OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Recherche sérendipité désespérement [3/3] http://owni.fr/2011/08/15/recherche-serendipite-desesperement-urbanisme/ http://owni.fr/2011/08/15/recherche-serendipite-desesperement-urbanisme/#comments Mon, 15 Aug 2011 08:35:28 +0000 Ethan Zuckerman http://owni.fr/?p=76265 Suite et fin de l’article d’Ethan Zuckerman autour du concept de sérendipité, qui peut être définie comme la capacité à découvrir des choses par hasard. Après s’être attardé dans la première partie sur les liens entre urbanité et sérendipité, et avoir analysé dans la seconde partie la manière dont nous cherchons l’information en ligne, l’auteur explore ici les diverses façons de découvrir une ville en valorisant la sérendipité et s’interroge sur comment s’en inspirer sur le Web.

Les liens de cet article sont en anglais.


L’urbanisme au service de la sérendipité

Si nous voulons créer des espaces en ligne qui encouragent la sérendipité, nous devons commencer par nous inspirer des villes. Au début des années 1960, une bataille virulente a éclaté au sujet du futur de New York City. À l’origine le débat s’est concentré sur le Lower Manhattan Expressway, un projet d’autoroute suspendue à dix voies qui aurait connecté le Holland Tunnel aux ponts de Manhattan et de Williamsburg . Les plans de l’autoroute prévoyaient la démolition de 14 blocks le long de Broome Street dans Little Italy et Soho, délogeant à peu près 2 000 familles et 800 commerces.

Le principal avocat du projet était Robert Moses, urbaniste à l’influence légendaire à l’origine d’une grande partie du système autoroutier new-yorkais. En face, son adversaire la plus virulente Jane Jacobs était une activiste, auteure et, en 1962, la présidente du « Joint Committee to Stop the Lower Manhattan Expressway » . Broome Street doit sa survie à Jacobs. Mais de son travail contre Moses est aussi né un chef-d’oeuvre : The Death and Life of Great American Cities , à la fois une critique de la planification urbaine rationaliste et un manifeste pour la préservation et la conception de communautés urbaines vivantes.

Dans ses critiques de la planification urbaine, Jacobs se demande pour qui, des gens ou des automobiles, la ville doit être conçue. Elle pointe du doigt l’indifférence de Moses envers les individus qu’il souhaitait déplacer. Un cadre d’analyse moins biaisé serait de considérer que Moses avait adopté un point de vue global et aérien de la planification urbaine, alors que celui de Jacobs se plaçait au niveau des piétons et de la rue. Pour Moses, l’un des défis importants de la ville est de permettre aux habitants de se déplacer rapidement de leur domicile de banlieue jusqu’au quartier d’affaires du centre ville, puis de nouveau vers l’extérieur et le « collier » de parcs qu’il avait laborieusement fait construire dans les quartiers excentrés.

Le principe de la séparation des tâches – avec des quartiers résidentiels séparés des quartiers d’affaires, eux-mêmes séparés des zones de loisirs – était un élément majeur de la critique de Jacobs. Ce sont les rencontres hasardeuses que l’on fait dans la rue, et qu’a observées Jacobs à Greenwich Village, qui rendent une ville vivable, créative, vivante et finalement sûre. Dans les quartiers aux blocks peu étendus, où les piétons sont les bienvenus et où l’on trouve un mélange d’éléments résidentiels, commerciaux ou récréatifs, on retrouve une vitalité largement absente des quartiers exclusivement résidentiels ou des centres d’affaires qui se vident une fois les bureaux fermés. Cette vitalité vient de la possibilité pour des individus utilisant le quartier pour différentes raisons de se rencontrer par hasard.

La vision de Jacobs de ce qu’est une ville vivable a été très influente sur l’urbanisme depuis le début des années 1980, avec la montée du « New Urbanism » et le mouvement des villes pensées pour les piétons. Ces villes – et Vancouver où se déroule notre conférence en est un très bon exemple – ont tendance à favoriser les transports en commun plutôt que les voitures et créent des espaces qui encouragent les gens à se mélanger et à interagir, dans des quartiers multi-usages et des rues commerçantes adaptées aux piétons. Comme l’explique l’urbaniste David Walters, ces villes sont étudiées pour faciliter les rencontres et les mélanges entre les individus :

Les rencontres fortuites dans les espaces partagés sont le cœur de la vie en communauté, et si les espaces urbains sont mal conçus, les gens les traverseront aussi vite que possible.

S’il y a bien un principe général dans la conception des rues, c’est d’organiser l’espace pour minimiser l’isolation. Les villes pensées pour les piétons font qu’il est plus difficile de s’isoler dans sa maison ou dans sa voiture, et plus facile d’interagir dans les espaces publics. Ce procédé demande de faire un compromis – pouvoir garer sa voiture devant chez soi est pratique, mais les villes pensées pour les piétons nous recommandent d’être méfiants devant trop de commodité. Les quartiers célébrés par Jacobs ne sont certainement pas les plus efficaces lorsqu’il s’agit de se déplacer rapidement et de manière autonome. La vitalité et l’efficacité ne sont peut-être pas diamétralement opposées mais des tensions peuvent apparaître entre ces deux forces.

Les décisions politiques derrière les réseaux sociaux

Les villes incarnent les décisions politiques prises par ceux qui les ont conçues. C’est aussi le cas des espaces en ligne. Mais les urbanistes ont tendance à afficher leurs intentions avec plus de transparence. Ils déclareront leur volonté de créer une ville pensée pour les piétons parce qu’ils estiment qu’une utilisation accrue de l’espace public améliore le civisme.

Et, dans le meilleur des cas, les urbanistes font des essais pour voir ce qui fonctionne et font part des échecs quand ils surviennent – par exemple, l’utilisation obstinée de la voiture dans des villes qui ont été pensées pour les piétons. Il est bien plus difficile de demander aux architectes à l’origine de Facebook ou Foursquare d’expliquer les attitudes qu’ils essaient de favoriser et les croyances politiques qui sous-tendent leurs décisions.

Je pense que beaucoup de ceux qui conçoivent des espaces en ligne essaient d’augmenter l’exposition à plusieurs niveaux d’informations et de cultiver la sérendipité. Mais je m’inquiète aussi de la difficulté à accomplir cela. Un urbaniste qui veut modifier une structure est contraint par une matrice de forces : un désir de préserver l’histoire, les besoins et les intérêts des commerces et des résidents des communautés existantes, les coûts associés à l’exécution de nouveaux projets. Le progrès est lent, et en résulte une riche histoire des villes que nous pouvons étudier pour voir comment les citoyens, les architectes et les urbanistes précédents ont résolu certains problèmes.
Nous pouvons imaginer le futur de Lagos en parcourant les rues de Boston ou de Rome.

Pour ceux qui planifient le futur de Facebook, il est difficile d’étudier ce qui a été un succès ou un échec pour MySpace, en partie parce que l’exode de ses utilisateurs vers Facebook transforme peu à peu le site en ville fantôme. Il est encore plus compliqué d’étudier des communautés plus anciennes comme LambdaMOO ou Usenet, qui date du début des années 1980. Je suis souvent nostalgique de Tripod, le réseau social que j’avais aidé à construire à la fin des années 1990.

L’admirable site Internet Archive comprend plusieurs douzaines de clichés des pages du site entre les années 1997 et 2000. Ils offrent un aperçu de l’évolution de l’allure du site, mais ne donnent pas d’idée du contenu créé par les 18 millions d’utilisateurs en 1998. Geocities, concurrent plus à succès de Tripod, a entièrement disparu du Web en 2010 – son héritage représente moins de 23 000 pages conservées et accessibles par la Wayback Machine, qui a finalement abandonné l’archivage en 2001 face à l’ampleur de la tâche.

Si l’on s’inspire des vraies villes plutôt que des villes numériques abandonnées, quelles leçons apprend-on ?
Le débat entre Jacobs et Moses nous suggère de faire attention aux architectures qui favorisent l’aspect pratique au dépend de la sérendipité. C’est l’inquiétude exprimée par Eli Pariser dans son – excellent – nouveau livre « The Filter Bubble ». Il s’inquiète pour notre expérience en ligne : entre la recherche personnalisée de Google et l’algorithme de Facebook qui détermine quelles informations de nos amis afficher, elle pourrait devienne de plus en plus isolée, empêchant les rencontres liées à la sérendipité. Les bulles de filtrage sont confortables, rassurantes et pratiques, elles nous donnent une marge de contrôle et nous isolent de la surprise. Ce sont des voitures, plutôt que des transports en commun ou des trottoirs animés.

