OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Revenu garanti, travail choisi http://owni.fr/2011/03/17/revenu-garanti-travail-choisi/ http://owni.fr/2011/03/17/revenu-garanti-travail-choisi/#comments Thu, 17 Mar 2011 18:38:23 +0000 Stanislas Jourdan & Sylvain Lapoix http://owni.fr/?p=52019 L’allocation universelle n’a rien d’une idée neuve. En revanche, elle a tout d’une idée marginale : utopique, sociale, portée par des mouvements alters… Les divers écoles de pensées qui tiennent au revenu minimum n’ont jamais réussi à percer le plafond de verre des médias grand publics. Malgré la tentative de Christine Boutin en 2003, ce débat là était resté verrouillé.

C’est pourquoi, en annonçant sur le plateau du JT de France 2, le 24 février 2011, son intention de proposer la mise en place un “revenu citoyen” de 850€, Dominique de Villepin suscite enthousiasme de ceux qui depuis longtemps défendent l’idée. Et si Villepin venait de briser un tabou ?

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La remise en cause du travail comme seul mode d’existence sociale

Car, en touchant au lien considéré comme sacré entre rémunération et travail, c’est à un pilier de la société moderne que l’on s’attaque : de l’obtention d’un crédit à la consommation à la location d’un appartement, d’une discussion entre amis à la présentation à la belle famille, l’emploi salarié est une norme sociale d’une puissance terrible. Sociologue du travail, Yolande Bennarosh décrypte ainsi cette « centralité historique du travail » :

[Elle] se résume essentiellement dans les couples droit-devoir, droit-obligation, contribution-rétribution qui impriment une conception du vivre-ensemble où c’est la contribution de chacun à la société qui le légitime à en attendre quelque chose en retour et lui assure la reconnaissance des autres. […] il devient, du même coup, le vecteur principal de l’identité personnelle et sociale.

De cette conception du travail comme seule façon « d’être en société » découle le fameux sentiment de malaise due à l’inutilité des chômeurs. Enfermé dans ce cocon anxiogène où il se répète qu’il ne « contribue pas à l’œuvre collective », le non-salarié est mûr pour les discours culpabilisant de Pôle Emploi et autres instituts de placement qui lui font porter personnellement la responsabilité de son inactivité. Un jugement d’autant plus injuste qu’avec la massification du chômage, il relève de la pirouette intellectuelle de transformer un fait de société en tragédie individuelle (même si l’exercice est devenu un classique du genre, notamment dans la lutte contre la toxicomanie).

Or, dissocier revenu et travail constitue justement une manière de répondre à cette angoisse sociale. Dans le régime actuel, la rémunération ne récompense qu’un seul type de contribution : le travail salarié. Une société qui distribuerait de manière « inconditionnelle » un revenu ne viserait à rien d’autre qu’à l’inclusion (par opposition à l’exclusion) de tous ses membres, laissant à chacun la liberté de choisir la façon dont il souhaite oeuvrer pour la collectivité. Un principe décrit par Alain Caillé (fondateur du Mouvement Anti-utilitariste dans les sciences sociales, ou Mauss) comme une « inconditionnalité conditionnelle ».

Donner aux citoyens le choix de leur contribution à la société

Et les réactions des bénéficiaires d’un revenu universel sont loin de la caricature de paresse que certains critiques agitent en épouvantail. Dans un village de Namibie où fut instauré un revenu minimum garanti, le chercheur Herbet Jauch fut lui-même surpris de l’effet de cette « manne » sur les habitants :

Nous avons pu observer une chose surprenante. Une femme s’est mise à confectionner des petits pains ; une autre achète désormais du tissu et coud des vêtements ; un homme fabrique des briques. On a vu tout d’un coup toute une série d’activités économiques apparaître dans ce petit village.

Assurés de leur subsistance par la puissance public, les citoyens cherchent des moyens de contributions pertinents au projet commun, des « activités chargées de sens aux yeux des individus eux-mêmes ». Un paradoxe plein de promesses : en donnant à chacun des chances égales de survie financière, cette expérience de revenu garanti a permis aux habitants de se ré-approprier le fonctionnement de leur société.

Réconcilier l’Homme et la machine

Mais l’enthousiasme des convaincus de l’allocation universelle se heurte souvent au mêmes doutes : si le travail n’est plus nécessaire pour vivre, qui continuera à occuper les emplois difficiles et mal payés, mais néanmoins nécessaires à la société ? Qui fera le métier de caissière, ira balayer les rues, ramasser les poubelles, et assurer l’entretien dangereux des centrales électriques ?

Selon David Poryngier du Mouvement des Libéraux de Gauche, il faut relativiser ces craintes  :

Au rythme où les caissières sont remplacées par des machines dans les supermarchés, je ne pense pas que ça soit une question critique. Plus sérieusement, on peut attendre un rééquilibrage du rapport de forces entre employeurs et travailleurs, au profit de ces derniers, dans les métiers les plus pénibles et les moins valorisants. Tout le contraire de la situation actuelle, où le chômage endémique tire les salaires vers le bas et prohibe toute négociation sur les conditions et les horaires de travail. Qui s’en plaindra ?

La rémunération inconditionnelle du travail pourrait “revaloriser” les métiers pénibles en leur garantissant un meilleur revenu, renversant le dumping social qui s’impose comme règle des échanges entre pays riches et pays à faibles coûts de main d’oeuvre.

Quant à l’hypothèse d’une substitution de l’homme par la machine pour les tâches ingrates, il permettrait d’inscrire la proposition d’allocation universelle dans la continuité des grandes luttes sociales de l’entre-deux guerres. Une sorte de nouveaux « congés payés » où, aux nouveaux choix de vie donnés par le temps libre, s’ajouteraient celui de l’occupation du temps de travail.

Pour en finir avec la « valeur travail »

Vu sous l’angle du rapport au travail, l’idée de l’allocation universelle s’impose comme une réforme subversive. En renversant le rapport au travail et à sa valorisation dans la société, il met sens dessus-dessous le fondement des débats électoraux des dernières années axés sur le pouvoir d’achat. Car, tandis qu’en 2007, un certain Nicolas Sarkozy était élu sous le slogan du « travailler plus pour gagner plus » et de la fameuse « valeur travail », et qu’à gauche, on nous promettait le retour du plein emploi salarié, l’allocation universelle nous propose un voie alternative vers l’utilité sociale choisie.

Retrouvez notre dossier spécial sur le revenu citoyen :

Crédits photo FlickR CC : dunechaser / Jordan Prestot

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Revenu universel: « la première vision positive du XXIe siècle » http://owni.fr/2011/03/17/revenu-minimum-garanti/ http://owni.fr/2011/03/17/revenu-minimum-garanti/#comments Thu, 17 Mar 2011 10:43:23 +0000 Mona Chollet & Thomas Lemahieu http://owni.fr/?p=50144 Après avoir vécu douze ans dans une roulotte de cirque, pour être libre et pour économiser un loyer, Susanne Wiest s’est installée à Greifswald, dans le nord de l’Allemagne. Elle travaille comme maman de jour, sans gagner suffisamment pour joindre les deux bouts : elle doit accepter l’aide de ses parents. Une réforme fiscale, qui l’appauvrit en intégrant les allocations de ses enfants à son revenu imposable, augmente encore son exaspération et son sentiment d’absurdité. Et puis, un jour, elle tombe sur une carte postale. Une carte postale dorée, avec, en lettres blanches, cette simple question :

Quel travail feriez-vous si votre revenu était assuré ?

Derrière la carte – et la question -, il y a Enno Schmidt, un artiste allemand établi en Suisse alémanique, et Daniel Häni, qui dirige à Bâle Unternehmen Mitte, une ancienne banque reconvertie en centre social et culturel (une exception notable à la règle qui veut que seules les usines désaffectées connaissent ce destin). Ils militent pour un revenu inconditionnel qui serait versé à chaque citoyen afin de lui permettre d’assurer sa subsistance – lui laissant donc le choix d’occuper ou non, en plus, un emploi rémunéré. L’idée séduit Susanne Wiest, qui joint ses forces à celles des deux hommes, multipliant avec eux débats, tribunes et happenings.

