans, en 1994, explique-t-elle dans son article, mon esprit s’est construit et a appris à naviguer d’un même élan dans le monde physique et le monde en ligne (…).

Considérant la façon dont Internet a littéralement façonné mon cerveau, je pourrais d’ores et déjà me considérer comme un cyborg.

Et d’enfoncer le clou (virtuel) : « Aujourd’hui, je suis connectée en permanence au Web. Les rares exceptions à la règle me causent une anxiété atroce. Je travaille en ligne. Je joue en ligne. Je fais l’amour en ligne. Je dors avec mon smartphone au pied de mon lit, m’extirpant régulièrement de mon sommeil pour checker mes mails (j’appelle ça parfois le « dreamailing »). Mais je ne suis pas assez connectée. Je crève d’envie d’une existence où les batteries ne s’éteindraient jamais, avec des connexions sans fil qui jamais ne nous lâcheraient et où le temps entre poser une question et en obtenir la réponse serait proche de zéro. Si je pouvais être branchée sur le net 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, je le ferais et je pense que beaucoup de mes pairs internautes feraient de même… Alors, Hal, s’il te plaît, dépêche-toi avec ton implant Google, car nous sommes terriblement impatients. »

L’électronomade est un cyborg préhistorique

Le designer Keiichi Matsuda est de la même génération que la journaliste Arika Millikan. Pour lui comme pour elle, il n’y a pas débat quant au devenir cyborg de l’électronomade d’aujourd’hui, pour lequel la connexion continue au Web est comme une seconde « nature ».

Détail fort signifiant des deux vidéos de prospective qu’il a publiées sur YouTube en 2010 : c’est, sans smartphone ni casque de réalité augmentée, que les personnages de Domestic Robocop et d’Augmented City 3D naviguent dans une avalanche de signes, d’icônes, de boutons, de graphiques et de symboles numériques, qui seront notre nouvelle atmosphère, apparaissant à notre demande devant nos yeux au rythme de nos tribulations au cœur de l’environnement urbain.

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L’imaginaire qui s’esquisse ici est celui du cyborg de Kline et Clynes, en ce sens que les êtres humains qui évoluent dans Domestic Robocop et Augmented City 3D exercent d’étranges pouvoirs dans la cuisine ou la bibliothèque, la rue ou les transports en commun, sans pour autant porter d’armure techno, du moins en apparence. Autrement dit : les outils de « l’augmentation » de l’homme et de la femme ne sont pas perceptibles aux observateurs que nous sommes. En revanche, force est de constater deux nuances. La première, c’est l’identité de l’univers à découvrir, à explorer : il ne s’agit pas du paysage totalement inconnu de quelque galaxie lointaine, mais un monde urbain qui, a priori, nous serait plutôt familier, du moins dans son essence. La seconde différence tient à la qualité de la technique induite par le devenir cyborg : ni radiation savamment choisie ni capsules de drogues à ingurgiter régulièrement pour transformer peu à peu l’organisme, mais simples adjuvants numériques, pustules mécaniques branchées sur les paradis du Net, qui, à voir les deux films, s’ajouteraient de façon invisible ou presque à notre personne. Il y a là comme un hommage post mortem au pape du LSD et gourou psychédélique Timothy Leary, pour lequel les magies du nouveau monde numérique et leur capacité à altérer nos perceptions pourraient remplacer la sorcellerie des psychotropes « naturels » ou biochimiques.

De fait, en 2011, ce sont des appareils on ne peut plus visibles, Netbooks, tablettes tactiles et autres rutilants smartphones qui deviennent les extensions numériques de notre système nerveux. Mais ces terminaux et leurs interfaces appartiennent à l’âge préhistorique de notre hybridation de chair et de technologie, appelée à prendre une toute autre dimension lorsque Internet sera pour nous aussi « naturel » et accessible, de partout et tout le temps, que l’électricité.

L’étape d’après pourrait être ce prototype de lunettes de réalité augmentée mis au point par des ingénieurs japonais, le StarkHUD 2020, qui ressemble aux « lunettes en verres miroirs » de la littérature cyberpunk de la deuxième partie des années 1980. Ou des dispositifs comme le AR Walker du géant de la téléphonie nippone NTT Docomo, lui aussi à l’état de prototype : ne pesant qu’une dizaine de grammes, il se fixe sur n’importe quel type de monture. Une fois la mécanique lilliputienne activée, les informations s’affichent sur le verre droit des lunettes, évitant à l’utilisateur de regarder l’écran de son smartphone. Car ce smartphone, muni d’un navigateur GPS pour la géolocalisation et branché sur le net, est en quelque sorte le cerveau de l’AR Walker.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

D’autres, enfin, travaillent à des systèmes de projection laser directement sur la rétine de l’œil.