De nouveaux filtres qui empêchent la sérendipité

Avec l’apparition des boutons « like/j’aime » de Facebook sur des sites tout autour du Web, nous commençons à voir une personnalisation apparaître même sur des sites très généraux comme le New York Times. J’ai toujours accès à tous les articles que je souhaite, mais je peux aussi voir quels articles mes amis ont aimé. Il n’est pas difficile d’imaginer un futur où les « like/j’aime » occuperont encore plus d’espaces d’information. Dans un futur proche je pense pouvoir obtenir un carte de Vancouver sur le Web et y voir apparaître les restaurants préférés de mes amis. (Je peux déjà utiliser Dopplr mais je m’attends à bientôt voir apparaître cette fonctionnalité sur Mapquest, voir même sur Google Maps.)

Ce scénario peut être aussi bien inquiétant qu’excitant. Ce qui fait la différence ici c’est de voir seulement les préférences de ses amis ou aussi celles des autres communautés. Comme le dit Eli, les filtres qui doivent vraiment nous inquiéter sont ceux qui sont obscurs sur leurs opérations et qui s’activent par défaut. Une carte de Vancouver recouverte des recommandations de mes amis est une chose ; une carte qui recommande des restaurants parce qu’ils ont payé pour avoir accès à cette publicité en est une autre complètement différente. La carte que je veux voir est celle qui me laisse parcourir non seulement les préférences de mes amis mais aussi les annotations de différents groupes : des visiteurs qui découvrent la ville, des natifs de Vancouver, des foodies, ou des touristes japonais, chinois ou coréens.

Lorsque nous parcourons une ville, nous rencontrons des milliers de signaux sur la façon dont les autres personnes utilisent l’espace. La foule qui attend de rentrer dans un bar et les tabourets vides dans un autre ; une aire de jeu avec terrain de basket très vivant, une autre remplie de mères avec des enfants en bas âge, une dernière remarquable pour ses bancs désertés. Les actions des individus inscrivent leurs intentions dans la ville. Le gazon récemment planté dans un parc sera bientôt parcouru de chemins, dessinés jusqu’à la terre par les pas des passants. Ces « lignes désirées » sont frustrantes pour les paysagistes, mais elles envoient des signaux précieux aux urbanistes. À savoir : d’où les gens viennent, vers où ils se dirigent et comment ils souhaitent utiliser l’espace.

Les espaces en ligne sont souvent si soucieux de me montrer comment mes amis occupent l’espace qu’ils masquent la façon dont les autres audiences l’utilisent. Dans les moments précédant les révolutions tunisiennes et égyptiennes, une quantité importante d’informations a été diffusée sur Facebook. Si vous n’aviez pas d’amis dans ces pays, et spécifiquement dans ces mouvements, ces activités vous étaient complètement inconnues. Il est possible de voir les sujets populaires sur Facebook pour une audience plus large que vos seuls amis. Le sommaire des « Pages » montre les stars, les groupes et les marques qui ont des centaines de milliers, voire des millions, de fans. Le parcourir offre un tour d’horizon assez fascinant des pages populaires aux Philippines, en Colombie, au Nigeria ou aux Etats-Unis et au Canada.

Facebook a donc des données sur ces « lignes désirées » mais il les enterre dans le site au lieu de les mettre en avant. Les « Trending Topics » de Twitter rendent ces « lignes désirées » visibles. Nous ne savons peut-être pas ce qu’est « Cala Boca Galvao » quand cela apparaît dans les « trending topics », ou nous ne nous intéressons pas au tag #welovebieber, mais nous avons au moins des indications sur les sujets importants pour ceux qui ne sont pas dans notre liste d’amis. Lorsque nous cliquons sur un tag inconnu sur Twitter ou lorsque nous explorons les annotations de quelqu’un sur une carte, nous choisissons de nous éloigner de notre chemin habituel.

Trouver un guide à ses errances

Les villes offrent plusieurs façons d’errer et permettent une position philosophique : celle du flâneur qui chérit l’errance et les possibilités qu’elle lui donne de rencontrer la ville. Je pense que deux formes d’errances structurées pourraient être très utiles pour errer dans les espaces en ligne.

Il y a quelques semaines, j’ai retrouvé un vieil ami pour un déjeuner à New York. Durant les 20 années qui se sont écoulées depuis notre dernière rencontre il est devenu une figure de premier plan du parti communiste américain (une organisation que je pensais disparue depuis la fin des années 1960). Alors que nous marchions du restaurant jusqu’à son bureau, en passant face au légendaire Chelsea Hotel, il a attiré mon attention sur des immeubles d’apparence ordinaire et m’a tout raconté sur les unions qui les avaient bâtis, la bataille autour des droits des locataires qui y avait eu lieu et sur les activistes communistes, socialistes et syndicalistes qui y avaient dormi, travaillé et fait la fête.

Notre marche longue de vingt blocks s’est transformée en tour personnalisé de la ville et en carte idiosyncratique qui m’a poussé à observer attentivement des bâtiments qui n’auraient normalement été qu’une partie du décor. Je l’ai supplié de transformer sa visité guidée de la ville en carte annotée ou en visite en podcast, tout ce qui pourrait permettre à une audience plus large de profiter de sa vision de la ville. J’espère qu’il le fera.

L’une des raisons pour lesquelles il est tellement utile d’être guidé dans ses errances est que cela révèle le maximum de la communauté. Savoir que Times Square est la destination new-yorkaise la plus populaire auprès des touristes peut servir pour l’éviter. Mais savoir où un chauffeur de taxi haïtien va pour manger de la soupe de chèvre est une indication utile sur l’endroit où l’on peut trouver la meilleure nourriture haïtienne. Vous ne savez pas si vous aimez la nourriture haïtienne ? Essayez les « maximum locaux » – les lieux les plus importants pour la communauté haïtienne – et vous trouverez une réponse à cette question assez vite. Il est peu probable que vous n’aimiez pas la cuisine parce qu’elle est mal préparée, puisqu’il s’agit de la destination favorite de la communauté – il est plus probable que vous n’aimiez tout simplement pas la soupe de chèvre. (Eh bien, ça en fera plus pour moi.) Si vous souhaitez explorer au delà des lieux appréciés par vos amis, et de ceux appréciés par le public en général, il vous faut trouver des guides assez éloignés de vous culturellement et qui connaissent la ville à leur façon.

Une autre façon d’errer dans une ville et de la considérer comme un plateau de jeu de société. Je suis moins susceptible d’explorer Vancouver en suivant une carte définie par un guide qu’en cherchant des geocaches. Dans un rayon de cinq kilomètres autour de ce centre de conférences, il y a 140 paquets cachés, chacun contenant un logbook où s’enregistrer et, probablement, des « mementos » à échanger avec d’autres joueurs. Pour un geocacher, c’est presque un impératif moral que de trouver autant de paquets que possible lorsque l’on visite une ville inconnue.

Ce processus va probablement vous emmener en dehors des sites touristiques de la ville, ne serait-ce que parce qu’il est difficile de cacher ces paquets dans des endroits si fréquentés. Au lieu de ça, vous découvrirez des coins oubliés, et souvent des lieux que la personne qui a caché le paquet voudra vous faire découvrir, parce qu’il s’agit d’endroits inattendus, historiques ou beaux. Geocaching est une forme à part entière d’annotation communautaire. Le but premier est de laisser sa signature sur le logbook de quelqu’un d’autre, mais un objectif plus profond est de nous encourager à explorer un lieu d’une manière inédite.

Des mécanismes ludiques pour (re)découvrir la ville

D’autres jeux établissent une connexion explicite entre l’exploration et l’expansion du capital civique. Le jeu SFO, fondé par un trio originaire de Chicago et transplanté à San Francisco, a été conçu pour encourager les joueurs à découvrir des choses qu’ils n’avaient jamais vues ou faites dans la ville, afin d’encourager l’exploration et l’autonomie. Le jeu nous invite à gagner des points en accomplissant des tâches, souvent absurdes, stupides ou surprenantes. On marque des points en documentant nos « praxis » et en postant des photos, des vidéos ou d’autres preuves de nos interventions.

Ce qui est vraiment excitant dans ce jeu, à mon avis, c’est le nombre de tâches conçues spécifiquement pour encourager les rencontres avec des lieux et des personnes inconnus – une épreuve nous pousse à convaincre des inconnus à nous inviter chez eux pour dîner. Les joueurs qui ont réussi cette épreuve racontent qu’elle était étonnamment facile et que leurs hôtes ont semblé apprécier cette rencontre inattendue autant que les joueurs. (Plus de réflexions sur SFO sur ce post de blog.)