En décembre 2008, usant d’un droit accordé depuis 2005 à tout citoyen allemand, elle lance une pétition en ligne demandant au Bundestag de se pencher sur la question du revenu de base. Pour que les parlementaires accèdent à une telle demande, 50 000 signatures sont requises ; la pétition en recueille 120 000. Ce succès inattendu entraîne celui du film réalisé par Häni et Schmidt, et diffusé sur Internet : Grundeinkommen – Ein Kulturimpuls (« Le revenu de base – Une impulsion culturelle », film adossé à un site) : entre sa mise en ligne et le mois de novembre 2010, il a été téléchargé 350 000 fois, l’essentiel des connexions venant d’Allemagne. L’audition de Susanne Wiest au Bundestag a eu lieu le 8 novembre 2010.

Susanne Wiest, Enno Schmidt et Daniel Häni

Entre-temps, Enno Schmidt et Daniel Häni ont reçu un renfort supplémentaire : celui de Marie-Paule Perrin et Oliver Seeger, un couple franco-suisse qui, après avoir longtemps vécu dans le sud de la France, s’est installé près de Zurich. Anciens de Longo Maï, une coopérative agricole communautaire établie après 1968 dans les Alpes de Haute-Provence, ils sont aux prises, comme tous ceux qui gardent le cœur à gauche, avec le déclin des idéologies progressistes. Le film les frappe au point qu’ils décident d’en produire une version française, disponible en ligne depuis octobre 2010.

L’Allemagne nous avait déjà offert le « Manifeste des chômeurs heureux », traduit en français en 2004 par le mensuel de critique sociale marseillais CQFD . Au niveau mondial, le revenu garanti est promu par le réseau Basic Income Earth Network (BIEN). En France aussi, l’idée fait son chemin (voir l’appel pour le revenu de vie, lancé en mai 2009). C’est sans doute le philosophe André Gorz, disparu en 2007, qui a le plus contribué à l’étayer et à la diffuser. En 2000, sur notre site Periphéries.net (voir « Feignants et bons à rien »), on s’était fait l’écho des revendications du Collectif d’agitation pour un revenu garanti optimal (CARGO), fondé au sein d’Agir ensemble contre le chômage (AC !) et auteur d’un CD à l’insolence rafraîchissante : « Monsieur Jospin, est-ce qu’il ne resterait pas un chouïa de société d’assistanat pour moi ? » , dans une veine reprise depuis par Julien Prévieux avec ses hilarantes Lettres de non-motivation.

Une “valeur travail” plus ancrée en France qu’en Allemagne ou en Suisse

Pourtant, il faut bien constater que l’hypothèse du revenu de base rencontre un écho bien moins large en France qu’en Allemagne ou en Suisse.

Contrairement aux clichés qui prétendent que les peuples germaniques disciplinés ont la religion du travail, tandis que les Français latins sont d’indécrottables paresseux réputés dans le monde entier pour faire grève pour un oui ou pour un non, on se rend compte que la “valeur travail” est bien plus ancrée en France, observe Marie-Paule Perrin. La gauche radicale y est plus idéologique qu’ailleurs, et elle reste largement ouvriériste. Dans les pays nordiques, les gens sont plus pragmatiques, plus ouverts, et ils ont davantage l’habitude d’examiner les choses par eux-mêmes, sans se préoccuper de ce qu’en dit tel ou tel grand penseur. Et, après tout, pourquoi devrions-nous rester prisonniers des théories politiques dont nous avons hérité, si nous estimons qu’elles ne sont plus adaptées à la situation dans laquelle nous sommes ?

En France, le mouvement Utopia, transversal au Parti socialiste, aux Verts et au Parti de gauche, qui porte la revendication du revenu garanti, a édité cette année un petit livre de synthèse sur le sujet : Un revenu pour tous – Précis d’utopie réaliste. L’auteur, Baptiste Mylondo invite d’abord à se méfier des contrefaçons. Dans le sillage de Milton Friedman, en effet, certains libéraux se prononcent pour le versement à chacun d’un « misérable subside » qui ne permettrait pas de vivre, mais fonctionnerait plutôt comme une subvention déguisée aux entreprises : celles-ci disposeraient d’une réserve de main-d’œuvre qu’elles pourraient embaucher à vil prix, tandis que le démantèlement des droits sociaux se poursuivrait de plus belle. Mylondo définit dix critères indispensables pour permettre au revenu garanti de jouer son rôle libérateur. Les voici, histoire de savoir tout de suite de quoi l’on parle :

  • Revenu en espèces (et non en nature)
  • Versé à chaque citoyen
  • Versé sans condition (de ressources, d’activité, d’inactivité, etc.)
  • Versé sans contrepartie (recherche d’emploi, travail d’intérêt général, etc.)
  • Cumulable avec d’autres revenus
  • Versé à titre individuel (et non à l’ensemble du foyer)
  • Versé tout au long de la vie
  • Montant forfaitaire (avec toutefois une distinction entre personnes majeures et mineures)
  • Montant suffisant (permettant de se passer d’emploi)
  • Versement mensuel.

Au premier abord, l’idée paraît extravagante, irréaliste, tant chacun reste persuadé de devoir produire la richesse qu’il consomme – une croyance pourtant totalement irrationnelle. Loin d’être une vue de l’esprit, le revenu de base constitue plutôt une utopie « déjà là », en filigrane dans la réalité présente. Le film de Daniel Häni et Enno Schmidt souligne qu’en Allemagne, aujourd’hui, seul 41% de la population tire son revenu de son emploi : tous les autres vivent de revenus dits « de transfert ». « Il faut savoir exploiter les brèches qui s’ouvrent dans la logique du système pour les élargir », écrivait André Gorz, qui citait en exemples « le revenu parental d’éducation (un an avec 80% du salaire pour chaque enfant en Suède, le partage de cette année entre la mère et le père étant sur le point d’être exigé) et, d’autre part, la forme du droit au congé formation (un an au Danemark) ». De même, la récente contestation du projet Fillon de réforme des retraites a été l’occasion pour le sociologue Bernard Friot de prôner, à partir de la logique de la retraite par répartition, une forme de revenu garanti ; son raisonnement a suscité beaucoup d’intérêt, en particulier lors de son passage chez Daniel Mermet dans « Là-bas si j’y suis », sur France Inter .

Il peut toutefois sembler délirant de disserter sur le revenu de base alors que, depuis trente ans, dans les pays occidentaux, la tendance consiste à refermer les brèches bien plus qu’à les élargir. La même idéologie punitive, dissimulant l’exploitation et la domination la plus crue sous les traits d’un moralisme archaïque, sévit partout. Les gouvernements de tous bords ont renforcé les conditionnalités de l’aide sociale et adopté des politiques dites d’« activation », visant à « remettre au travail » des chômeurs présentés comme de dangereux parasites . Du droit, on est passé à l’aumône. Sous le gouvernement de Gerhard Schröder, l’Allemagne a adopté la réforme Hartz, qui a réduit le montant et la durée des allocations chômage tout en renforçant le contrôle et la culpabilisation de leurs bénéficiaires. En France, le face-à-face orchestré par l’Etat entre les agents de Pôle Emploi et les chômeurs, deux populations qu’il amène à se maltraiter mutuellement, illustre assez bien le cauchemar que représente, comme l’avait prédit Hannah Arendt, une « société du travail sans travail ». Et encore : tout cela, avant que la crise ne déferle et que le fléau de l’austérité, avec ses coupes sauvages dans les finances publiques, ne s’abatte sur les Etats…

Nos politiques de l’emploi sont vouées à l’échec

Si on croyait impressionner Marie-Paule Perrin par ce tableau apocalyptique, c’est raté. Il ne lui tire guère plus qu’un haussement d’épaules. « Cela ne change rien au fait que les emplois qui ont été détruits, ou qui sont partis dans les pays du Sud, ne reviendront pas, réplique-t-elle. La solution, ce n’est pas de rogner sur les budgets sociaux : c’est de donner de l’air. C’est de libérer les énergies, les idées, de démocratiser la capacité de réflexion et d’action, au lieu de s’en remettre à des “élites” dépassées. Notre problème n’est pas que l’on consacre trop d’argent au social, mais que nos politiques de l’emploi sont vouées à l’échec. Et puis, si les gens ont compris une chose avec la crise, c’est bien que de l’argent, il y en a… »

Oliver Seeger abonde : « En réalité, le plein-emploi n’a jamais existé ! Nous courons après une chimère depuis des décennies. S’en débarrasser enfin serait d’autant plus bénéfique que c’est aussi lui qu’on invoque pour justifier la recherche de la croissance, alors même qu’une croissance éternelle, on le sait, n’est ni possible, ni souhaitable. » En somme, il faut, comme le dit dans le film Peter Ulrich, de l’université de Saint-Gall, « prendre acte du fait que le marché du travail ne pourra plus assurer l’intégration sociale de toute la population ».