Quoi qu’il en soit de ces relais technologiques potentiels de l’immédiat à venir, l’horizon de la réalité augmentée et de cet Internet « everyware » qui en est le langage, semble sans équivoque celui qu’esquisse Keiichi Matsuda dans ses vidéos : toujours plus proche de la relation directe au cerveau de l’être humain, à la façon des « périphériques d’apprentissage électronique intégrés » (ou « papies ») et des « modules mimétiques enfichables » (ou « mamies ») de l’écrivain cyberpunk George Alec Effinger dans Gravité à la manque.

La “réalité augmentée” court-circuite notre peur du Golem

Le terme de « réalité augmentée » mérite qu’on s’y arrête. Se niche en son euphémisme comme une astuce de l’évolution techno-humaine. L’expression se concentre en effet sur l’augmentation non de l’homme mais de sa réalité – comme si notre réalité gangrenée de fictions pouvait être objective et comme si l’on pouvait agir sur notre environnement proche sans pour autant transformer notre être ! Opérant un focus sur le caractère extérieur de la mutation, cette expression de « réalité augmentée » court-circuite notre peur du Golem ou surtout du monstre du docteur Frankenstein, héritage séculaire de notre imaginaire judéo-chrétien.

Dans nos civilisations occidentales, la transformation de l’homme par l’homme, voire la fabrication du vivant sans besoin de Dieu, qui ferait donc de nous l’égal de la divinité créatrice, restent de l’ordre du tabou ou du moins de l’indicible. De l’inavouable. Prendre le scalpel pour nous « améliorer » n’est acceptable, selon les règles de notre ordre moral, qu’à des fins médicales : faute de mieux, pour sauver des vies… Dès lors, c’est en maquillant par le langage la vérité post-humaine du cyborg que des termes comme « réalité augmentée » voire « Internet des objets » la rendent acceptable, et permettent à l’humain de se sculpter lui-même et d’enrichir son être de prothèses machiniques sans la moindre justification humanitaire.

D’ailleurs les Japonais, à l’inverse des populations d’origine européenne, n’ont guère besoin de l’excuse médicale ou de l’artifice édulcorant des mots pour explorer à satiété les multiples avatars de l’augmentation de l’homme par la machine et les manipulations de la science. Leur culture, en effet, ne pose aucune différence de nature mais juste de degrés entre la pierre de silicium, la fleur, le robot et Superman, autrement dit entre la matière inerte, le végétal, l’animal et l’humanoïde plus ou moins sophistiqué. D’où la facilité avec laquelle un Keiichi Matsuda imagine les dix règles de son utopie réaliste de la cité pour les cyborgs que nous sommes, notre expérience quotidienne s’enrichissant dorénavant des multiples signes de nos réalités construites et médiatisées par la technologie. Car l’essence de cette hybridation dont nous sommes les cobayes consentants ne se joue ni purement et simplement dans le sens d’une réalité augmentée qui laisserait l’homme inchangé, ni dans celui d’un homme augmenté sans que son environnement ne soit transformé, mais à la fois dans l’un et l’autre sens, avec en perspective l’invisibilité, la transparence totale de l’appareillage artificiel associé à notre corps, que ce soit via des nanopuces RIFD9 sous la peau ou des modules à enficher près du cerveau.

Lire la suite de cet article.


Article initialement publié dans le numéro 44 de la revue Multitudes, dans le cadre d’un dossier intitulé Hybrid’Actions

Également disponible sur le Cairn

Image de Une par Marion Kotlarski

Retrouvez les autres articles de notre dossier Cyborg:

- la deuxième partie de Nous sommes tous des Cyborgs
- Quelle sorte de cyborg vous-voulez être, par Xavier Delaporte
- l’entretien avec Ariel Kyrou autour de son ouvrage Google God.


]]> http://owni.fr/2011/06/03/nous-sommes-tous-des-cyborgs-12/feed/ 14 La mutation androïde de Google (1/2) http://owni.fr/2010/07/05/la-mutation-androide-de-google-12/ http://owni.fr/2010/07/05/la-mutation-androide-de-google-12/#comments Mon, 05 Jul 2010 15:40:19 +0000 Ariel Kyrou http://owni.fr/?p=8197 Cette analyse, initialement publiée sur Multitudes (et dans le numéro du mois de juin 2009), de l’imaginaire qui sous-tend les actions de Google, et de ses possibles, reste tout à fait pertinente.  Nous avons choisi de mettre à nouveau cet article en avant, à nouveau en deux fois, pour vous laisser le temps de le savourer.

Titre original :

La mutation androïde de Google :

radiographie d’un imaginaire en actes

En juin 2009 s’ouvre à Sunnyvale, dans la Silicon Valley, le premier programme universitaire officiellement sponsorisé par Google : la « Singularity University ». Le sésame de ces neuf semaines d’intense et d’inédite cogitation multidisciplinaire, se tenant comme un symbole à deux pas du Googleplex de Mountain View, est le concept futuriste de « singularité », inventé par l’un des plus fameux ingénieurs et techno-prophètes de ce qu’on appelle le « transhumanisme » : Ray Kurzweil. Le dogme à partir duquel l’auteur du livre Humanité 2.0 a élaboré cette théorie a de quoi donner le vertige, à qui connaît l’ambition de Google, répétée tel un mantra, d’organiser toute l’information de l’univers [1], de devenir le relais universel de notre quête de données, et ce quels qu’en soient nos supports numériques.