Tous les jeux ne sont pas collectifs. Il y a plusieurs années, Jonathan Gold a créé un mécanisme ludique pour illustrer son exploration des restaurants de Pico Boulevard à Los Angeles. L’article sur cet expérience, intitulé L’année où j’ai mangé Pico Boulevard (The Year I Ate Pico Boulevard) offre un aperçu captivant de la diversité des nourritures ethniques accessibles en ville. Ce travail a permis à Gold de lancer sa colonne dans le Los Angels Weekly pour laquelle il a finalement remporté le prix Pulitzer, pour la première fois remis à un critique culinaire.

Je retrouve des mécanismes similaires dans le projet merveilleusement étrange intitulé International Death Metal Month, qui propose aux curateurs d’explorer YouTube pour trouver des groupes de death metal dans chacune des 195 nations reconnues par l’ONU. Le death metal du Botswana ne deviendra probablement pas votre tasse de thé, mais utiliser ses passions comme un objectif au travers duquel on voit le monde est une tactique cosmopolite célébrée par Anthony Bourdain ou Dhani Jones.

Il est risqué de trop utiliser ces métaphores géographiques. Même si les mécanismes de jeu sont attrayants et l’intervention de curateurs fascinante, aller du Bronx jusqu’à Staten Island demande toujours du temps. L’espace numérique offre la possibilité de changer les proximités – nous pouvons organiser les bits comme nous le souhaitons, et nous pouvons réorganiser nos villes en suivant notre imagination. Nous pouvons créer uniquement des quartiers en front de mer, ou seulement des parcs, uniquement des bâtiments de briques rouges ou des immeubles de huit étages bâtis dans les années 1920 et découvrir ce que nous rencontrons dans ces endroits.

Mes amis du Harvard Library Innovation Lab expérimentent une réorganisation des étagères de la bibliothèque, qui sont parmi les structures les plus puissantes à notre portée pour encourager l’exploration d’un paysage informatif. Les ouvrages sont classés par sujet et nous commençons par parcourir ce que nous pensons vouloir connaître, puis nous étendons notre recherche visuellement, élargissant notre champs de recherche alors que nos yeux se détachent de notre recherche initiale. En parcourant les rayons nous obtenons des informations sur un livre selon son apparence – son âge, sa taille. Son épaisseur nous dit si le volume est court ou long, sa taille est souvent un indice du nombre d’illustrations (les grands livres contiennent la plupart du temps des photographies).

ShelfLife, le nouvel outil développé par le laboratoire de la bibliothèque d’Harvard, permet de réorganiser les étagères de livres en utilisant ces caractéristiques physiques – taille, épaisseur, âge – mais aussi de les classer en utilisant des données comme le sujet, l’auteur ou la popularité auprès d’un groupe de professeurs ou d’étudiants. L’objectif du projet est de récupérer les données utiles qui apparaissent dans les formes d’organisations physiques et de les combiner avec les possibilités de l’organisation numérique de l’information. Si l’on combinait les conclusions tirées d’une étude de l’organisation des villes avec les possibilités de réorganisation numérique, nous pourrions peut-être concevoir différemment des espaces en ligne favorisant la sérendipité.

Cet essai ne se finit pas par une conclusion – il se termine par des questions. Je ne sais pas exactement de quelles idées issues de l’étude des villes nous pouvons nous inspirer pour les espaces virtuels – à mon sens, seules des expériences peuvent répondre correctement à ces questions :

* Comment concevoir des espaces physiques pour encourager la sérendipité ?
* Quelles leçons tirer de la sérendipité dans les espaces physiques pouvons-nous appliquer au domaine du virtuel ?
* Comment pouvons-nous annoter numériquement le monde physique pour faciliter nos rencontres avec le monde, plutôt que de les limiter.


Article initialement publié sur le blog d’Ethan Zuckerman

Traduction : Marie Telling

Illustrations FlickR CC Paternité par snorpey PaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification par Benjamin Stephan PaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification par roboppy PaternitéPas de modification par angelocesare
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Recherche sérendipité désespérement [2/3] http://owni.fr/2011/08/14/recherche-serendipite-desesperement-sciences-information/ http://owni.fr/2011/08/14/recherche-serendipite-desesperement-sciences-information/#comments Sun, 14 Aug 2011 15:38:57 +0000 Ethan Zuckerman http://owni.fr/?p=76211 Suite de l’article d’Ethan Zuckerman autour du concept de sérendipité, qui peut être définie comme la capacité à découvrir des choses par hasard. Après s’être attardé dans la première partie sur les liens entre urbanité et sérendipité, l’auteur analyse ici la manière dont nous cherchons l’information en ligne et revient sur les origines du terme “sérendipité”.

Les liens de cet article sont en anglais.


Information en ligne: une chambre d’échos?

En 1993, Pascal Chesnais, chercheur au laboratoire Médias du MIT, a conçu un logiciel appelé “Freshman Fishwrap”. Utilisant un ensemble de sources en ligne disponibles à l’époque, Fishwrap permettait aux individus de produire un journal numérique personnalisé, comprenant la mention de leur ville d’origine ou leur sport préféré et filtrant les nouvelles moins intéressantes. Nicholas Negroponte encensa le projet dans son livre Being Digital, le considérant comme partie intégrante du futur personnalisé envisageable dans l’ère du numérique.

L’universitaire Cass Sunstein considérait le “Daily Me” comme une menace plutôt qu’une promesse [PDF]. Dans son livre, Republic.com, il redoute qu’Internet fonctionne comme une chambre d’échos où les individus ne rencontreraient que des vues en accord avec les leurs. Sunstein s’inquiète que dans un tel environnement nous puissions assister à une polarisation politique accrue et à un déplacement des opinions modérées vers les extrêmes.

Beaucoup des réponses académiques à la critique de Sunstein ne se sont pas efforcées de contredire l’argument selon lequel l’isolation mène à la polarisation, mais ont plutôt essayé de démontrer qu’Internet n’est pas aussi polarisant qu’il ne le croit. Matthew Gentzkow et Jesse Shapiro ont étudié les lectures en ligne de milliers d’internautes américains et ont conclu que même si certains sites sont très partisans, les sites d’information les plus visités par les internautes (Yahoo ! News, CNN, AOL News, MSNBC) le sont à la fois par des utilisateurs de droite et de gauche. Leur conclusion tend à démontrer qu’Internet est peut être plus polarisé que la plupart des médias mais suggère que cette polarisation est moins importante que ce que l’on pourrait craindre, et moins importante que ce que l’on rencontre dans nos communautés physiques.

Je m’intéresse moins à la polarisation droite/gauche américaine qu’à la polarisation nous/eux au niveau mondial. À partir des données collectées par Gentzkow et Shapiro, l’équipe de Slate a développé une infographie qui montre la polarisation partisane des petits sites, alors que les plus grands ciblent un public plus large. Je l’ai complétée avec quelques légendes et des cadres jaunes qui montrent quelles sources d’information proviennent d’autres pays que les États-Unis. Vous noterez qu’il n’y a pas beaucoup de jaune sur cette image – la plus grande source d’information internationale, en nombre de pages vues, est la BBC, qui est probablement le site d’information le plus visité sur tout le Web. (Vous noterez aussi que la BBC attire surtout des lecteurs de gauche – avec 22% de lecteurs conservateurs pour 78% de libéraux.)

Les Américains ne privilégient pas particulièrement les sources d’informations locales aux sources internationales. J’ai analysé les préférences médiatiques de 33 pays en utilisant les données de Doubleclick Ad Planner et j’ai découvert que la préférence américaine pour les sources d’informations domestiques (93% contre 7% lorsque en mai 2010) est en réalité assez basse comparée aux 9 autres pays avec le plus grand nombre d’internautes. Les pays avec plus de 40 millions d’internautes ont généralement un biais très important pour les sources d’informations locales – en moyenne 95% des gens les préfèrent. En comparaison, les Américains ont presque l’air cosmopolites.

Ces données ne disent rien de notre appétit pour les informations traitant de l’international mais montrent plutôt notre préférence pour des contenus pensés pour nous et nos compatriotes. Il est possible que nous recevions énormément d’informations sur l’international par Yahoo ou CNN, même si nous avons de bonnes raisons de penser le contraire. (Ces 30 dernières années, l’organisation anglaise Media Standards Trust a observé une forte baisse dans le pourcentage de journaux anglais spécialisés sur des sujets internationaux, et une recherche menée par Alisa Miller de Public Radio International suggère que les médias américains se concentrent bien plus sur les sujets de divertissement que sur l’actualité internationale.)

