OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 [ITW] Le déclin de la psychiatrie française http://owni.fr/2011/05/10/le-declin-de-la-psychiatrie-francaise/ http://owni.fr/2011/05/10/le-declin-de-la-psychiatrie-francaise/#comments Tue, 10 May 2011 11:10:17 +0000 Grégoire Osoha (Article XI) http://owni.fr/?p=61926 Emmanuel Digonnet est un ancien infirmier de secteur psychiatrique – « profession qui n’existe plus depuis que Bernard Kouchner a supprimé [pdf] cette spécialisation pour les infirmiers en 1992 ». Après plus de vingt ans d’exercice, définitivement dépité par les orientations prises par le service public de « psychiatrie », il a démissionné. S’il ne pratique plus, il parle par contre très bien de son ancien métier, et des raisons qui l’ont poussé à ne plus l’exercer . Entretien pour ArticleXI et repris ici par OWNI.

Article XI: Comment as-tu débuté ?

Je suis arrivé en psychiatrie par hasard, pour raisons « alimentaires », au début des années 1980. Quand j’ai commencé, je n’y connaissais rien ; pour moi, la psychiatrie n’était que la prise en charge de patients exclus de la société pour des raisons mentales. Une maladie mentale n’existait alors à mes yeux que si elle était visible : l’autisme, les gesticulations, les cris…

Pendant un an et demi, j’ai été affecté dans un service où on plaçait les patients les plus difficiles, ceux posant problème dans les autres services. Cela a été ma première confrontation à l’horreur de l’asile et à la maltraitance : comme pour les policiers dans les commissariats ou les gardiens en milieu pénitencier, la peur avait transformé certains infirmiers en sadiques. Après avoir alerté ma direction, j’ai été muté dans un autre service. J’y ai découvert une nouvelle façon de travailler, s’appuyant notamment sur les entretiens médicaux à visée thérapeutique et accordant une vraie place à l’infirmier dans le traitement des patients. Je me suis alors passionné pour la discipline.

De 1982 à 1998, j’ai accompagné et participé à toute une évolution de la psychiatrie, symbolisée par la fermeture d’hôpitaux psychiatriques. Se développait en effet un pôle extra-hospitalier, avec pour ambition de déplacer le soin dans la Cité, auprès des gens. Des patients habituellement hospitalisés pouvaient enfin vivre chez eux, en voyant un infirmier régulièrement. D’autres, adressés par des assistants sociaux et des médecins généralistes, fréquentaient les centres d’accueil thérapeutiques nouvellement ouverts : il s’agissait de petites unités de soins, avec quelques lits d’hospitalisation, une équipe d’infirmiers et des médecins. Nous y effectuions le même travail qu’à l’hôpital, mais avec une plus grande souplesse. Notamment parce que nous étions peu ou prou situés en bas des immeubles où habitaient les patients – et non à trente kilomètres en banlieue parisienne, « là où on met les fous ». Être admis en hôpital psychiatrique a toujours été compliqué, se faire traiter dans ces centres était beaucoup plus simple.

Ces centres d’accueil et de soins offraient donc une réelle proximité et une vraie disponibilité. Ils changeaient du même coup l’image de la psychiatrie chez les patients, qui acceptaient plus naturellement d’être suivis et honoraient davantage leurs rendez-vous. La famille, l’entourage et le patient pouvaient dédramatiser les soins, s’y rendre étant moins stigmatisant que d’être « hospitalisé à Sainte-Anne ». Et ces centres permettaient – enfin – de désengorger les hôpitaux, et donc d’en améliorer les conditions de travail. Ce n’est plus du tout le cas, désormais ; à l’hôpital, on ne fait plus que gérer des lits. À partir de 16 heures, tous les cadres passent leur temps au téléphone pour trouver un lit où faire dormir leurs patients, le nombre de places disponibles étant insuffisant.

Pour les infirmiers aussi, les choses étaient différentes en centre d’accueil : nous étions autonomes. Il ne s’agissait pas seulement d’appliquer les prescriptions du médecin, mais d’effectuer un réel travail collectif. Nous échangions avec le reste de l’équipe, et nous pouvions donner des rendez-vous ou recevoir les patients. Une période grisante.