Son hypothèse de départ est que l’essence de la vie tient moins au carbone, à l’oxygène ou à l’eau qu’aux modes d’organisation les plus sophistiqués de la matière. Autrement dit : de l’ADN aux protéines, de l’amibe aux robots humanoïdes, qu’il nous annonce pour un futur proche, la vie repose uniquement sur l’information. Google se veut donc le premier convoyeur de ce qu’il tient comme le carburant vital de l’humanité : l’information.

Et pour cause : cette information aux airs de divinité athée aurait trouvé dans le langage numérique sa forme idéale, et surtout la plus opérationnelle, afin de nous permettre d’accomplir notre destinée « post-humaine ». D’après Ray Kurzweil, en effet, « chaque forme de connaissance humaine ou d’expression artistique peut être exprimée comme une information digitale ». Mieux : l’intelligence elle-même ne serait que du calcul. De la manipulation de données. Jusqu’aux procédés (analogiques) des hormones et neurotransmetteurs du cerveau qui peuvent, selon le gourou de la « Singularity University » financée par Google, être simulés en mode binaire par de simples algorithmes [2], tel le PageRank du moteur de recherche.

Car c’est bien là, dans ce réductionnisme propice aux ambitions les plus démiurgiques, que s’agite l’imaginaire conscient ou inconscient de la firme de Mountain View.

De la technique, des usages et de l’imaginaire de Google

Au-delà de l’étude de sa gestion interne et de ses mécanismes de profit, l’un des modes d’analyse les plus intéressants du discours et de la culture d’une entreprise surtout digitale, est de la situer au cœur d’un triangle dynamique dont les trois sommets sont sa technique, les usages de ses productions et son imaginaire.

Google présente sa technologie comme « neutre » et « démocratique », en un mariage très américain de bonne foi et de propagande. Ses robots de « Crawling » mettent un mois à parcourir les zones les plus peuplées des océans du Web. Le plus célèbre de ses logiciels, PageRank, est décrit par ses sbires comme « un champion de la démocratie », puisqu’il livre ses résultats non seulement selon les occurrences des mots de toute requête, mais en tenant compte du nombre de liens qui pointent sur chaque page et de la réputation des sites d’où partent ces liens.

Du point de vue des usages, là encore, le discours de Google se veut très modeste, ou du moins généreux, car au service de chacun. Comme l’affirme l’un des deux fondateurs de la société, Larry Page, si « la stratégie du portail, c’est d’essayer d’être propriétaire de toute l’information, nous sommes quant à nous heureux de vous envoyer sur d’autres sites. En fait, c’est là le but » [3].

Dont acte. Google ne cherche pas à arraisonner puis à posséder ses clients, mais à être l’outil naturel et presque invisible de leurs usages quotidiens. Sauf que sur la publicité, qui est quasiment sa seule source de profit, le discours de Google tend à gommer voire à « civiliser » le puissant appétit des marques. Or ces marques, dont il est désormais le cavalier blanc sur l’immense échiquier du Net, sont les instruments d’actualisation de son imaginaire autant sinon plus qu’un service rendu aux internautes. Google, pour elles, est comme un évangélisateur du Net… Et de la singularité à venir. Il est le grand prêtre d’une religion de l’information, et se donne pour mission de les convaincre de suivre sa croisade numérique.

Chaque jour, plus contextuelle, fine et personnalisée, la publicité se mue ou plutôt se travestit dès lors en information, même lorsqu’elle reste séparée des réponses aux requêtes sur l’écran du moteur de recherche. Elle se transforme peu à peu en berceuse, douce chanson de notre bien-être collectif et individuel. Et elle donne ou donnera ainsi à Google les moyens d’actualiser ses fantasmes de maîtrise de notre nouveau monde informationnel.

Car, sur ce registre, Google ne fait pas exception : comme toute multinationale, il n’avoue guère sa soif de domination, d’ailleurs essentielle à la confiance de ses actionnaires. Mieux vaut, pour ne point choquer ses ouailles, c’est-à-dire les internautes, s’habiller de la soutane du moine protestant, que de l’uniforme vengeur et des superpouvoirs de Superman, cet être venu de la planète Krypton qui sied pourtant bien mieux à son imaginaire.