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Ce qui me frappe dans ces données c’est que des sites d’informations internationaux comme la BBC, le Times of India ou le Mail and Guardian sont faciles d’accès (il suffit de cliquer) et ne posent pas le problème de la barrière de la langue. Le biais “local” pour des supports d’informations nationaux semble donc très fort.

Les réseaux sociaux comme mécanismes de sérendipité?

Le risque de ce genre d’isolation est de passer à côté d’informations importantes. J’ai la chance, grâce à mon travail sur Global Voices, d’avoir des amis tout autour du globe, et j’entends souvent parler d’actualités importantes, soit grâce à notre travail sur le site, soit au travers des préoccupations de mes amis sur les réseaux sociaux. Fin décembre 2010, il devint clair que quelque chose de très inhabituel se produisait en Tunisie – des amis comme Sami Ben Gharbia couvraient les manifestations qui se déroulaient à Sidi Bouzid et se propageaient dans le reste du pays. Ces amis s’interrogeaient sur les raisons pour lesquelles aucun média extérieur à la région ne couvrait la révolution en cours. Je suis entré en action avec l’un de mes article de blog publié au moment le plus opportun – le 12 janvier, j’ai écrit “Et si la Tunisie vivait une révolution, alors que personne n’y prête attention ?” (“What if Tunisia had a revolution, but nobody watched ?“)… beaucoup de personnes m’ont appelé après que Ben Ali a fui le pays deux jours plus tard.

La révolution tunisienne a pris par surprise les services secrets et diplomatiques autour de la planète. Ça n’aurait pas du être le cas – une multitude d’informations avait été publiée sur les pages Facebook tunisiennes, et rassemblées par des groupes comme Nawaat.org et diffusée sur Al Jazeera (d’abord sur ses services en arabe). Mais ce passage d’un monde où l’information est dominée par des super-puissances à un monde multi-polaire est difficile à assimiler pour les diplomates, les militaires, la presse et les individus. Et si je suis honnête quant à ma vision du monde, je doit reconnaître que je n’aurais jamais entendu parler de cette révolution naissante si je n’avais pas eu des amis tunisiens.

Comme tout le monde, je vis un changement dans ma façon de m’informer sur le reste de la planète. Avant Internet et pendant ses premières heures, les nouvelles internationales provenaient surtout des médias traditionnels – télévision, presse quotidienne et magazines. Il y avait – et il y a toujours – des raisons de se méfier des “curateurs” , mais il y a un aspect fondamental de leur travail qui, à mon sens, doit être préserver alors que nous inventons de nouveaux modèles d’organisation de l’information. Implicitement, les “curateurs” décident de ce que nous devons savoir sur le monde. Les très bons “curateurs” ont souvent une vision du monde plus ouverte que la plupart des individus, et les médias dirigés par de bons “curateurs” nous forcent souvent à nous intéresser à certaines personnes, certains lieux et problèmes que nous aurions autrement ignorés.

D’un autre côté, les “curateurs” sont forcément biaisés, et la possibilité de trouver des informations qui correspondent à nos centres d’intérêts et à nos préférences est l’une des choses que le Web moderne a rendu possible. Les moteurs de recherche me permettent d’apprendre beaucoup de choses sur des sujets qui m’intéressent – le sumo, la politique africaine, la cuisine vietnamienne – mais il est fort possible que je ne prenne pas connaissance de sujets importants parce que je prête plus attention à mes intérêts qu’aux informations sélectionnées par des professionnels. Il nous faut des mécanismes qui permettent d’ajouter de la sérendipité à nos recherches.

Une nouvelle tendance est apparue. Celle de créer des outils qui nous guident vers des nouveaux contenus selon les intérêts de nos amis. Des outils tels que Reddit, Digg et Slashdot forment des communautés autour d’intérêts communs et nous dirigent vers des sujets considérés comme intéressants et valant le coup d’être partagés par la communauté. Twitter, et surtout Facebook, fonctionnent à un niveau bien plus personnel. Ils nous montrent ce que nos amis savent et ce qu’ils considèrent important. Comme l’explique Brad DeLong, Facebook offre une nouvelle réponse à la question “Que dois-je savoir ?”; à savoir : “Tu dois connaître ce que tes amis et tes amis d’amis savent déjà et que tu ignores.”

Le problème, bien entendu, est que si vos amis ne savent pas qu’une révolution a lieu en Tunisie ou ne connaissent pas de super nouveau restaurant vietnamien, vous n’en entendrez probablement pas parler non plus. Connaître ce que vos amis connaissent est important. Mais à moins que vous ayez un réseau d’amis remarquablement divers et bien informé, il y a des chances pour que leur intelligence collective ait des failles. L’éditorialiste du Guardian Paul Carr a raconté une anecdote intéressante qui s’est produite lors d’un séjour à San Francisco. Alors qu’il rentrait à son hôtel il fut stupéfait de voir que sa chambre, comme le reste de l’immeuble, n’avait pas été
nettoyée. Les employés de l’hôtel protestaient contre la loi sur l’immigration SB1070 en Arizona. Alors que le sujet était largement couvert sur Twitter, Carr n’en avait pas eu vent par son flux. Cela lui fit réaliser qu’il vivait dans “[sa] propre petite bulle Twitter composée de personnes comme [lui] : ethniquement, politiquement, linguistiquement et socialement.” On peut se demander si cette bulle est capable de nous apporter la sérendipité que nous espérons rencontrer sur le Web.

Aux origines de la sérendipité

D’où vient le terme de “serendipité”? Robert K. Merton lui a dédié un livre, écrit avec sa collaboratrice Elinor Barber et publié après sa mort. Cela peut sembler  étrange pour un sociologue de renom de s’y intéresser, mais il faut se souvenir que l’une de ses contributions à la sociologie a justement été l’examen des “conséquences inattendues”. Au premier abord, la sérendipité semble être le côté positif de ces conséquences : l’heureux accident. Mais ça n’est pas ce que ce terme voulait dire à l’origine. Le mot a été forger par Horace Walpole, un aristocrate britannique du 18e siècle, 4e comte d’Oxford, romancier, architecte et célèbre commère. On se souvient surtout de lui pour ses lettres, rassemblées en 48 volumes, qui donnent une idée de ce à quoi ressemblait le monde à travers les yeux d’un aristocrate.

Dans une lettre écrite en 1754, Walpole raconte à son correspondant, Horace Mann, comment il fit une découverte inattendue mais utile, grâce à sa grande connaissance de l’héraldique. Pour expliquer son expérience, il fait référence à un conte perse, Les Trois Princes de Serendip, dans lequel les trois principaux personnages “faisaient continuellement des découvertes par accident et grâce à la sagacité, de choses qu’ils ne cherchaient pas.” Le néologisme de Walpole est un compliment – il se congratule à la fois pour son ingénieuse découverte et pour la sagacité qui a permis cette trouvaille.

Bien que le concept soit utile, le terme “sérendipité” n’est devenu courant que ces dernières décennies. Jusqu’en 1958, d’après Merton, le mot n’est apparu que 135 fois sur papier. Durant les quatre décennies suivantes, il est apparu à 57 reprises dans des titres de livres et il a été utilisé 13 000 fois par des magazines rien que dans les années 1990. Une recherche Google fait apparaître 11 millions de pages avec ce terme. Des restaurants, des films et des boutiques de souvenirs arborent ce nom. Mais très peu de pages sur les découvertes inattendues faites grâce la sagacité.

Merton était l’un des plus grands promoteurs du mot, décrivant “le schéma de la sérendipité” en 1946 comme une façon de comprendre les découvertes scientifiques inattendues. La découverte de la pénicilline par Fleming en 1928 a été provoquée par une spore de champignons Penicilium qui avaient contaminé une boîte de Petri dans laquelle se développaient des bactéries de Staphylococcus. Si l’apparition de spores de moisissure dans la boîte était un accident, la découverte, elle, était le fait de la sérendipité – si Fleming n’avait pas cultivé les bactéries, il n’aurait pas remarqué les spores de moisissure isolées. Et si Fleming n’avait pas eu une connaissance approfondie du développement des bactéries – la sagacité – il est fort peu probable qu’il aurait relevé les propriétés antibiotiques des Penicilium et ainsi générée l’avancée la plus importante de la première moitié du 20e siècle dans le domaine de la santé.