Le « droit au travail », un non-sens : « Il n’existe pas de droit à être obligé de faire quelque chose »

En France, la révolte contre la réforme des retraites, cet automne, a d’ailleurs mis en lumière avec une force inédite la perte de sens et la souffrance qui sont le lot des salariés aujourd’hui : dans ce qu’exprimaient grévistes et manifestants, les deux années supplémentaires imposées pour la retraite à taux plein n’étaient que la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. « Alors que les nouvelles technologies informatiques sont censées alléger les peines physiques, que plus des deux tiers des salariés appartiennent au secteur tertiaire et que la durée légale du travail n’est que de trente-cinq heures, voilà qu’apparaît une image lugubre de l’activité professionnelle, associée à la mort ou à la privation de vie », écrit la sociologue Danièle Linhart . De quoi retenir l’attention d’Oliver Seeger, qui, comme Paul Lafargue dans son célèbre Droit à la paresse, n’est jamais parvenu à comprendre que le prolétariat « manifeste pour réclamer le droit de se faire exploiter ». Dans le film, on entend ces mots frappants au sujet du « droit au travail » : « Il n’existe pas de droit à être obligé de faire quelque chose, de même qu’il n’existe pas de droit à être acheté. Le droit au travail ne peut être que le droit à exercer une activité choisie, que personne ne peut nous acheter ou nous enlever. »

Souvent stérile, quand il n’est pas nuisible, rendu infernal par les inépuisables ressources de perversité du management, l’emploi salarié contraint est peut-être bien devenu un cadre intenable pour l’activité humaine. « Il faut rompre avec les vieux schémas de pensée, en finir avec l’idée fausse que seul le travail rémunéré constitue une contribution méritoire à la société. En réalité, c’est souvent exactement l’inverse », lance dans le film la députée allemande Katja Kipping (Die Linke).

Renoncer à l’horizon illusoire du plein-emploi, ce serait aussi supprimer tous les dispositifs d’un coût exorbitant mis au service de cet objectif, comme les subventions englouties dans l’aide aux entreprises, et censées les inciter à embaucher – en pure perte. La question du mode de financement du revenu de base n’en serait que plus facile à résoudre. Encore plus facile, faudrait-il dire : on trouve chez ses partisans de nombreuses propositions concurrentes, des conceptions différentes des impôts ou des transferts sociaux qu’il faudrait créer, conserver ou supprimer, et toutes – certaines étant combinables entre elles – ont leur pertinence. Daniel Häni et Enno Schmidt plaident pour une suppression de tous les impôts à l’exception de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), dont le caractère inégalitaire serait annulé, comme leur film l’explique très bien, par l’instauration même du revenu de base. Cette solution n’a cependant pas les faveurs de Baptiste Mylondo, plus intéressé, dans le contexte français, par une hausse de la cotisation sociale généralisée (CSG). BIEN-Suisse vient de publier un livre faisant le point sur les différentes thèses circulant dans le pays quant aux modes de financement .

N’est-il pas vertigineux de réaliser que l’aspect comptable du revenu de base ne pose aucune difficulté ? On touche alors du doigt à la fois la puissance et la fragilité des croyances, des représentations sur lesquelles repose le système dans lequel nous vivons. Le débat à mener n’est donc pas prioritairement d’ordre financier : il est avant tout culturel. Il suffit en effet d’évoquer le revenu garanti pour qu’aussitôt surgissent dans l’esprit de vos interlocuteurs des visions bachiques d’une société livrée au chaos et à l’anarchie. Un sondage mentionné dans le film pointe l’ironie de cette réaction : parmi les personnes interrogées, 60% disent qu’elles ne changeraient rien à leur mode de vie si elles touchaient le revenu de base ; 30% travailleraient moins, ou feraient autre chose ; et 10% répondent : « D’abord dormir, ensuite on verra. » En revanche, 80% se disent persuadées que les autres n’en foutront plus une rame… « Jusqu’ici, personne n’a encore dit : “Je me mets en jogging, je m’installe sur le canapé et j’ouvre une canette” », constate Oliver Seeger, qui serait presque déçu. Le film le fait remarquer très justement :

Se libérer du travail signifie aussi se libérer pour le travail. Penser qu’au-delà de la grille, il n’y aurait que vacances et loisirs, c’est le point de vue de la dépendance.

Les expériences qui ont déjà été tentées ici et là montrent d’ailleurs une réalité beaucoup plus sage que ces fantasmes débridés.

« Il est plausible d’imaginer que dans les pays riches, le revenu de base aboutisse à une forme de décroissance, tandis que ce serait l’inverse dans les pays pauvres. » C’est en tout cas ce qui s’est produit à Otjivero, le village de Namibie où a été instauré pour deux ans, début 2008, un revenu garanti de 100 dollars namibiens par mois pour tous les habitants de moins de 60 ans, « à l’initiative d’un pasteur qui n’en pouvait plus du développement », résume Oliver Seeger . « Contrairement aux microcrédits et à beaucoup de programmes d’aide au développement classiques, le revenu minimum a un impact non seulement sur la production, mais aussi sur la demande, expliquait le chercheur Herbert Jauch, membre de la Basic Income Grant Coalition (BIG) de Namibie, à la Frankfurter Rundschau. En Afrique, le pouvoir d’achat se concentre en général dans quelques centres, ce qui force les gens à quitter les campagnes pour les villes, où les bidonvilles finissent par s’étendre. Le revenu minimum garanti permet à des régions rurales de se développer, il crée des marchés locaux et permet aux gens d’être autosuffisants . »

Si les sociétés occidentales doivent aller vers la décroissance, il estime que le revenu de base en serait le meilleur moyen : « Il pourrait enclencher une évolution des mentalités. La décroissance implique un changement de valeurs ; or un changement de valeurs ne se décrète pas ! Aujourd’hui, une large part de la consommation tient au fait que l’on compense les frustrations engendrées par l’obligation d’avoir un emploi souvent peu épanouissant en tant que tel. » En somme, cette consommation « de dédommagement » pourrait disparaître d’elle-même si les gens n’étaient plus dépossédés de leur bien le plus précieux : leur temps. « Sinon, glisse Marie-Paule Perrin, on en est réduit à prôner la décroissance en leur donnant mauvaise conscience. Et ça, c’est insupportable. »

En allemand, Häni et Schmidt ont cette formule : « Freiheit statt Freizeit » – « la liberté au lieu du temps libre ». Et c’est bien cela qui fait peur : la liberté. Marie-Paule Perrin se rappelle avoir entendu parler pour la première fois du revenu garanti autour de 1997, avant le vote de la loi Aubry sur les 35 heures, en France : « On se demandait ce que les gens allaient faire du temps que la loi allait libérer, on réfléchissait au partage entre travail et loisirs, et, de fil en aiguille, au sens de la vie. Beaucoup ressortaient Le Droit à la paresse. » A droite, la psychose des 35 heures était en marche. En 2003, l’essayiste libéral Nicolas Baverez estimait sans complexes que, autant la réduction du temps de travail est:

appréciable pour aller dans le Lubéron, autant, pour les couches les plus modestes, le temps libre, c’est l’alcoolisme, le développement de la violence, la délinquance .

Une utopie élitiste ?