De fait, l’imaginaire de Google, tel qu’il se révèle au travers de la singularité dont il porte la première université, navigue à des années lumières de tendres intentions ou même d’un usage qui se veut a priori sans contraintes. Et, pas seulement à cause de la publicité toujours plus finaude et adaptée à l’esprit d’Internet. Chez Google, cet imaginaire dantesque, et à peine masqué, se situe au sommet de mon triangle d’analyse, le tirant très loin vers le ciel. Autrement dit : si l’on place la technique et les usages sur la base de mon triangle, celui-ci s’en trouve totalement déséquilibré. Assez proches en théorie l’un de l’autre, la technique et les usages de Google forment une petite base. Car la technologie de l’entreprise se veut, à entendre son discours, réaliste et opérationnelle, à portée de main des internautes selon les oukases dudit Web 2.0.

L’extrémité imaginaire de mon triangle, bien au contraire, s’avère démesurément haute, à l’échelle de l’ambition hallucinante que révèlent à la fois le credo du « bon géant », les interviews fort singulières de ses deux fondateurs et sa proximité sans ambages avec les techno-prophètes du transhumanisme. Bref, la distance entre les usages des internautes et l’imaginaire de Google semble gigantesque à la lueur de ce décryptage, tout comme celle entre sa technique et ce même imaginaire. Cette distorsion est-elle la conséquence d’une croissance trop rapide ? Du hiatus entre le discours affiché et l’ambition de Google, pour les marques autant que pour la planète et son devenir « singulier » ? Mon triangle théorique, qui n’est qu’un outil d’analyse, en devient si distordu qu’il se transforme en une immense (et dangereuse ?) flèche pointant vers le firmament…

Là où Google se présente comme une compagnie cohérente, citoyenne, modeste et responsable car au service de la recherche d’information de tous, elle m’apparaît en réalité comme un mutant high-tech de l’ère de l’information, perforant (sans le savoir ?) le monde d’une sorte de lance virtuelle, plus fine et aiguisée qu’un avion furtif.

La « singularité » ou l’imaginaire démiurgique de Google

Selon le concept de singularité, pour revenir à l’étude de cette pièce majeure de la culture plus ou moins consciente de Google, « ce ne sont pas les ordinateurs qui sont en train de prendre le pouvoir sur les hommes, mais les humains qui sont de plus en plus enclins à devenir comme des machines pensantes » [4]. Mais attention : comme l’explique le philosophe Jean-Michel Besnier dans son livre Demain les posthumains, cette évolution-là n’est pas vécue comme une mauvaise nouvelle par ces gourous que sont Ray Kurzweil, le pionnier du voyage dans l’espace Peter Diamandis ou Vint Cerf, l’un des pères du Word Wide Web qui a annoncé qu’il participerait à la « Singularity University » de l’été 2009.

De fait, la singularité incarne pour ses partisans l’Intelligence à venir, toute de calcul numérique. Et, pour peu qu’on veuille suivre ces brillants cerveaux, cette intelligence pourrait permettre à l’homme de se débarrasser d’ici à une ou deux générations de son enveloppe corporelle, si limitée, au bénéfice d’un corps intégralement machinique ou presque, forcément plus efficient en terme de traitement de l’information.

Histoire de citer l’une des prophéties de Ray Kurzweil (que tous les ingénieurs de la Silicon Valley ne prennent peut-être pas au sérieux, mais qui les fait rêver de lendemains qui chantent en numérique), il nous suffira, pour échapper à l’obsolescence de nos trop humaines artères, d’« uploader » notre cerveau dans une rutilante carcasse de robot

Aussi surprenantes qu’elles puissent paraître aux yeux de la majorité des chercheurs européens, ces anticipations aux airs de rêve ou de cauchemar scientiste viennent de loin. Elles correspondent à l’hypothèse forte de l’intelligence artificielle, soit l’idée qu’il n’y aurait pas de différence de nature entre une « vraie » conscience et une machine simulant une conscience. L’intelligence artificielle, IA de son petit nom, est née officiellement à l’été 1956, lors de conférences pluridisciplinaires sur le campus du Dartmouth Collège dans le New Hampshire, au nord-est des Etats-Unis. Certains, d’ailleurs, datent de ce symposium la naissance des sciences cognitives, au territoire qui est lui-même un « remix » des neurosciences, de la psychologie, de la linguistique, de l’anthropologie et de la science informatique sous le patronage plus ou moins avéré de l’intelligence artificielle. Il y a, c’est une évidence, comme un air de famille entre ces journées de l’été 1956 où se sont croisés Noam Chomsky et Marvin Minsky, et la « Singularity University » de l’été 2009. Plus d’un demi-siècle plus tard, le must des étudiants, scientifiques, penseurs, ingénieurs et futurologues américains orchestreront cette fois le mariage, plus transdisciplinaire encore, des sciences de l’information, des sciences cognitives, des nanotechnologies, des biotechnologies (carré miracle autrement appelé « NBIC » pour Nano, Bio, Info et Cognition), mais aussi du droit ou de la médecine la plus high-tech.

Avec un enjeu tout sauf diabolique selon le credo de Google, mais à peine moins démesuré que la fabrication d’une conscience artificielle : « combler le fossé entre la compréhension et l’application » des technologies les plus en pointe de notre temps, et trouver ainsi des « solutions à la crise énergétique, à la pauvreté, à la faim ou encore aux pandémies » [5].