Selon Louis Pasteur, “dans les champs de l’observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés.” Pour Merton la sérendipité émerge à la fois d’un esprit préparé et de circonstances et structures qui mènent à la découverte. Dans le livre The Travels and Adventures of Serendipity , Merton et Barber explore les procédés de découverte dans un laboratoire de General Electric dirigé par Willis Whitney qui encourageait un environnement de travail fondé autant sur l’amusement que sur la découverte. Un mélange positif d’anarchie et de structure apparaît nécessaire à la découverte et une planification exagérée devient une abomination puisque “la règle de ne rien laisser au hasard est vouée à l’échec.” (L’analyse du livre de Merton et Barber par Riccardo Campa est conseillée à ceux intéressés par les questions de sérendipité et de structure.)

L’idée que la sérendipité est un produit à la fois d’un esprit ouvert et préparé et des circonstances qui mènent à la découverte se retrouve dans l’histoire racontée par Walpole en 1754. Les trois princes étaient très instruits sur les questions de “moralité, de politique et sur toutes les connaissances convenues en général” mais ils ne firent pas de découvertes inattendues avant que leur père, l’Empereur Jafar, ne les envoyât “parcourir le Monde entier pour qu’ils puissent apprendre les manières et les coutumes de chaque nation.” Une fois que ces princes bien préparés rencontrèrent les circonstances favorisant la découverte, ils firent des trouvailles sagaces et inattendues. (Pour plus d’informations sur la traduction de 1722 en anglais des Trois Princes de Serendip vous pouvez lire ce post de blog.)

Lorsque nous utilisons le terme “sérendipité” aujourd’hui c’est souvent pour parler d’un “heureux accident”. La partie de la définition qui se concentre sur la sagacité, la préparation et l’aspect structurel a sombré, du moins en partie, dans l’obscurité. Nous avons perdu l’idée que nous pouvons nous préparer à la sérendipité à la fois personnellement et structurellement.

J’ai peur que nous comprenions mal comment nous préparer. Et comme mon amie Wendy Seltzer me l’a fait remarquer, si nous ne comprenons pas les structures de la sérendipité, le phénomène devient aussi peu probable que le simple hasard.


Article initialement publié sur le blog d’Ethan Zuckerman

Traduction : Marie Telling

Illustrations CC FlickR par Truk, estherase, atoach
Image de Une Loguy

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Recherche sérendipité désespérement [1/3] http://owni.fr/2011/08/13/recherche-serendipite-desesperement-villes-reseaux-sociaux/ http://owni.fr/2011/08/13/recherche-serendipite-desesperement-villes-reseaux-sociaux/#comments Sat, 13 Aug 2011 15:07:05 +0000 Ethan Zuckerman http://owni.fr/?p=76118 La sérendipité peut être définie comme la capacité à découvrir des choses par hasard. Start upper à succès, futur reponsable de recherche au MIT… Ethan Zuckermann est d’abord un fou de web qui y a trouvé la matrice de découvertes non voulues, ouvertures de l’esprit et nouveaux horizons… En un mot, des choses qu’il ne cherchait pas, trouvés par sérendipité. Pour explorer la profondeur de ce mécanisme, OWNI vous propose en un feuilleton de trois parties, un condensé d’une conférence sur le sujet, des origines des heureux hasards urbains jusqu’aux interconnexions aléatoires des réseaux.

En mai 2011, Ethan Zuckerman clôturait la conférence CHI 2011 à Vancouver. Il écrivait alors sur son blog :

“Je suis ravi d’avoir la chance de partager des idées avec certains des chercheurs et des spécialistes les plus brillants sur les questions des interactions humaines et numériques, et peut être d’en convaincre certains de réfléchir avec moi sur un sujet qui m’obsède de plus en plus: la création de structures en ligne et hors ligne pour augmenter les chances de sérendipité. Je suis particulièrement honoré de partager la scène, virtuellement, avec Howard Rheingold, qui a ouvert la conférence cette semaine en parlant d’apprentissage et d’éducation numérique.
Je sais d’expérience qu’il est impossible de faire le tour d’un sujet en 40 minutes, même en parlant aussi vite qu’un New Yorkais sous speed. Cet article de blog est une version augmentée de mon discours.”



Les liens de cet article sont en anglais.

En 2008, la majorité de la population mondiale vivaient dans des villes. Dans les pays les plus développés (selon l’OCDE), le chiffre s’élève à 77%, alors que dans les pays les moins développés (tels que définis par l’ONU), 29% de la population est urbaine. En simplifiant beaucoup, on peut voir le développement économique comme un passage d’une population rurale, qui subvient à ses besoins grâce à une agriculture de subsistance, à une population urbaine qui se consacre aux industries de transformation et de services, nourrie par une minorité restée concentrée sur l’agriculture.


Ce graphique de la Banque mondiale pourrait même sous-estimer l’inexorabilité apparente du passage du rural à l’urbain. En 1800, 3% de la population mondiale vivait en ville, pour la plupart dans des métropoles européennes comme Londres ou Amsterdam. Une majorité de la population était rurale – environ 80% en Angleterre et 75% aux Pays-Bas. Un siècle plus tard, 14% de la population avait migré vers les villes. Depuis 1950, on assiste à une hausse de la population urbaine à un rythme beaucoup plus soutenu que pour la population rurale. Le rapport du département des affaires économiques et sociales des Nations Unies sur l’urbanisation mondiale [PDF] en prédit la hausse continue parallèlement au déclin des populations rurales.

Pourquoi la ville?

Ça n’est peut être pas évident pour un habitant d’un pays développé, mais la ville de Lagos, avec ses 8 millions d’habitants, sa croissance démographique supérieure à 4% par an et son agglomération bondée, est une destination très séduisante pour les Nigérians des zones rurales. Dans les villes des pays en développement, les écoles et les hôpitaux ont tendance à être bien meilleurs que dans les zones rurales. Même avec des taux élevés de chômage, les opportunités économiques sont largement supérieures dans les zones urbaines. Mais il existe une explication plus prosaïque : les villes sont excitantes. Elles offrent un choix d’endroits où se rendre, et des choses à faire et à voir. Les individus quitteraient la campagne pour la ville afin d’éviter l’ennui. Il est facile de qualifier cette idée de triviale. Mais elle ne l’est pas. Comme l’explique Amartya Sen dans son livre « Development as Freedom », les gens ne veulent pas seulement être moins pauvres, ils veulent aussi plus d’opportunités et plus de libertés. Les villes promettent du choix et des opportunités, et donnent souvent satisfaction.

Ce qui est plus difficile à comprendre, pour moi en tous cas, sont les raisons pour lesquelles n’importe qui aurait emménagé à Londres entre 1500 et 1800, pendant les années où la ville a vécu une croissance rapide et continue et est devenue la plus grande métropole du 19e siècle. D’abord, la ville avait une malheureuse tendance à partir en flammes. Le Grand Feu de 1666, qui a provoqué quelques 200 000 sans-abris, était seulement le plus important d’une série d’incendies, tous assez graves pour se distinguer des incendies quotidiens qui menaçaient les maisons et les chaumières. Les Londoniens auraient dû être plus touchés par ces incendies, mais 100 000 d’entre eux – soit un cinquième de la population – avaient été tués l’année précédente par une épidémie de peste bubonique, qui s’était rapidement propagée dans la ville infestée de rats.(L’ordre du maire de Londres de tuer tous les chats et les chiens de peur qu’ils ne transmettent l’épidémie n’avait rien arrangé, puisqu’ils auraient pu, au contraire, tuer des rats infestés.)

À l’époque du Londres de Dickens, la menace ne venait plus des incendies mais plutôt du système d’apprivoisement en eau de la ville. Des égouts à ciel ouvert, remplis de déchets ménagers, ainsi que le crottin des milliers de chevaux, utilisés pour tirer les bus et les taxis, se déversaient dans la Tamise, principale source d’eau pour les habitants. Nous nous souvenons de la vague de choléra particulièrement grave de 1854 parce qu’elle conduisit à la découverte par John Show de l’origine de l’épidémie, lors de son enquête sur la pompe à eau de Broad Street.