A gauche aussi, cette peur existe. Un reproche récurrent adressé au revenu de base le qualifie d’utopie élitiste, imaginée par des bobos et des intellos ne tenant pas compte du fait que certaines classes sociales seraient moins bien armées pour faire face à cette liberté nouvelle. « Moi, c’est cette objection qui me semble extraordinairement élitiste, au contraire », assène Oliver Seeger. Il invoque l’exemple de la lutte des ouvriers de Lucas Aerospace, qui, dans les années 1970, au Royaume-Uni, avaient élaboré, au terme de deux ans de réflexion collective, un Plan alternatif pour leur entreprise. « Refusant la logique des licenciements au nom de la prétendue rentabilité de la production, le Plan évoque la nécessité de s’appuyer sur d’autres besoins que ceux du capitalisme, écrit à ce sujet le site Solidarités.ch. Dans le combat pour déterminer à quoi doit être utilisée la force de travail, les travailleurs développent une première expérience d’un réel contrôle ouvrier. Ils ne se contentent pas en effet de gérer la structure capitaliste. Ils veulent travailler et utiliser les forces productives existantes pour répondre aux réels besoins de la société et pour œuvrer de telle sorte que le travailleur puisse développer toute sa capacité productive. » Et les idées ne manquaient pas : technologies permettant des économies d’énergie ou recourant à l’éolien et au solaire, matériel hospitalier, appareils de dialyse portatifs ou véhicules pour handicapés… On pourrait ajouter à cet exemple celui, plus général, de la perruque, pratique par laquelle un ouvrier détourne une machine pour son propre usage.

« A Longo Maï, se souvient Oliver Seeger, il y avait toujours ce présupposé selon lequel nous étions une avant-garde révolutionnaire, une petite élite qui se préparait pour le jour J – on ne l’exprimait peut-être pas de façon aussi caricaturale, mais on n’en pensait pas moins. Aujourd’hui, c’est justement cela qui me séduit dans le revenu de base : la perspective de laisser les gens libres, pour une fois. De ne pas penser à leur place, de ne pas leur prémâcher une idéologie qu’ils seraient condamnés à suivre – puisqu’elle ne viendrait pas d’eux. Là, tout part de l’individu, de sa réflexion personnelle. » Comme le dit dans le film Wolf Lotter, journaliste économique à Hambourg : « Le grand défi, c’est que chacun doit réapprendre à vivre. » Et l’on peut parier que toutes les classes sociales seraient également paumées, au début, devant cette liberté nouvelle : « Le revenu de base implique de se mettre en jeu, de se donner du mal. J’espère bien que les gens auraient mal à la tête, et au cœur, et au ventre, que tout leur métabolisme serait dérangé, s’ils devaient réfléchir à ce qu’ils ont réellement envie de faire ! poursuit Oliver Seeger. Comment pourrait-il en être autrement quand, pendant des années, on est allé au turbin sans se poser de questions ? Mais moi, j’aimerais vraiment avoir une chance de voir ce que cela pourrait donner. Cela me rend très curieux. »

« Le revenu de base démontre que l’égalité, loin d’être l’ennemie de la liberté, en est la condition »

Sans cette liberté, ajoute-t-il, il ne saurait y avoir de démocratie réelle : « Un citoyen ne peut pas décider librement s’il est exploité dans un processus de production. Pour être membre d’une démocratie, il faut être indépendant. C’est bien pour cela que, chez les Grecs, les esclaves ne votaient pas ! » Marie-Paule Perrin a encore une autre raison d’être séduite par cette perspective : « Ce serait une manière de mettre fin au débat qui agite régulièrement les éditorialistes français, et qui me casse les pieds, sur la prétendue opposition entre égalité et liberté : ils arguent qu’on ne peut pas vouloir l’égalité sans renoncer à la liberté – sans que cela nous ramène au goulag, en somme. Or, avec le revenu de base, l’égalité devient la condition de la liberté. »

Une autre objection immanquablement suscitée par le revenu de base, « Mais qui fera les sales boulots ? », constitue à elle seule un aveu terrible, fait-elle remarquer : « La poser, c’est admettre qu’il nous faut une catégorie de population suffisamment vulnérable pour ne pas pouvoir refuser les boulots dont nous ne voulons pas. » Les solutions possibles données par les partisans du revenu garanti varient assez peu. Il y en a trois : les faire soi-même, les automatiser et les rationaliser, ou enfin reconnaître leur utilité sociale et les payer en conséquence, de façon à les rendre attractifs sur le plan financier . On pourrait aussi imaginer que la disparition d’une main-d’œuvre captive provoque une prise de conscience qui conduirait, par exemple, à réduire le volume des déchets produits, ou à abandonner des comportements négligents et méprisants.

Transformer les individus en personnes

Se pose aussi la question de savoir comment définir les « membres d’une communauté politique » qui auraient droit au revenu de base : le critère serait-il le domicile ? La nationalité ? « Cette question n’est pas tranchée. Elle suscite une certaine épouvante à l’idée que, si on accordait ce droit à tout le monde, les étrangers débarqueraient en masse. Mais il faut avoir en tête que si chacun était assuré d’un revenu, la défiance envers les immigrés serait déjà bien moindre… » L’un des mérites du revenu de base serait son « effet sur l’escalade des tensions sociales », comme l’observe dans le film le journaliste Wolf Lotter.

Autre critique que l’on entend formuler : le fait que le revenu de base soit un droit individuel ne risque-t-il pas d’aggraver encore les ravages de l’individualisme, d’accélérer la disparition de toute logique collective ? « Dans ce cas, plutôt que de dire “l’individu”, on peut dire “la personne” », répond Marie-Paule Perrin, familière de la pensée de Miguel Benasayag. A l’individu, figure de la séparation, de l’aliénation, de l’impuissance, celui-ci oppose en effet la personne, « au sens où chacun de nous est intimement lié au destin des autres : ma liberté ne finit pas où commence la vôtre, mais existe sous condition de la vôtre », nous expliquait-il. De fait, le revenu de base peut même apparaître comme un moyen de (re)faire des individus des personnes. Dans Un revenu pour tous, Baptiste Mylondo cite les travaux de deux chercheurs de l’université catholique de Louvain qui ont tenté en 2004 de deviner les effets produits par le revenu de base en s’intéressant aux gagnants du jeu « Win for life », équivalent belge de ce qui s’appelle en France « Tac o Tac TV, gagnant à vie », garantissant le versement d’un revenu mensuel à vie. Parmi les différences importantes entre les deux situations, qui obligent à relativiser leurs conclusions, Mylondo en relève une qu’ils ont négligée : « Tandis que le bénéficiaire du revenu inconditionnel est entouré d’autres bénéficiaires, le gagnant du loto est totalement isolé. Or la valeur du temps libre croît avec le nombre de personnes avec qui il est possible de le partager. »

Plutôt que de rechercher l’autosuffisance, assumer l’interdépendance

« Chaque être humain porte en lui ses propres objectifs et son travail, et il les abandonne parce qu’il ne peut pas les convertir en argent. » Dans leur film, Daniel Häni et Enno Schmidt insistent sur l’épanouissement personnel que permettrait le revenu de base – un « épanouissement » réel, cette fois, c’est-à-dire débarrassé de sa dimension bullshit qui, aujourd’hui, aggrave l’aliénation en prétendant la soulager, puisque l’on éjecterait de l’équation le couple infernal management-consommation. Ils proposent de « prendre l’individu au sérieux ». Une très belle séquence les montre, à la gare de Bâle, distribuant aux passants de tous âges les couronnes en carton doré dont ils ont fait le symbole de leur combat. « Le plus intéressant dans ce système, c’est que je ne pourrai plus dire à la fin de ma vie que je n’ai pas pu faire ce que je voulais », énonce la comédienne bâloise Bettina Dieterle.