Bienvenue dans l’ère post-PC

Le développement de Google a dépassé depuis bien longtemps la perspective des seuls PC de la planète connectée. Sans ambiguïté aucune, l’horizon de Google est celui de l’Internet « everyware ». Soit un mot-valise (« everywhere + hardware / software ») inventé par Adam Greenfield, qui se définit comme un architecte de l’information, afin de caractériser l’ère de l’informatique ubiquitaire, partout présente car n’ayant plus besoin d’ordinateurs [6].

Dans ce monde, qui devient peu à peu le nôtre, tous les objets, lieux et corps constituent les composants d’une technologie devenue invisible. Imaginez. Le caddie de supermarché, la porte du bureau, la table du salon, le fauteuil du train, l’automobile, l’atelier, la borne Vélib’, l’enseigne de la boîte de nuit, la salle de classe, le dentier du grand-père ; le plus insignifiant instrument de cuisine se transforme en outils « intelligents ». Ils communiquent entre eux ou avec nous par la grâce d’un Internet « pervasif », omniprésent au quotidien dans un bain d’intelligence ambiante comme aujourd’hui l’électricité est accessible de partout dans notre vie sans même que nous y pensions. Les puces, pour nous faire atteindre ce nirvana de l’invisibilité et de l’ubiquité technologique, s’extirpent de leurs boîtiers. Les capteurs d’informations se nichent dans les plus infimes recoins, du panneau publicitaire au réfrigérateur, de la table du restaurant au col de chemise, du collier du chien à la peau de notre dos ou de notre bras. Et les nanopuces RFID (Radio Frequency IDentification), de reconnaissance vocale ou biométriques, d’identifier les personnes, les gestes, les objets, etc., le tout pour notre confort et de notre plein gré, bien évidemment.

Cet univers « post-PC », où les technologies du numérique s’immiscent dans le moindre de nos gestes quotidiens, se construit ici et maintenant. Et Google est l’un des acteurs majeurs de cette lente et discrète révolution, qui aiguise les féroces appétits des acteurs de la planète numérique, Internet se dissolvant dans un monde intégralement connecté.

En 2007 et 2008, dans le monde des télécoms, une rumeur courait comme quoi se concevait dans l’ombre de Mountain View un « Google Phone ». L’ogre souriant a été plus malin. Il a créé un « Operating System », non pas fermé comme le Mac OS d’Apple ou le Windows de Microsoft, mais « ouvert », et potentiellement adaptable à une ribambelle d’appareils et autres futures prothèses techniques de l’humanité. Fidèle en cela à la philosophie économique fort innovante de la compagnie [7], cet OS est proposé en open-source, donc sans exclusivité, à tous les fabricants de terminaux mobiles et leurs développeurs, afin qu’ils magouillent eux-mêmes leurs propres produits à partir du socle des services du moteur de recherche. Son nom, ce n’est pas tout à fait un hasard, est Android. Soit, pour l’anecdote, le patronyme de la start-up spécialisée dans le développement de logiciels pour terminaux mobiles que Google a racheté en août 2005, comme il s’est offert, avec mille fois moins de discrétion et pour une somme toute autre, le site de partage de vidéos YouTube en octobre 2006. Ou comme un bruit persistant veut qu’il tente aujourd’hui de se payer Twitter, nouvelle coqueluche du « micro-blogging » : des micro-messages de 140 caractères, circulant par tous les types de terminaux en rafales de témoignage en temps dit réel, et que s’envoient déjà, de par le monde, des millions et sans doute bientôt des dizaines de millions d’utilisateurs [8] …

> Article initialement publié sur Multitudes

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Crédits Photo CC Flickr : Ruth HB.

Re-daté pour raisons techniques, cet article a été originellement publié le 15 février 2010.

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La mutation androïde de Google (2/2) http://owni.fr/2010/07/05/la-mutation-androide-de-google-22/ http://owni.fr/2010/07/05/la-mutation-androide-de-google-22/#comments Mon, 05 Jul 2010 15:30:33 +0000 Ariel Kyrou http://owni.fr/?p=8219 Retrouvez ici la première partie de cet article

Titre original :

La mutation androïde de Google :

radiographie d’un imaginaire en actes

Le renard de Mountain View dans le poulailler des télécoms

« Le premier milliard d’internautes est arrivé par le PC, le deuxième arrivera par le mobile », clame Emmanuelle Flahaut, porte-parole de Google en France, dans un dossier autour du « Google Phone » qui a fait la Une (dithyrambique) du mensuel SVM en avril 2009 [9].