Mais les épidémies de choléra étaient fréquentes entre les années 1840 et 1860 à cause de la combinaison d’égouts à ciel ouvert et de fosses creusées à l’arrière des résidences privées, qui débordaient souvent après l’abandon des pots de chambres au profit de toilettes à chasse d’eau plus modernes, ce qui augmentait considérablement le volume de déchets à éliminer. La puanteur de Londres durant l’été caniculaire de 1858 était telle qu’une série d’enquêtes parlementaires avaient été lancées – « The Great Stink » (« La grande puanteur »), comme les historiens appelle l’événement a mené à la construction du système de canalisations londonien dans les années 1860.

Aux 18e et 19e siècles, les gens qui s’amassaient dans les villes ne le faisaient pas pour leur santé. Dans les années 1850, l’espérance de vie d’un homme né à Liverpool était de 26 ans, contre 57 ans pour un homme en zone rurale. Mais les villes comme Londres avaient un attrait assez similaire à celui de Lagos aujourd’hui. La ville offrait des opportunités économiques aux pauvres sans terre, et un éventail d’emplois nés du commerce international généré par l’activité des ports. Pour certains, les opportunités intellectuelles apportées par les universités et les cafés étaient une attraction, quand pour d’autres il s’agissait de la possibilité de courtiser et de se marier en dehors des communautés rurales restreintes qui les poussaient à se relocaliser. Amsterdam a construit sa puissance au 17e siècle en permettant aux Huguenots français, aux juifs espagnols et portugais et aux catholiques néerlandais de pratiquer leurs religions librement – une telle tolérance religieuse aurait été bien plus difficile à trouver dans les zones rurales.
On venait alors en ville pour rencontrer des gens qu’on n’aurait pas rencontrés à la campagne : pour commercer avec eux, pour apprendre d’eux, pour se marier avec eux ou pour prier avec eux. On venait en ville pour devenir un comospolite, un citoyen du monde.

Le terme « cosmopolite » vient de l’association des mots grecs « monde » (Cosmos – Κόσμος) et « ville » (Polis – Πόλις). Il a été forgé par le philosophe cynique Diogène, qui s’enfuit de sa Sinope natale pour rejoindre Athènes (fuyant probablement les autorités, puisque certaines sources disent qu’il quittait sa ville pour échapper à des accusations de contrefaçons). Là, il vécut dans un tonneau dans l’agora, provoquant des combats avec d’importants philosophes, et faisant tout son possible pour violer toutes les normes sociétales imaginables. (Les chiens du portrait ci-dessus sont une référence à son surnom, « Diogène le chien, » les historiens affirment que comme eux Diogène mangeait, dormait, se lavait, urinait et déféquait en public.) Sa déclaration où il affirme ne pas être un citoyen d’Athènes ou de Sinope, mais un citoyen du monde – aussi bien en tant que transgression sociale, qu’identité vécue – vaut la peine d’être lue.

Le philosophe Kwame Appiah remarque que vivre comme un citoyen du monde n’est devenu possible que depuis ces cents dernières années. Les 97% de la population vivant dans des zones rurales en 1800 était très peu susceptible de rencontrer quelqu’un qui ne partageait pas leur langue, leur culture ou leur système de croyance. Une des raisons pour lesquelles nous avons des difficultés à vivre de manière vraiment cosmopolite, selon Appiah, est que nous sommes beaucoup plus habitués à l’esprit de clocher qu’au cosmopolitisme.

Les villes, moteurs de sérendipité ?

Avant l’apparition des télécommunications, si vous vouliez être confronté à une façon de penser radicalement différente de la votre – par exemple celle d’un clochard agitateur qui dort dans une benne – votre plus grande chance était de déménager en ville. Les villes sont des machines pour le commerce, l’apprentissage, la religion, mais ce sont aussi de puissantes machines de communication. Les villes permettent une communication en temps réel entre différents individus et groupes et la diffusion rapide d’idées et de pratiques nouvelles à de nombreuses communautés. Même à l’âge de la communication numérique instantanée, les villes gardent leur fonction en tant que technologie de la communication qui permet des contacts permanents avec l’étrange et le différent.

Puisque la ville est une technologie de la communication, il n’est pas surprenant que les premières descriptions d’Internet utilisent l’espace urbain comme métaphore. Les premiers auteurs cyberpunk, comme William Gibson et Neal Stephenson, étaient fascinés par les façons dont Internet pouvait amener l’étrange, le dangereux et l’inattendu (mais aussi le trivial et le quelconque) à constamment se disputer notre attention. Pour ces auteurs, la façon dont l’Internet du futur se présenterait aux internautes devrait se rapprocher de la logique urbaine ; ce qui est assez étrange si l’on considère que Gibson avait peu d’expérience en informatique (il a écrit Neuromancer sur une machine à écrire) alors que Stephenson était un programmeur aguerri, développant des logiciels Macintosh dans l’espoir de transposer Snow Crash en film animé. Et puis, après tout, il n’y a pas de raison pour que les données ne soient pas représentées sous forme de forêts ou de mers de bits.

Mais Gibson et Stephenson s’intéressaient aux espaces virtuels en tant qu’espaces où les gens étaient forcés d’interagir parce que beaucoup d’entre eux voulaient être au même endroit au même moment, et se rencontraient sur leur chemin vers une même destination. D’un côté c’est une façon absurde de visualiser des données – pourquoi forcerions-nous des gens à être en contacts rapprochés alors que nous bâtissons des espaces qui peuvent être infinis ? Tous les deux pensaient que nous voudrions interagir sur ces cyberespaces comme nous le faisons dans des villes, expérimentant une surcharge de sensations, une compression de l’échelle, un défi dans la sélection des signaux et des bruits des informations qui rivalisent pour capter notre attention.
Nous voulons que les villes soient des moteurs à sérendipité. En rassemblant différentes sortes de personnes et de choses dans un espace confiné, nous augmentons les chances de tomber sur quelques chose d’inattendu. Une question mérite d’être posée : les villes fonctionnent-elles vraiment comme cela ?

En 1952, le sociologue français Paul-Henry Chombart de Lauwe demanda à une étudiante en science politique de tenir un journal référençant ses déplacements quotidiens pour une étude intitulée Paris et l’agglomération parisienne. Il retranscrivit ses déplacements sur une carte de Paris et aperçut l’émergence d’un triangle qui reliait l’appartement de la jeune femme, son université et le domicile de son professeur de piano. Ses mouvements illustraient “l’étroitesse du vrai Paris dans lequel chaque individu vit.”

Le schéma maison/travail/loisir – que ce soit une activité quelque peu solitaire comme l’étude du piano ou la fréquentation des “great good places” (“les bons endroits”) de socialisation publique célébrés par Ray Oldenburg – est familier aux sociologues. Nous sommes plutôt prévisibles. Nathan Eagle, qui a travaillé avec Sandy Pentland au laboratoire des médias du MIT sur l’idée de « l’exploitation de la réalité », utilisant des ensembles de données énormes comme les registres des téléphones portables, estime que l’on peut prédire la localisation d’un “individu de basse entropie” avec 90-95% d’exactitude en se basant sur ce genre de données. (Ceux d’entre nous avec des agendas et des déplacements plus incertains sont seulement prévisibles à 60%.)

Nous pouvons choisir d’être satisfait de notre prévisibilité et d’y voir une preuve de vies rondement menées. Ou nous pouvons réagir comme l’avait fait le critique culturel situationniste Guy Debord et décrier le “scandale qui fait que la vie d’une personne puisse être aussi pathétiquement limitée”.

Zach Seward, le community manager du Wall Street Journal [NDLR: son titre officiel au journal est "outreach editor"], est un grand utilisateur de Foursquare. Quand il s’enregistre dans des lieux new-yorkais il génère une carte thermographique de ses déplacements. On peut facilement observer une forte concentration autour du quartier de Manhattanville, ou il habite, et celui de Midtown, où il travaille. Avec un peu plus d’efforts, vous pouvez voir qu’il aime se balader dans East Village et s’aventure rarement hors de Manhattan, sauf pour prendre l’avion à LaGuardia et aller voir des match de baseball – le seul endroit du Bronx où il s’est enregistré est le Yankee Stadium.

La ville comme réseaux social

Si vous utilisez Foursquare, vous diffusez des données qui peuvent être utilisées pour faire une carte de ce genre. Yiannis Kakavas a développé un ensemble de logiciels appelés “Creepy“ [NDLR: que l'on pourrait traduire par "flippant"]conçus pour permettre aux utilisateurs – ou aux personnes qui souhaitent observer ces utilisateurs – de construire des cartes de ce type à l’aide des informations postées sur Twitter, Flickr et d’autres services géolocalisés. Une découverte peut être encore plus inquiétante : vous laissez échapper ces données simplement en utilisant un téléphone portable.