Et, en même temps, le revenu de base implique de reconnaître les liens de profonde interdépendance qui unissent les membres d’une société, et qui conditionnent cet épanouissement. C’est même l’un de ses traits les plus frappants : il invite à prendre conscience du fait qu’on travaille toujours pour les autres, même si on a l’illusion de travailler pour soi parce qu’on en retire un salaire. On est loin de l’utopie de beaucoup de décroissants, qui se montrent obsédés par l’autosuffisance et semblent se donner pour but d’être capables de produire tout ce dont ils pourraient avoir besoin. « Au-delà d’une certaine limite, l’autosuffisance ne peut pas être un projet politique, estime Marie-Paule Perrin. En Suisse, par exemple, la densité de population est telle qu’il serait inenvisageable de nourrir tous les habitants avec la production agricole du pays. »

« Je n’ai ni le besoin ni le désir de recevoir une aide de la société. Je ne veux compter que sur mes propres forces. »
Un jeune homme opposé au revenu de base

Dans une tribune intitulée « La politique sociale et le paradis » (PDF, en allemand), Susanne Wiest relate sa rencontre, lors d’un débat sur le revenu de base organisé dans sa ville, avec un jeune homme qui lui signifie d’emblée son opposition à cette idée : « Dès que j’aurai terminé mes études, je veux voler de mes propres ailes, lui dit-il. Je n’ai ni le besoin ni le désir de recevoir une aide de la société. Je ne veux compter que sur mes propres forces. » Elle raconte : « Je lui ai alors demandé s’il avait aussi construit l’université de Greifswald de ses propres mains, et les rues de la ville, ou encore s’il était responsable de ces bancs si agréables sur les remparts ? Le revenu de base n’est pas une prestation sociale pour les nécessiteux. Comme son nom l’indique, c’est une base. Et une base, il y en a toujours une : l’université qui ouvre ses portes, le pommier en fleur dans le jardin, le train dans lequel je peux monter. Quelle base sociale avons-nous aujourd’hui ? L’avons-nous choisie, ou a-t-elle simplement poussé là, mille fois rafistolée et adaptée ? Est-elle pour nous un jardin fertile, dans lequel je peux faire pousser une rangée de pommes de terre quand d’autres sources de revenus se tarissent, ou quand j’en ai envie ? Que puis-je faire aujourd’hui pour m’aider moi-même, pour me réaliser et construire ma vie ? Est-ce que la base Hartz IV [dernière des quatre réformes de l’assurance chômage allemande] nous rend service ? Avons-nous eu notre mot à dire à son sujet ? (…) Le revenu de base n’est pas un organisme de bienfaisance : c’est un jardin. C’est une base et une opportunité. »

Susanne Wiest

Un jardin ? Son interlocuteur commente : « Ça sonne bien ; on dirait presque le paradis. Mais l’être humain est paresseux : quand il lui manque la motivation, l’aiguillon, il ne fait plus rien. Le paradis, on sait bien que ça ne marche pas. » Comme quoi certaines conceptions ont la vie dure… Mais Susanne Wiest saisit la balle au bond : « Moi, j’aimerais bien récupérer le paradis. Pas le paradis où nous aurions été sans le savoir, mais celui que nous bâtissons nous-mêmes. Ce projet, c’est mon but ultime, mon aiguillon à moi. » Elle conclut, rêveuse : « “Revenu de base – Présentation d’une idée” : ça s’annonçait comme un débat inoffensif sur une question de politique sociale précise. Et puis nous nous sommes assis, et nous avons parlé du paradis, et de nos désirs les plus secrets, de nos attitudes face à la vie. Nous nous sommes révélés. J’ai appris de nouvelles choses sur moi-même et sur les autres, j’ai expérimenté et approché de plus près mes motivations les plus intimes. C’était une claire et belle soirée, et une merveilleuse discussion. »

« Le savoir, la formation, toute l’ingénierie accumulée, tout ça, c’est à nous tous »

La reconnaissance de l’interdépendance humaine est aux fondements philosophiques du revenu de base, que l’écrivain Yves Pagès, proche du CARGO, nous résumait dans un entretien : « L’argument, c’est que le salariat est en train de s’abolir de lui-même. Il n’y a plus de possibilité réelle de comptabiliser, d’individualiser un salaire d’une façon non arbitraire. Le savoir, la formation, toute l’ingénierie accumulée, tout ça, c’est à nous tous. Ne serait-ce que le langage : la possibilité même que nous parlions, cela fait déjà à peu près la moitié du travail. Les autonomes italiens, et notamment Paolo Virno, sont allés dénicher une idée de Marx : le general intellect. » C’est ce que le film de Daniel Häni et Enno Schmidt dit aussi à sa manière : « Le travail que chacun exécute n’a pas de prix, mais le revenu de base le rend possible. » Et, à côté de cela, il faut affirmer « le droit de chaque personne à profiter du bien-être de la nation ».

Est-ce parce qu’il imbrique aussi étroitement le personnel et le collectif que le revenu de base suscite une adhésion aussi enthousiaste chez ceux qui se laissent séduire ? Quoi qu’il en soit, Marie-Paule Perrin en constate les effets positifs sur elle : « Avant qu’Oliver ne me montre le film de Daniel et Enno, j’étais désespérée par l’état du monde, au point que je n’avais plus ni la force ni l’envie de me confronter aux problèmes sociaux ou politiques. J’étais comme paralysée, parce que je n’entrevoyais aucun début de solution. La perspective ébauchée par le revenu de base, en jetant un autre éclairage sur les choses, en me les faisant voir sous un autre angle, a suscité un redémarrage de la réflexion. »

Pour autant, qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas d’un projet révolutionnaire. Même si ses partisans ont leurs propres rêves et attentes quant à ce qu’il pourrait produire, le revenu de base ne prétend pas définir un modèle de la « bonne vie », mais seulement créer les conditions pour libérer les ressources de chacun et de tous – « donner de l’air », comme dit Marie-Paule Perrin. En ce sens, il est davantage une pochette surprise qu’une utopie au sens strict. Et on ne peut exclure le cas de figure où il serait dévoyé. Un modèle immunisé contre un tel risque ne saurait exister – et d’ailleurs, il vaut sans doute mieux ne pas le souhaiter. Pour reprendre une expression qu’affectionne particulièrement Oliver Seeger :

il est toujours possible de transformer un aquarium en bouillabaisse.

Il raconte : « Une amie qui est militante communiste, ici en Suisse alémanique, m’a dit avec le plus grand sérieux : “Le revenu de base, voilà typiquement une idée qui pourrait très mal tourner.” J’ai trouvé que c’était un comble ! Je lui ai répondu : “Ah oui, c’est sûr que vous, les communistes, vous êtes bien placés pour parler !” »

Il ne s’agit pas non plus de résoudre tous les problèmes. « Le propos n’est pas de s’attaquer aux inégalités de patrimoine, ou à la spéculation, même si rien n’empêche de lutter contre elles par ailleurs : c’est d’assurer à chacun la possibilité matérielle de mener sa vie comme il le souhaite. » A cet égard, le film de Häni et Schmidt risque de s’avérer très déroutant, voire choquant, pour quiconque est habitué au registre lexical de la gauche radicale française. Aucune logique d’affrontement ici ; ce qui est peut-être la faiblesse, mais aussi la force de la démarche. Comme l’illustre la discussion avec l’étudiant rapportée par Susanne Wiest, le thème du revenu de base fonctionne comme un laboratoire. Il amène à réfléchir à ce que l’on veut vraiment, aux conceptions dont on est imprégné ; une expérience dont chacun ne peut que sortir renforcé, mieux armé pour faire face aux inégalités et aux injustices. Ce qui, admettons-le, ne serait pas un luxe…

>> Article publié initialement sur Périphéries.net

>> Illustrations FlickR CC : Toban Black, Nils Bremer et Nils Bremer

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http://owni.fr/2011/03/17/revenu-minimum-garanti/feed/ 87
L’allocation universelle, piste inexplorée pour l’égalité des chances http://owni.fr/2011/02/08/lallocation-universelle-piste-inexploree-pour-legalite-des-chances/ http://owni.fr/2011/02/08/lallocation-universelle-piste-inexploree-pour-legalite-des-chances/#comments Tue, 08 Feb 2011 15:34:56 +0000 Carole Fabre (Izine) http://owni.fr/?p=37952 Le revenu de vie, c’est une allocation universelle, d’un montant égal, versée à tout le monde, riches, moins riches, pauvres, très pauvres, de la naissance à la mort, indexée sur la richesse du pays. Ce processus à mettre en route est nécessaire pour passer en douceur les changements en cours. Non, c’est nécessaire, pour être enfin acteurs des changements obligatoires qui sont en cours. Si nous ne voulons pas subir, mais déployer tout notre potentiel d’acteurs, il est temps que les citoyens s’emparent de ce projet.  

Le revenu de base a été pensé dès le 18ème siècle, même si on en retrouve des traces bien avant. Mais c’est surtout au 20ème siècle que des économistes théorisent le concept. La machine ayant remplacé tellement d’ouvriers et la production étant devenue si abondante, il était évident que cette idée refasse surface. Qu’allait-on faire des pauvres et des sans emplois ? On pouvait déjà discerner le piège qu’allaient devenir les aides octroyées aux plus démunis, engendrant l’assistanat et la trappe à pauvreté.