Gageons qu’elle ou surtout ses grands manitous américains rajouteraient sans ambages que le troisième milliard viendra de l’informatique ubiquitaire, de cet Internet « everyware » dont ils se veulent le premier relais. Sur ce territoire en devenir, Google mène une stratégie diablement intelligente : il abandonne la main sur les appareils eux-mêmes pour mieux en fournir l’inévitable matière première logicielle, « librement » offerte aux développeurs des marques candidates.

En amont, alors même qu’apparaissent les premiers mobiles connectés au Net, il devient le moteur par défaut d’un maximum d’opérateurs dans le monde (en concurrence avec Yahoo). Puis, magnifique trouvaille, il crée une « Open Handset Alliance ». Sous le noble prétexte d’une alliance stratégique pour les terminaux en open-source, l’angélique Golgoth fait ainsi porter la puissance de ses services par quelques-uns des acteurs déterminants du capitalisme informationnel, tendance télécommunications.

Parmi les membres du collectif « googlisé », citons Qualcomm, grand maître des puces et concurrent d’Intel, Vodafone, premier opérateur mondial en chiffre d’affaires ou encore le monstre asiatique China Mobile, qui dépassera les 450 millions d’abonnés à la téléphonie mobile en 2009.

Plus fort : à l’exception de Nokia, dont l’OS (Symbian) reste le leader dans cet univers du mobile, tous les fabricants majeurs rejoignent l’alliance de l’incontournable méduse de la recherche sur Internet. Les candidats au baiser sont HTC (qui sort les premiers Google Phones, HTC Dream et HTC Magic), LG, Samsung, Sony Ericsson ou encore Motorola.

Et puis, ô surprise, des acteurs du PC tels HP ou Asus se mêlent à la « libre » danse du sorcier Google, avec en perspective, et dès 2009 là encore, de premiers « Netbooks » (PC portables plus petits et légers que les « laptops » désormais classiques) embarquant l’OS Android. Ce n’est rien, semble dire avec le sourire l’aimable Google à ses amis les cadors des télécoms : il s’agit juste de mon « operating system », que j’offre à la sagacité de vos développeurs, et à l’occasion de mes services, que je vous invite à utiliser tous sans bourse délier.

Il convient de mesurer ici le sens et l’impact de l’offensive Android. Dans le monde de la téléphonie mobile, dont le leader est Nokia côté fabricants et Operating systems, la firme de Mountain View est un nouveau challenger. Premier avantage : elle n’y est pas alourdie par les accusations de domination qui la plombe dans le royaume de l’Internet sur PC et de ses moteurs de recherche. Deuxième avantage : face aux équipementiers et aux opérateurs, ces nouveaux riches, elle y défend un modèle économique plus collaboratif, en phase avec l’esprit (« libertaire » ou « libertarien » ?) d’Internet, modèle bien plus populaire chez les internautes que ceux de ces acteurs plus classiques.

Autrement dit : au contraire d’Apple qui l’a devancé avec son « unique » iPhone, les multiples Google Phones qui se lancent ou se préparent sous de multiples marques dans le monde introduisent l’économie du gratuit et de la contribution dans un univers industriel plutôt mal perçu par l’opinion, car jaloux de ses verrous et autres chasses gardées…

Google réussit ainsi un tour de force. Côté pile, il se positionne tel un « outsider », contre ces acteurs d’une économie dépassée sur le champ de bataille de l’Internet « post-PC ». Côté face, grâce à son Open Handset Alliance, Google embrasse ces mêmes industriels, qui espèrent garantir leurs profits dans un monde tout connecté grâce à lui, et s’assure par là même une place au soleil dans les cinq ou dix prochaines années…

Mieux que n’importe quel acteur des télécoms, Google enclenche ainsi la mécanique du tout Internet partout et sans frontières : via le mobile, il commence à envahir l’ensemble des supports potentiels de l’Internet d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Il n’hésitera pas, s’il le faut, à intégrer demain la console de jeu, la porte d’entrée des bureaux ou le grille-pain de l’âge de « l’intelligence ambiante ». Et ce, avec d’autant plus de facilité que son cahier des charges est effectivement mille fois plus souple et « ouvert » que ceux de Microsoft avec Windows Mobile, de Nokia avec Symbian ou d’Apple avec son Mac OS.

C’est là qu’il marque des points. Et très vite. Comme l’explique sa porte-parole, Google n’exige qu’une chose des fabricants et opérateurs utilisant l’OS Android : « que toute application grand public puisse être offerte aux utilisateurs, même si elle entre en concurrence avec un service de Google, ou avec celui d’un opérateur »… Or comme la plus « grand public » des applications est un moteur de recherche nommé Google, la cause est entendue : à supposer qu’ils en aient la possibilité, aucun des « amis » de l’Open Handset Alliance risquerait de ne pas proposer à ses clients un moteur de recherche détenant plus de 90 % de parts de son marché en France, et à peine moins ailleurs dans le monde. De toute façon, la création d’un compte Google est nécessaire pour accéder depuis son gadget mobile à tous les services de la maison californienne.

Résultat : se faisant le généreux vecteur de l’information selon les vœux de tous les internautes, Google impose (discrètement) son omniprésence.