L’homme politique écologiste allemand Malte Spitz a intenté un procès à sa compagnie de téléphone, Deutsche Telecom, pour avoir accès aux données liées à sa pratique téléphonique. Il a finalement obtenu un document Excel de plus de 35 000 lignes de données, chacune enregistrant sa position géographique et ses activités. En collaboration avec le journal allemand Die Zeit, il a transformé ces données en une carte de ses déplacements pendant six mois qu’il a publiée en ligne. Même si vous ne voulez pas intenter un procès à votre compagnie téléphonique, il est probable qu’elle dispose de données similaires sur vos déplacements, qui pourraient être communiquées aux autorités sur demande … ou qui pourraient être utilisées pour construire votre profile comportemental pour cibler les publicités à vous adresser.

Après avoir étudié attentivement ses enregistrements sur Foursquare, Seward s’est aperçu qu’ils offraient une information qu’il n’avait pas conscience de fournir : sa couleur de peau. Il a superposé ses “checks-in” à Harlem avec une carte de la composition raciale de chaque block et a découvert que “son” Harlem est presque exclusivement composé de blocks à majorité blanche. Comme il l’explique : “les données de recensement peuvent décrire la ségrégation de mon block, mais quant est-il de la ségrégation de ma vie ? Les données de localisation nous mènent vers cette direction.”

Il est important de préciser que Seward n’est n’est pas raciste et qu’il n’est pas non plus  ”pathétiquement limité” comme le suggère Debord. Nous filtrons les endroits où nous vivons, ceux que nous fréquentons, ceux que nous évitons, les endroits de la ville qui nous sont familiers et ceux où nous nous sentons étrangers. Nous faisons cela en fonction de là où nous vivons, de là où nous travaillons et des gens que nous aimons fréquenter. Si nous avions assez de données sur les new-yorkais nous pourrions construire les cartes du New York dominicain, du New York pakistanais, du New York chinois mais aussi du New York noir ou blanc.

Les schémas que nous dessinons en nous déplaçant dans nos villes ont tendance à refléter une réalité sociologique basique : qui se ressemble, s’assemble. Lazarsfeld et Merton ont observé les effets de l’homophilie sur les modèles d’amitiés à Hilltown (Pennsylvanie) et Craftown (New Jersey) où des voisins étaient plus susceptibles de devenir amis s’ils partageaient des caractéristiques démographiques communes (raciales, religieuses ou économiques), et de nombreuses recherches sociologiques [PDF] ont confirmé les effets de l’homophilie sur les réseaux sociaux.

Lorsque nous parlons des villes, nous savons qu’elles ne sont pas toujours les creusets cosmopolites que nous voudrions qu’elles soient. Nous reconnaissons le caractère ethnique des quartiers et nous sommes conscients que certains ghettos se forment en raison d’une combinaison de structures physiques et de comportements cumulatifs. (La carte des frontières de Chicago de Bill Rankin qui montre l’identification raciale par quartier rend ces structures désagréablement apparentes.) Nous espérons rencontrer par hasard des citoyens divers et nous créer un réseau de liens faibles qui accroissent notre sensation d’implication dans la communauté, comme le suggère Bob Putnam dans son livre Bowling Alone. Mais, comme le montrent les récentes recherches de Putnam [PDF], en situation d’outsider, nous craignons de nous isoler et de nous surprotéger.

Je suis moins intéressé par la façon dont nous limitons notre territoire dans la ville que par la manière dont nous contraignons nos actions et nos rencontres en ligne. Comme dans les villes où l’urbanisme et le design interagissent avec les comportements individuels, je ne pense pas que nos limitations se font seulement par choix. Mais dans le design des systèmes que nous utilisons et notre attitude envers ces systèmes, je vois des raisons de s’inquiéter que notre utilisation d’Internet soit peut être moins cosmopolite et plus isolée que ce que nous souhaiterions.

La suite de l’article ici!


Article initialement publié sur le blog d’Ethan Zuckerman

Traduction : Marie Telling

Illustrations CC Wikimedia Commons, FlickR bitzi
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Gabon: la révolution silencieuse http://owni.fr/2011/02/16/gabon-la-revolution-silencieuse/ http://owni.fr/2011/02/16/gabon-la-revolution-silencieuse/#comments Wed, 16 Feb 2011 12:49:36 +0000 Ethan Zuckerman http://owni.fr/?p=46735 Cet article a été publié sur le blog Ethan Zuckerman le 9 février, avant la chute du régime d’Hosni Moubarak.

2011 a été une année remarquable faite de changements politiques rapides. Déclenchées par l’acte désespéré d’immolation de Mohamed Bouazizi, les manifestations de Sidi Bouzid, au centre du pays, se sont répandues dans tout le pays pour aboutir à l’impensable : mettre fin à vingt-trois ans de dictature.

Inspirés par les actions du peuple tunisien, les manifestants sont descendus dans les rues en Jordanie, au Yémen, en Algérie et même en Égypte où les manifestants occupent actuellement la place Tahrir au centre du Caire. Ils font pression sur Hosni Moubarak et demandent sa démission. Moubarak a déjà fait plusieurs concessions, et il semble clair que la politique égyptienne changera radicalement dans les prochains mois.

Cherchant à répondre préoccupations des manifestants, le roi de Jordanie Abdullah II a limogé son cabinet et ordonné la formation d’un nouveau gouvernement, pendant que Saleh, le président du Yémen, acceptait de donner sa démission pour 2013. Les médias de langue anglaise, pour la plupart, ont été lents à couvrir les manifestations tunisiennes. (Voir mon précédent post, “Et si la Tunisie faisait sa révolution, alors que personne ne regarde ?”).

Alors qu’il devenait évident que les manifestants poussaient Ben Ali à quitter le pouvoir, les réseaux ont rapidement rattrapé leur retard et mis en ligne des vidéos permettant de suivre en direct les évènements majeurs qui prenaient place à Tunis, au moment où l’armée est intervenue pour protéger les manifestants des forces de sécurité, exhortant Ben Ali vers la sortie.

Les révolutions sont médiagéniques

Les manifestations en Egypte se sont développées beaucoup plus rapidement que celles de Tunisie, avec des manifestations massives qui explosaient dans tout le pays le 25 janvier. Les médias du monde entier couvraient l’histoire de manière intensive dès le 28 janvier lorsqu’il est devenu évident que les manifestants ne respecteraient pas le couvre-feu imposé par le  gouvernement et continueraient à occuper le centre du Caire.

Al Jazeera, interdite de reportage en Tunisie, a été en mesure d’offrir une couverture 24h/24 et 7j/7 à partir de différents lieux dans toute l’Egypte, et de nombreux téléspectateurs américains se sont retrouvés absorbés par les reportages des évènements de la place Tahrir sur Al Jazeera en anglais, diffusés en streaming sur Internet avec des audiences record.

Egypte, Nasr City, le 29 janvier

Les autres chaînes d’infos se sont davantage tournées vers des perspectives historiques, se concentrant moins sur les événements du terrain que sur les questions de stabilité régionale et les conséquences sur la relations entre les États-Unis et Israël. Au total, la couverture dans les médias américains a été énorme pour une information de politique internationale. Le projet d’indice d’excellence en couverture journalistique (Excellence in Journalism’s News Coverage Index) a noté que cette histoire avait atteint 76% de parts sur la télévision par câble la première semaine de février. C’est l’information internationale la plus importante qu’ils aient repérée sur les quatre années de leur projet, et la quatrième plus grosse toutes catégories confondues sur cette période.

Il est facile de comprendre pourquoi les révolutions font de “la bonne télévision”. Elles sont la forme la plus visible de changements politiques à l’œuvre, et quand elles parviennent à remodeler des gouvernements auparavant jugés inattaquables, elles se transforment en un récit profondément captivant et plein d’espoir. Qu’une révolution ait lieu en Egypte, nation la plus peuplée du monde arabe et cœur culturel de la région, est particulièrement intéressant.

Mais toutes les révolutions ne bénéficient pas de ce niveau d’attention. Le Gabon, nation d’Afrique de l’ouest connaît une révolte populaire contre la domination d’Ali Bongo Ondimba, fils de l’inamovible homme fort Omar Bongo, et président depuis octobre 2009. Des milliers de partisans de l’opposition sont descendus dans les rues de capitale Libreville, ce 29 janvier et ont été confrontés à une répression violente des troupes d’Ali Bongo.