A court d’idée dans une économie à bout de souffle

Aujourd’hui, en Allemagne, en Suisse, en Namibie, en Amérique Centrale, au Brésil, et dans de nombreux pays, des gens de tous bords réfléchissent ensemble à comment mettre en œuvre cette allocation. Des expérimentations sont en cours. En France, nous y réfléchissons aussi. Même si c’est encore passé sous silence dans de nombreux partis politiques, ils l’ont presque tous dans les cartons. Et pourquoi donc ? Parce qu’ils savent que ce sera une des solutions primordiales quand il n’y aura plus d’autre solution. Et pourquoi ils ne le font pas avant ? Parce qu’ils ont peur ?… Oui, c’est ce que nous pouvons croire : peur, car il faut faire un énorme effort de pédagogie pour rallier les citoyens à cette nouvelle façon de concevoir le revenu, et là, ce n’est pas très bon pour les élections, où, croient-ils encore, il faut, pour ramasser des voix, plaire à l’idiot peuple.

Les changements sont inéluctables. Nos modes de vie, notre économie, tout est à bout de souffle. Tout le monde le dit, le répète, le redit, nous le savons tous maintenant ou alors faut-il vraiment être aveuglé, complètement sourd et exsangue du neurone. Il est vrai que certains économistes, certains écologistes, certains penseurs ne sont pas invités sur les plateaux télé, mais tout de même … Qui ne sait pas que si on continue comme ça, on va droit vers une vie pas rigolote du tout pour un très très grand nombre de gens… Et c’est déjà le cas depuis pas mal de temps, on s’en rend compte maintenant, c’est déjà bien. Nous avons encore un laps de temps dont il faut profiter, maintenant, pas demain !

Il y a énormément de choses à changer, tant d’aspects de nos vies, car tout est imbriqué et nous nous sentons souvent bien impuissants. Pour le moment, la majorité de « nos politiques » font la sourde oreille, font comme si les vieilles méthodes allaient apporter des solutions à des problèmes nouveaux. Ils nous rabâchent comme credo le plein emploi et la croissance, « nous allons réduire le chômage » et bla bla bla … on connait la chanson. Ce n’est pas à coup d’emplois jeunes, d’emplois seniors, de RSA, de pansement sur l’emploi, emploi qui ne peut plus exister pour tous et/ou convenablement pour tous, que ça va s’arranger. Notre système actuel est mort et nous mourrons avec, soit sans emploi, soit avec un emploi précaire, ou un emploi détestable … sauf pour certains « chanceux » … mais même pour un chanceux tout seul, cela va devenir difficile…

Dissocier le revenu du travail, pas facile mais nécessaire

Pour appliquer de nouveaux remèdes à des problèmes nouveaux, il faut faire un saut dans ses méninges, sortir du cadre, sortir du bocal, d’ailleurs le verre du bocal est tellement sale qu’on n’y voit plus rien. Il faut déjà nettoyer et ensuite sauter hors du bocal. Avouons, oui, avouons donc que le rêve du plein emploi salarié est fini, terminé, plié, on oublie. Le chômage est structurel et fait parti de ce système moribond. Avouons, donc, oui, avouons, que ce n’est pas la faute du méchant chômeur, du méchant « RSAïste », le méchant qui ne veut pas travailler, qui coûte des sous à la collectivité, à ceux qui se lèvent plus tôt le matin pour travailler plus, pour gagner plus, pour faire augmenter le PIB, pour faire tourner notre fabuleux système. Non mais, peut-on encore y croire ? Pouvons-nous vraiment adhérer à cette vision de la société ? Non, plus aujourd’hui. Non, ce n’est vraiment pas comme cela que ça se passe, nous pouvons en être sûrs : il n’y a pas 4 millions de chômeurs méchants fainéants, non, non, nous ne pouvons plus croire à ces fariboles.

Il est donc urgent de faire un saut dans nos têtes, de dissocier le revenu de l’emploi. Aïe, pas simple, mais nécessaire. Retirons le grand voile d’illusion, cette idéologie inculquée depuis fort longtemps qui consiste à penser que, hors du travail, point de salut. Essuyons la sueur de nos fronts. Notre pain quotidien, nous pouvons tous en profiter, avec la richesse que nous produisons et que nous continuerons à produire. C’est juste que la richesse n’est pas partagée, c’est tout. La richesse, elle y est, et oui. Quoi ? On ne nous l’avait pas dit ?

Nous croyons qu’il n’y a pas assez d’argent pour donner un revenu à tout le monde qui subvienne à nos besoins primordiaux. Mais non, pas du tout, l’argent est là.

Satisfaire les besoins primaires avec un revenu suffisant

Nous héritons de la richesse créée par la nation, et le fruit de nos travaux continuera à alimenter le financement du revenu de vie. Quoi, nous allons arrêter de travailler parce que nous avons un revenu de base ? Mais, non, voyons, bien au contraire, un revenu de base décuplera nos envies et notre enthousiasme pour créer et penser une société plus égalitaire et viable à long terme. Nous allons avoir besoin de la force et de l’intelligence de chacun pour effectuer les changements utiles à tous. Le revenu de vie nous donne cette occasion unique de (re)trouver notre capacité d’acteur, chacun dans ses compétences, dans ses envies. Et pour les métiers les plus durs, ingrats, ils pourront n’être effectués que quelques heures par semaine … Mais qui va faire le sale boulot, ben oui, qui ? Si c’est convenablement rémunéré, réfléchissons, qui ? Tous ceux qui auront envie de gagner un peu plus de pouvoir d’échange commercial ou bien tous ceux qui jugeront que c’est utile, nécessaire.

Nous n’avons pas encore toutes les réponses aux questions que soulève et soulèvera le revenu de vie. C’est en le testant, en le mettant en application, que nous pourrons ajuster, et résoudre éventuellement des problèmes nouveaux.
L’important, quand le revenu de vie sortira de l’ombre -et il verra le jour, c’est que nous, citoyens, contrôlions sa mise en œuvre. Le plus grand danger serait de donner un revenu insuffisant aux besoins primordiaux. Dans ce cas là, ce serait plus déstabilisateur qu’autre chose. Il est possible de concevoir une mise en route progressive, mais attention, le revenu devra atteindre rapidement une somme suffisante pour se nourrir, se loger et se chauffer. Ce n’est qu’à cette condition, que nous aurons le pouvoir de notre émancipation. Ce n’est qu’à cette condition, que chacun relèvera la tête pour être acteur de sa vie et acteur de la société qu’il contribue à créer.

Si vous êtes interpellés par cette proposition, voici une série de liens pour approfondir, vous verrez que de plus en plus de gens se mobilisent pour faire passer ce message plein d’espoir. Plus nous serons nombreux à nous emparer de cette solution, à la divulguer, à en parler à notre entourage, plus nous pourrons faire pression sur nos gouvernements pour qu’ils l’instaurent.

Et n’oubliez pas, d’aller signer la pétition, c’est par là

Liens
Allocation Universelle sur Wikipédia
Un bon article récent de Frédéric Bosqué avec une multitude de liens à explorer à la fin (Agoravox)

Articles, vidéos, tweets
Paper.li Revenu de vie
Dossier sur Scoot.it
Groupe Facebook
Recherche Twitter Revenudevie

Si vous souhaitez en savoir plus sur « notre profession de foi », les sujets abordés, cliquez-ici

Billet publié initialement sur IZine sous le titre Revenu de vie, soyons acteur du changement

Illustration Flickr CC Eworm ; TheGiantVermin ; Dennis Wilkinson.

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http://owni.fr/2011/02/08/lallocation-universelle-piste-inexploree-pour-legalite-des-chances/feed/ 13
Bonne résolution pour 2011 : guérir l’économie de la maladie de la croissance http://owni.fr/2010/12/31/bonne-resolution-pour-2011-guerir-leconomie-de-la-maladie-de-la-croissance-decroissance-crise-pib-ecologie/ http://owni.fr/2010/12/31/bonne-resolution-pour-2011-guerir-leconomie-de-la-maladie-de-la-croissance-decroissance-crise-pib-ecologie/#comments Fri, 31 Dec 2010 16:19:04 +0000 Stanislas Jourdan http://owni.fr/?p=37458 A l’exception notable d’une branche d’Europe Ecologie, l’ensemble de la classe politique positionne ses programmes politiques dans des objectifs de recherche de la croissance économique. La croissance est ainsi vue comme le seul moyen de résoudre le chômage, de rembourser les colossales dettes publiques, et de réduire les inégalités.