Ainsi en va-t-il de la liberté selon Google : chacun fait (vraiment) ce qui lui plaît, mais en n’oubliant pas d’embarquer sur son mobile, quelle qu’en soit la marque, ou demain sur son corps plus ou moins « cyborgisé », la panoplie des services Android qui ne veulent que notre bien : Google Search (par défaut sur le navigateur évidemment), Gmail, Google Maps, Google Talk, Google Calendar,  Google Sync (pour la synchronisation entre PC et mobile), la boutique d’applications Android, YouTube, depuis peu Google Street View, bientôt Google Latitude (pour se repérer entre amis sur une carte) et tout ce qui ne manquera pas de suivre [10]…

Et si Google, en 2038, s’incarnait dans un androïde ?

Pour l’un des blogs d’aficionados du moteur de recherche, l’un des deux fondateurs de Google, Larry Page, a joué le jeu d’une interview futuriste [11]. Les perspectives qu’il y dessine non sans humour sont pour le moins « singulières » : elles s’agitent dans le droit-fil des prophéties de Ray Kurzweil, au cœur d’un monde « post-PC » aux airs de « cartoon » hollywoodien. Après un délire de pur style « transhumain » sur la capacité à maîtriser la météo de la région du Googleplex, le dialogue dérive sur la question des droits du robot, ou plutôt de la « personne robotique » (elle préfère qu’on l’appelle ainsi, voyez-vous).

Soit une science-fiction enfin réalisée se situant entre les mécaniques soucieuses du Cycle des robots d’Isaac Asimov et les interrogations métaphysiques de Philip K. Dick sur les androïdes et leur infini désir d’humanité. Puis apparaît un personnage central : l’agent personnel d’information ou API, remarquable émanation de l’intelligence artificielle de Google. L’API est au service de chacun et de tous, au-delà de tout support technique : PC, mobile, console de jeu vidéo, mobilier « smart » ou bouton de manchette tout plein de (nano)puces…

Transparaît dans ce dialogue l’horizon fantasmatique des usages et de la technique de Google tels que portés par l’imaginaire démiurgique de ses créateurs. S’imaginant plus que jamais en 2038, le « journaliste » de Blogoscoped lance à Larry Page (qui répond dans la conversation qui suit) : « Ce que je trouve fascinant, à notre époque, c’est que l’on peut tenir des conversations avec le moteur de recherche Google comme s’il était votre meilleur ami…

- Exactement. Depuis le début de notre histoire, c’est à ça que nous voulions arriver. Certains d’entre nous pensaient qu’il nous faudrait 300 ans, mais ils n’avaient pas intégré dans leur calcul les performances de la robotique. Maintenant, tout un personnel robotique travaille pour nous. C’est ça qui a tout changé. Mais avec cette intelligence artificielle forte, de nouveaux problèmes sont apparus…

- Vous faites référence à cette jeune adolescente qui s’est suicidée après avoir été rejetée ?

- Tout à fait. Parce que l’IA Google était si gentille avec elle et qu’elle était à l’écoute de tous ses problèmes, elle en est tombée amoureuse. Elle en voulait plus que ce qu’elle pouvait offrir. C’est tragique, et c’est pourquoi nous introduisons dorénavant au sein de l’intelligence artificielle Google des mécanismes de « désamour ».

- Quels types de mécanismes ?

- De temps à autre, l’IA lui dira « tais-toi ! ». (Rires)

- Parlons un peu de l’API ou agent personnel d’information. Comme vous l’avez souligné, il a eu un énorme succès. Comment l’expliquez-vous ?

- Eh bien, les gens sont devenus fous des personnes robotiques intelligentes. Car le « smart robot » est connecté via Google à toute la connaissance du monde. Il est en vérité le représentant dans le monde physique de l’IA Google. Cela fait de lui un vrai bon camarade, un chercheur d’information mais aussi un compagnon de bar idéal. Vous pouvez jouer aux cartes avec lui, le laisser faire vos courses à l’épicerie, etc. Et bien sûr, il vous retrouve tous les objets que vous égarez, mais ça, c’est juste un « gimmick » auquel nous tenions, le « gimmick » de la recherche si vous voulez… [12]

Une « thinking machine » mégalomane à l’échelle de la Terre

L’imaginaire de Google n’est pas la réalité de Google, forcément plus limitée. Il n’en demeure pas moins son indispensable carburant. Il est ce rêve qui ne s’avoue pas toujours comme tel, mais qui rend la firme plus fascinante et plus entreprenante. Car ce songe lui donne une confiance absolue. Et elle ne doute de rien. D’un certain côté, ce type de fantasme créateur manque aux acteurs européens de l’ère numérique.