Les manifestations se sont étendues à d’autres villes, et la répression à leur encontre est devenue particulièrement féroce. Les manifestations qui étaient prévues les 5 et 8 février ont été réprimées aux gaz lacrymogènes. À ce stade, nous ignorons si les manifestants seront en mesure de continuer à faire pression sur le gouvernement, ou si la répression va conduire la révolte à devenir clandestine.

Dynastie Bongo

Les révoltes en Egypte et en Tunisie ont mis un coup de projecteur sur les régimes autocratiques historiquement corrompus. La possibilité de voir s’établir une dynastie Moubarak d’Hosni à Gamal n’a fait qu’entretenir le feu de la contestation en Egypte. Les Gabonais connaissent bien ce type de problèmes.

Omar Bongo est largement suspecté d’avoir systématiquement pillé les caisses de l’Etat à son profit personnel. Une plainte a été déposée par Transparency International en France contre les gouvernements du Gabon, du Congo et de Guinée équatoriale concernant les biens mal acquis alors que le sénat américain, dans un rapport de 1999, avait déjà établit le fait que Bongo avait déposé 8,5% du budget de l’Etat gabonais sur un compte personnel à la Citybank, soit un siphonnage des caisses de l’Etat de 100 millions de dollars entre 1985 et 1997. Après la mort de Bongo en 2009 dans un hôpital barcelonais, une élection contestée a fini par établir le fils Bongo comme nouveau leader du pays malgré des accusations de fraudes massives.

Il n’est donc pas surprenant que les supporters de l’opposition gabonaise aient regardé les évènements de Tunisie avec espoir et comme une éventuelle perspective d’avenir. On peut comprendre aussi que les manifestations au Gabon n’aient pas attiré l’attention de la communauté internationale. Le Gabon est une petite nation, avec une population de 1,5 millions d’habitants, et la plupart des lecteurs occasionnels de journaux auraient été incapables de le placer avec précision sur une carte.

Voitures brûlées à Atong Abè, Libreville, le 2 février

Cependant, ce manque d’attention a des conséquences. Alors que les manifestations prenaient place à Libreville, le leader de l’opposition André M’ba Obame – qui avait probablement gagné l’élection de 2009 – et ses conseillers se sont réfugiés dans l’enceinte du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement), par peur de se faire arrêter par les forces d’Ali Bongo. Selon de récents posts sur Facebook, M’ba Obame et ses conseillers sont confrontés à la pression du PNUD pour évacuer les lieux, et ils ont déjà été obligés de céder leurs téléphones mobiles. Il parait peu probable que le PNUD prenne le risque d’expulser les leaders de l’opposition, qui seraient vraisemblablement immédiatement arrêtés, sachant que le monde les regarde. Or, il ne fait aucun doute que le monde ne regarde pas dans cette direction.

Recherchez “Gabon” dans Google News et vous trouverez que le seul reportage récent sur les manifestations est celui de Global Voices, où Julie Owono, une auteure camerounaise, suit les évènements de près. La version française de Google Actualités est à peine mieux, même si la couverture des évènements est dominée par des journaux locaux comme InfosGabon, et non par les principaux journaux et chaînes françaises.

Bien que nous soyons toujours heureux d’être en tête de la meute avec une histoire comme celle-ci, je vois un schéma embarrassant se dessiner dans la couverture des manifestations populaires autour du monde. Quelques révolutions sont facilement abordables et traitées dans la presse ; il était facile de prédire que les actions de la Révolution verte contre le gouvernement Ahmadinejad seraient reçues avec enthousiasme par les publics américain et européen. Un combat comme celui des chemises jaunes et rouges en Thailande est plus difficile à comprendre par les audiences, et il est moins évident de savoir quel camp bénéficiera de la solidarité des audiences intéressées aux Etats-Unis et en Europe. Enfin, des révolutions des pays lointains et peu connus comme Madagascar sont souvent totalement oubliées, même quand de profonds changements politiques sont à l’oeuvre.

Quand Rebecca MacKinnon et moi-même avons lancé Global Voices en 2004, nous cherchions explicitement à élargir notre couverture d’évènements comme les manifestations au Gabon. Nous pensions que la montée des médias citoyens signifierait que beaucoup plus de voix pourraient faire partie du dialogue des médias, et que les sièges de médias internationaux s’intéresseraient aux gens concernés directement par les évènements, à leurs témoignages et leurs points de vue.
Cela s’est avéré vrai : le mois dernier, notre rédaction a été inondée de demandes d’analyses et de commentaires sur les évènements de Tunisie et surtout ceux d’Egypte, par des médias du monde entier.

Global Voices a connu moins de réussite dans l’accomplissement d’un autre de nos objectifs : changer l’ordre du jour international des médias pour élargir notre couverture. En d’autres termes, nous sommes très bons pour attirer l’attention des différents commentateurs et observateurs sur des évènements que les principaux médias ont décidé de traiter. Mais nous avons eu peu d’opportunités de déplacer l’attention vers des sujets qui sont laissés de côté par le radar des médias, même quand nous avons pu fournir des témoignages et commentaires de terrain.

Notre responsabilité de témoigner

Place Tahrir le 29 janvier

Les technologies des nouveaux médias – pas seulement des médias en ligne, mais aussi la télévision par satellite, qui ont eu une importance cruciale dans la couverture des manifestations en Egypte et en Tunisie – promettent une couverture bien plus approfondie des évènements majeurs qu’avec les médias traditionnels. Je suis reconnaissant à Al Jazeera (en anglais) pour sa couverture exhaustive et continue des évènements égyptiens, et à mon ami Andy Carvin pour sa curation ininterrompue sur Twitter (1) des manifestations tunisiennes et égyptiennes.

Mais j’ai bien peur que ces technologies élargissent le spectre de sujets couverts à l’international, et il me semble que dans beaucoup de cas, nous n’en traitons qu’une portion très étroite, mais avec plus de profondeur. Le danger qui réside à ignorer cette révolution gabonaise ne tient pas simplement au fait que les forces de l’opposition seront arrêtées ou pire. Il tient au fait que nous échouons à comprendre que de profonds changements sont à l’oeuvre à travers le monde et qu’ils changent la nature même des révolutions populaires.

La vague de révoltes qui a enflé en Tunisie ne se cassera pas seulement sur le monde arabe mais sur un espace plus grand de notre planète.

Les actions courageuses de tunisiens lambda n’ont pas seulement captivé l’imagination de peuples subjugués dans le monde arabe, ils ont été partout, une inspiration pour des citoyens désinvestis de leur pouvoir.
Les medias sociaux donnent une voix aux révoltés de Sidi Bouzid et d’Alexandrie, mais pas à ceux de Libreville et de Port Gentil. Alors que les audiences du monde entier regardent avec étonnement les manifestants chrétiens et musulmans prier ensemble sur la place Tahrir, ils se demandent pourquoi les luttes au Gabon ne peuvent recevoir ne serait-ce qu’une fraction de cette attention.
Si l’inspiration qui mène à des révoltes populaires peut venir de n’importe où dans le monde, et que les outils pour couvrir ces luttes sont distribués à chaque personne munie d’un téléphone portable, ceux d’entre nous qui se tiennent loin de ces soulèvements doivent faire face à leur responsabilités.

Nous sommes mis à l’épreuve en étant témoins des luttes de ces peuples, qu’elles aient lieu ou pas dans des pays que nous connaissons déjà et dont nous avons peur. Nous sommes mis au défi de nous assurer que les régimes autoritaires n’écrasent pas les dissidences parce qu’ils savent que personne ne les regarde. De plus en plus, nous possédons les outils qui nous permettent de déplacer notre attention sur les changements révolutionnaires qui prennent place n’importe où dans le monde.
Reste à être à la hauteur de nos responsabilités.

(1) Andy Carvin est un pionnier dans l’organisation en ligne, le data journalisme et les médias sociaux. Il est actuellement senior strategist à la National Public Radio, où il aide la radio à développer ses stratégies numériques. Depuis le mois dernier, il est l’une des personnes les plus intéressantes à suivre sur Twitter. Il a en effet agrégé et édité de nombreux flux d’informations sur les manifestations en Tunisie et en Egypte

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Publié initialement sur le blog d’Ethan Zuckerman sous le titre Tunisia, Egypt, Gabon, our responsability to witness
Traduction : Ophelia Noor
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crédits photos via Flickr : Image de Une Huyguens [cc-by-nc-sa] Omar Bongo ; 3arabawy [cc-by-nc-] Tahrir sq le 29 janvier et Nasr City ; Via Global Voices Julie Owono [cc-by]

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