Pourtant, alors que nous ne sommes qu’à l’aube d’une nouvelle crise financière, notre espérance de croissance a-t-il jamais été aussi faible ? Et alors que de plus en plus de voix se lèvent pour prôner la décroissance, n’y a-t-il pas des raisons légitimes de croire que le capitalisme arrive à la fin d’un cycle expansionniste ?

Après m’être attaqué il y a quelques semaines au mythe du plein emploi, c’est donc le mythe du retour de la croissance qu’il faut aujourd’hui abattre pour construire le monde de demain.

Quand la croissance ne permet plus de rembourser les dettes…

Tout d’abord, commençons par analyser la conjoncture actuelle. Les rocambolesques « sauvetages » de la Grèce ainsi que de l’Irlande nous présagent un avenir bien sombre sur l’ensemble de l’Europe. De quoi s’agit-il exactement ? Ce n’est pas aussi compliqué que cela puisse paraitre, et je vais en tout cas essayer de résumer la situation.

Les états européens accumulent les déficits publics depuis 30 ans. Pour se financer, ils se sont endettés sur les marchés en émettant des obligations (= des dettes à moyen terme). Qui achète ces obligations ? Essentiellement les banques, assurances et autres investisseurs de nos propres pays, parfois même des investisseurs étrangers (la Chine par exemple). Pourquoi le font-ils ? Parce que les états sont théoriquement des agents qui ne peuvent pas faire faillite, donc les obligations sont réputées « sans risque », la bonne affaire quoi!

Sauf que la crise financière des subprimes de 2008 a accéléré l’endettement des états, qui ont perdu leurs dernières plumes dans des plans de relance coûteux et inefficients. Du coup, ceux-là même (les banques) qui achetaient les yeux fermés les obligations d’état se sont levés un bon matin en réalisant que l’état grec n’était plus en état de payer. Ils se mettent donc à revendre massivement leurs titres, provoquant ainsi une panique et une hausse des taux des obligations vers 12-13% voire plus, ce qui signifie que la Grèce ne peut tout simplement plus financer son fonctionnement : c’est la faillite.

Afin d’éviter cela, l’Union européenne a décidé de créer un fond de stabilité, qui permet à l’UE de racheter des obligations grecques pour rassurer le marché et financer la Grèce à un coût raisonnable.

Le problème, est que la Grèce, bien que dans une situation exceptionnelle, n’est pas un cas isolé. Répétez le scénario au cas de l’Irlande (fait), de l’Espagne (ça arrive…), du Portugal, de la Belgique, de l’Italie et de la France, et vous comprendrez alors que la sphère financière est comme une épée de Damoclès au dessus de l’économie européenne. Notre espérance de croissance est complètement hypothéquée par les marchés. Combien faudrait-il de milliards d’euros pour sauver tous ces pays surendettés ? Certainement trop…

Mais d’ailleurs, quand bien même le fond de stabilité permet de remettre à flots les pays qui en ont besoin, il n’est pas du tout certain que cela suffise à remettre ces pays « dans le droit chemin ». Car la contrepartie de l’aide de l’Europe, c’est la mise en place de plans de rigueur. Or ces plans vont naturellement freiner la croissance par la baisse du pouvoir d’achat. Concrètement, un pays comme la Grèce n’a que 2 options : entrer dans la déflation afin de relancer sa compétitivité à moyen terme (comme le suggérait Dominique Strauss-Kahn) ; ou au contraire provoquer de l’inflation, ce qui permet de faire « fondre » la dette souveraine. Mais dans tous les cas, la  croissance à court terme est très fortement compromise par les deux scenarii ! Or, en absence de croissance, comment feront les états pour rembourser les nouvelles obligations émises (et leurs intérêts !) ??!

Bref, vous l’aurez compris, nous sommes loin de la « reprise » que nous promettaient nos dirigeants il y a quelques mois.  Mais la vérité est plus profonde que cela. Ce que nous rappelle cette crise, c’est que depuis les années 80, nous avons endetté toujours plus massivement encore la société (citoyens, entreprises et états confondus) pour tenter de stimuler une croissance inexistante et ainsi retrouver le plein-emploi. Mais cette croissance n’était que virtuelle, car, étant sans cesse dans l’impossibilité de rembourser les intérêts de la dette (vu que la croissance n’était pas suffisante…), son coût était sans cesse repoussé par de nouveaux emprunts… Après la crise de 2008 « sanctionnant » le niveau excessif des dettes privées, c’est aujourd’hui les dettes publiques qui se trouvent dans le collimateur de la méfiance des marchés. La boucle est bouclée…

La morale de cette histoire, c’est que le surendettement généralisé du système ne peut plus continuer. Nous touchons aux limites du système, la fin d’un cycle : nous devons nécessairement trouver d’autres moyens de financer l’économie (en reprenant par exemple la souveraineté de la création monétaire – perdue depuis Maastricht). Mais en attendant, il faut bien que quelqu’un paie… !

… ni de créer de l’emploi

Nous venons de voir comment, derrière une crise en apparence conjoncturelle, notre espérance de croissance à court et moyen terme avait été anéantie par la  sphère financière. A présent, analysons comment les autres fondements de la croissance économique du XXème siècle sont remis en cause : les ressources naturelles et la démographie.

Ce n’est un secret pour personne, notre économie repose en grande partie sur la consommation de matières premières dont les réserves naturelles sont par nature limitées : le pétrole, le cuivre, le gaz, le charbon, l’uranium etc. Sans ces ressources là, nous serions incapables de produire et marchander autant qu’aujourd’hui. Certes, personne ne peut prétendre savoir quand nous serons à court de ces-dites ressources, mais nous savons tout de même que nous ne pourrions soutenir les besoins planétaires si le reste du monde avait le même niveau de vie moyen que celui des citoyens des pays développés. Autrement dit, dans l’état actuel, si la croissance de pays comme la Chine et de l’Inde continue, elle se heurtera nécessairement au manque de ressources planétaires (ce qui nuirait alors à la croissance mondiale).

D’autre part, nous savons que la population des pays développés est vieillissante et que notre population ne croît aujourd’hui que grâce à l’immigration. Qu’en sera-t-il à l’avenir ? Il est fort probable que la population actuellement stagnante va diminuer, réduisant de fait la consommation domestique (qui est le principal moteur de la croissance française de ces 15 dernières années…) Dans les pays du Sud qui n’ont pas achevé leur transition démographique (l’Afrique surtout), la population augmentera encore pendant quelques décennies, alors même que l’on ne sait même pas comment nourrir les populations existantes. Les capacités de production risquent de ne pas subvenir aux besoins des prochaines générations.

Tout semble donc indiquer que notre système économique n’est pas viable dans ces conditions. En fait, la notion de croissance (sous-entendu : illimitée) risque de se confronter à la réalité des limites de notre planète dans laquelle la plupart des ressources ainsi que la population ne peuvent pas être illimités. Nous avons tendance à l’oublier, mais la croissance des 50 dernières années a été exceptionnellement exponentielle. Il ne serait donc pas « anormal » qu’elle ralentisse fortement au XXIème siècle. Comme le suggère le graphique ci-dessous (déniché ici), nous ne ferions qu’entrer dans une nouvelle péridode : la phase de stabilisation de la croissance :

Que nous réserve un avenir sans croissance ? Avant de tenter d’en projeter quelques pistes, faisons tout d’abord la critique du modèle de croissance. La croissance n’est qu’une représentation statistique de l’expansion de l’économie. On sait bien que le PIB n’est pas du tout représentatif du bonheur d’une population. C’est évident, mais toujours bon à rappeler : si la croissance ne profite qu’à 10%, et appauvrit les 90% restants, alors à quoi bon la rechercher ?

Et c’est malheureusement à peu près ce qui se passe en France depuis les années 80.