Car de la pure fiction à la fiction auto-réalisatrice, il n’y a qu’un pas, certes virtuel, mais à même d’enfanter de petits miracles. Google Earth et son premier rejeton, Google Street View, ont un petit quelque chose du miracle stratosphérique. Regarder le monde d’en haut, comme en plongée depuis un satellite, mais depuis chez soi, puis descendre à l’échelle du piéton pour baliser son futur chemin dans le réel, cela tient du miracle. Mieux : c’est un miracle utile, que je peux ou non « mettre en pratique ». Au fond, personne ne m’oblige à le sanctifier, ce miracle-là, et à réduire ainsi la Terre à sa vision scopique, vidée de tout mystère.

Bref, si j’accepte de m’astreindre à un régime de disette sociale, mon ordinateur ou mon mobile peuvent rester éteints. Sauf que l’urbaniste et penseur Paul Virilio a raison de déceler dans Google Earth la marque d’une « mégaloscopie, c’est-à-dire une vision du monde qui est aujourd’hui l’équivalent de la mégalomanie d’hier. Voir le monde entier, c’est quelque chose de fou, non pas au sens pathologique, mais au sens perceptif. Voir le tout, d’une certaine façon, cela ne participe que de la métaphysique. Du divin. Voire le tout, ce n’est pas athée… » [13].

Or, sur ce terrain spécifique, et au-delà de leurs discours bienveillants, les techno-prophètes de la singularité et leurs dignes fils de Google ne semblent guère motivés par la mystique chrétienne. Leur religion serait plutôt d’une toute autre nature, pythagoricienne ou informationnelle. Car l’information donne parfois à ses adeptes le sentiment de transfigurer les limites de la matière, voire de pouvoir naviguer comme des fantômes (virtuels) dans la nuit éternelle de l’espace proche de la Terre.

La mégalomanie de Google, c’est sûr, est au moins planétaire. Et, cette planète-là, soyons en sûr, sera celle de l’Internet « everyware », recouverte par la grâce des bases de données d’une « gigantesque maille interconnectée physiquement incontournable » que décrit Eric Sadin dans Surveillance globale : « la totalité des moyens de repérage ou d’identification (vidéo-surveillance, biométrie), de localisation (satellites + récepteurs ; capteurs + puces électroniques), d’élaboration de profils (dissection des comportements ; communications, achats, déplacements…) est connectée à des serveurs stockant des “océans informationnels” traités par des algorithmes adéquats, au pouvoir toujours plus intrusif, grâce aux développements de l’industrie des composants électroniques – dont l’horizon dessine déjà les dimensions quantique et nanotechnologique » [14].

Telle pourrait donc être la face noire de l’IA Google et du concept de singularité. Soit le cauchemar d’une transparence totale, livrée par chaque être humain à son avatar de base de données, à son agent personnel d’information sachant tout de lui comme de l’humanité entière via la mère de tous les API : l’IA Google. À l’inverse, cette vision aurait une face blanche, qui ressemblerait à la conscience artificielle et néanmoins universelle de la Terre, déesse Gaia de l’ère numérique telle que rêvée par Teilhard de Chardin et Marshall McLuhan, et dont chaque puce ou chaque capteur serait l’un des neurones…

Larry Page est mégalomane, tout comme le mentor de la singularité Ray Kurzweil. Tout deux, en vérité, croient en un avenir de « machines pensantes » à l’échelle de la planète voire de la galaxie. Celle de Page est encore un nourrisson : c’est la machine Google et ses algorithmes. Comme ça, au débotté, il ne la qualifierait pas vraiment de « vivante »… Mais pas loin, puisque la vie n’est qu’information, et que l’information digitale est la plus opérationnelle de toutes.

Cette folie, cet animisme cybernétique, ce rêve d’une mécanique aux attributs vivants, permet à l’entreprise Google d’avancer à pas de géants dans le nouveau monde du capitalisme « ultra-cognitif ». Sauf que ce chemin semble se construire à l’aveugle. Car il faut l’être, aveugle, pour ne point voir le pôle « – » de sa propre démesure, pendant de son pôle « + » aux pouvoirs créateurs inouïs. Comme l’a montré Philip K. Dick dans Autofab, la Machine cybernétique avec un grand M, fille de la science, de la religion de l’utilité et de la vision performatrice de la technique ne peut servir que le Progrès avec un grand P, ou plutôt cette idée du progrès qui motivait ses concepteurs [15]. Elle ne conçoit pas d’autre avancée que la sienne, selon ses propres règles. Ou alors, elle se détraque et se retourne contre les humains souhaitant évoluer sans elle. Quant à la lecture du roman à l’origine du film Blade Runner, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? , elle serait plus précieuse encore à l’androïde que devient l’IA Google [16].

Qui réaliserait peut-être que si le robot est un humain comme les autres, c’est sans doute que l’humain est lui-même devenu un robot.

> Article initialement publié sur Multitudes

> La première partie est également disponible sur Owni

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Crédits Photo CC Flickr : Yodelanecdotal.

Re-daté pour raisons techniques, ce billet a été originellement publié en février 2010.

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