D’une part, on constate que le lien entre croissance et emploi s’est affaibli. Autrement dit, la croissance économique n’est pas nécessairement créatrice d’emploi, notamment en raison des gains de productivité comme je l’expliquais dans mon dernier article, étroitement lié à l’augmentation du travail à temps partiel subi. Nous assistons donc à une « croissance sans emploi ».

Source : Rapport Insee : Le contenu en emplois de la croissance française (pdf)

Par ailleurs, nous savons également que la croissance des 30 dernières années est marquée par un partage déséquilibré de la valeur ajoutée entre capital et travail qui est la conséquence directe d’un rapport de force défavorable aux travailleurs (en raison du au chômage). Ce rapport est stabilisé à environ 67% depuis 1985 au lieu de 72% auparavant.

Pas grand chose me direz-vous, sauf que dans le même temps, la rémunération du travail a progressé très faiblement, à un rythme moins élevé que la croissance de la valeur ajoutée (0,7% pour les salaires contre 2% d’augmentation de la VA). Cette stagnation, couplée à une inflation (même sous contrôle), entraine naturellement une baisse du pouvoir d’achat dont plus d’un se plaint aujourd’hui. Cependant, plutôt que de se cantonner au clivage classique « actionnaires vs. salariés », n’oublions pas que la valeur ajoutée partageable est aussi plombée par le poids des cotisations sociales. Il résulte donc en partie d’un choix de société : une large couverture sociale en échange de moins de pouvoir d’achat.

Source : rapport de l’Insee : Partage de la valeur ajoutée, partage des profits et écarts de rémunérations en France (pdf)

Enfin, autre point à noter, la croissance économique ne tient pas compte des externalités négatives qu’elle commet. Ainsi, lorsqu’une entreprise pollue une rivière, ou qu’un secteur crée à lui seul une crise économique (suivez mon regard…) il contribue tout de même à la croissance. Pire, lorsqu’une autre entreprise dépollue, son activité génère également de la « croissance »… Je vous laisse imaginer ce que cela donne lorsqu’une seule entreprise fait les 2 activités (exemple de l’industrie de l’armement qui conçoit à la fois les mines anti-personnelles et les appareils de déminages…).

Pour conclure, malgré la croissance économique des 30 dernières années, il semble que les inégalités se soient creusées tout en remettant en cause la soutenabilité de l’environnement pour les générations futures. La croissance, n’est donc pas forcément positive en soi. Si elle ne profite qu’à certaines populations, au détriment d’autres, alors la croissance peut même avoir un effet nul sur le progrès d’une société. Sommes-nous en arrivé là ? Difficile de trancher en l’absence d’indicateurs précis sur ce sujet. Et puis surtout, on peut également objecter que la situation serait pire sans croissance. Cela est peut être vrai pour la période qui s’achève, mais qu’en est-il de la période à venir ? N’y a-t-il pas des moyens de faire progresser la société sans croissance économique ?

Puisque les fondements de la croissance économiques sont aujourd’hui abbatus, allons nous alors vers la catastrophe ? L’économie va-t-elle se réduire, nos niveaux de vie diminuer ? Allons nous donc vers la décroissance absolue, ou assistons nous simplement à une transition vers un autre paradigme économique?

De l’accaparement au partage : remettre l’économie dans le droit chemin

Le paragraphe précédent nous permet déjà de relativiser ces craintes : la croissance n’a de toute façon jamais permis de résoudre tous les problèmes. Au contraire, elle les a parfois aggravé. Mais outre cela, il faut nuancer le concept « décroissance ». Il ne s’agit en aucun cas d’une décroissance absolue : certains secteurs d’activités, zones géographiques continueront de croitre.

Par exemple, la pénurie prochaine de ressources naturelles nous incitera à trouver de nouveaux moyens d’économiser ou de recycler les matières premières : il faudrait faire plus avec moins, alors que le capitalisme se contentait de l’efficacité, nous devrons rechercher l’efficience. L’économie aura pour salut les gains de productivité qui seront source de croissance dans les secteurs qui en vaudront la peine (mais ce type de croissance ne sera pas créateur d’emploi, au contraire).

Par ailleurs, comme le notait Thierry Crouzet dans sa relecture de Paul Ariès (un des promoteurs de la décroissance), si les ressources physique sont effectivement limitées, le monde de l’immatériel, lui, ne l’est absolument pas. Ainsi, on peut aisément imaginer qu’à l’heure de la société de la connaissance, nous verrons apparaitre de nouvelles formes de croissance. L’économie de l’abondance, de la gratuité, des modèles open-source… voilà déjà des exemples de création de valeur émergents qui semblent échapper aux logiques économiques traditionnelles ! La valeur de wikipédia pour la société est incommensurable, pourtant sa contribution au PIB n’apparait dans aucune ligne de compte !

Au terme de « décroissance »,  je privilégie donc le terme de « post-croissance » car il sous-entend davantage l’arrivée d’une nouvelle ère, d’un nouveau paradigme : celui où la croissance économique n’est pas au centre du système.

Car finalement, le problème de notre système, c’est justement que sans croissance, il part en vrille : le chômage, les dettes, la finance etc… Nous avons construit une société dont la croissance est à la fois le moteur et le talon d’Achille. C’est donc précisément de cette relation de dépendance qu’il faut s’échapper. L’économie post-croissance, ce serait donc une économie qui permette de continuer à progresser quel que soit le niveau de croissance. Et vous serez peut être surpris, mais c’est possible.

Peter Victor, économiste canadien et auteur de Managing Without Growth a réalisé un logiciel permettant de faire des simulations économiques sans croissance (ou très peu) à partir de différentes hypothèses d’investissement, de consommation, de gains de productivité etc. Ses conclusions aboutissent à l’édification de plusieurs scénarios possibles, tous très différents : catastrophiques autant que positifs. La question n’est donc pas tant de savoir si notre société peut survivre sans croissance, mais de déterminer ce qu’il faut mettre en œuvre pour que cela soit possible !

Sur la base des meilleurs scénarios qu’il a trouvé, Peter Victor propose les directives suivantes :

  • soutenir massivement et directement les populations les plus pauvres ainsi qu’une meilleur répartition des richesses en général (moins de « super-riches ») ;
  • investir dans la production de biens publics plus que des « positional goods » (biens de consommation ostentatoires), ainsi que des investissements de productivité ;
  • Dans l’idéal, les balances commerciales devraient être nulles (exports = imports).
  • la population doit stagner.
  • l’établissement de quotas d’utilisation des ressources naturelles ou de production d’externalités négatives.

Ces politiques sont loin d’être hors de portée. Des mesures comme le revenu garanti minimum associé à un système monétaire à dividende universel, les monnaies complémentaires, ou encore la réforme de la fiscalité, l’extention du domaine de la gratuité, sont des exemples de mesures concrètes et réalisables qui s’inscrivent parfaitement dans cette perspective.

Malheureusement, il semble que l’on soit en train de prendre une direction tout à fait opposée. Accrochés à leurs vieux dogmes obsolètes, les politiques vont continuer à nous vendre leur soupe à la croissance pendant un certain temps encore.  Ils empireront encore plus la situation comme ils le font actuellement en essayant de sauver le système financier.

La crise de la dette souveraine qui vient va faire mal, très mal. Nous pouvons tout juste espérer qu’elle fera surtout mal aux « bonnes personnes » (i.e. les plus riches) et qu’elle sera le coup de fouet salutaire qui nous forcera à changer nos mentalités et nos comportements… Mais dans tous les cas, les 10 prochaines années risquent d’être longues avant que l’on entre enfin dans le XXIème siècle.

Sources des graphiques et autres données statistiques :
Le contenu en emplois de la croissance française (rapport Insee)
Partage de la valeur ajoutée, partage des profits et écarts de rémunérations en France (rapport Insee)
Consultez aussi mon pearltree sur la décroissance

Article initialement publié sur Tête de quenelle sous le titre La croissance économique est au bout du rouleau.

Photos FlickR CC Anne Oeldorf-Hirsch ; killthebird ; The US National Archive ; Josep Tomas.

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http://owni.fr/2010/12/31/bonne-resolution-pour-2011-guerir-leconomie-de-la-maladie-de-la-croissance-decroissance-crise-pib-ecologie/feed/ 3