Elle n’a pas duré ?

La situation a commencé à se dégrader au début des années 1990, avec le développement d’une gestion purement comptable de l’hôpital. Notre ministère a diminué le budget alloué, et les gestionnaires se sont rendus compte qu’un centre d’accueil de cinq lits nécessitait autant d’infirmiers qu’un service de vingt lits à l’hôpital – sans prendre en considération le nombre d’hospitalisations lourdes et de rechutes que ce système permettait d’éviter…

L’administration a alors progressivement fait fermer les centres d’accueil. Pour cela, il suffisait que les gestionnaires ne leur donnent plus les moyens de fonctionner 24 heures sur 24 : au bout d’un moment, le principe était vidé de sa substance. Quand il ne restait plus qu’un bâtiment avec trois lits, sans personne pour s’en occuper, les gestionnaires triomphaient : « Vous voyez bien que ça ne marche pas : il faut fermer ! »

Autre étape importante, la suppression de la spécialisation « psychiatrie » pour les infirmiers en 1992. Bernard Kouchner, alors ministre de la Santé, a justifié cette décision par une exigence d’uniformisation européenne ; une directive européenne précisait pourtant que la formation française des infirmiers en psychiatrie était de grande qualité et invitait les membres de l’UE à s’en rapprocher… En fait, cette suppression permettait surtout de faire des économies.

Depuis 1992, donc, tous les infirmiers suivent le même cursus, avec seulement quelques cours de psychiatrie. Aujourd’hui, quelques infirmiers généralistes, passionnés par la psychiatrie, réussissent bien à se former rapidement une fois embauchés dans les services spécialisés, mais d’autres choisissent les services psychiatriques par défaut, parce qu’il faut bien gagner sa vie, et ne sont souvent pas à la hauteur. Le constat de l’insuffisance des formations étant unanime, le début des années 2000 a vu fleurir un certain nombre de « boites de formation » privées, censées compenser ces lacunes.

De toute façon, ce diplôme d’infirmier psychiatrique a toujours été considéré comme un « sous-diplôme ». À sa suppression, en 1992, les anciens diplômés – comme moi – n’ont pas eu le droit d’aller travailler dans les hôpitaux généraux. Grosso modo, cela voulait dire que les « sous-hommes » étaient soignés par des « sous-infirmiers ». Aujourd’hui encore, si je vois quelqu’un se faire renverser par une voiture, je n’ai pas le droit de lui poser une perfusion ni de lui prodiguer des soins… alors que je suis autorisé à le faire pour une personne hospitalisée en psychiatrique. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que c’est moins grave si je me trompe ?

Au début des années 1990, on a aussi assisté à l’introduction dans les hôpitaux de la « démarche qualité » – pure importation de l’industrie – avec son lot de protocoles et procédures. Procédure pour un patient qu’on accueille, procédure pour un patient qu’on emmène en chambre d’isolement, etc… C’est rassurant : tu remplis des formulaires, tu coches des cases ! Peu importe que des termes comme « phobie » ou « obsession » n’aient pas de frontières étanches, puisqu’il s’agit de créer une classification des maladies mentales pour que les gestionnaires puissent s’y retrouver. L’idée est de coder le patient. Aujourd’hui, un malade est 810.12 – « alcoolique à tendance dépressive ». C’est idiot : avant d’être « alcoolique à tendance dépressive », le patient est d’abord un homme ou une femme, qui a cinquante ans ou dix-huit, qui a tel passé, tel parcours…

Quel a été l’impact de cette « démarche qualité » sur ton travail ?

Voici le genre de raisonnements qu’on pouvait entendre de la part des gestionnaires : « Vous, pour un 312.25, vous avez une DMS (durée moyenne de séjour) de dix-huit jours. Le service d’à côté est à neuf jours. Donc, vous merdez. Réduisez votre DMS ». Pour cela, il suffisait de bourrer le patient de médicaments anesthésiants, et le tour était joué… Il s’est ainsi clairement opéré un passage de la gestion des patients à la gestion du budget. Le ministère réduisait le budget alors que les besoins – eux – ne diminuaient pas.

Derrière tout cela, il y a l’idée de ne pas reconnaître la spécificité de la maladie mentale. Il est beaucoup plus simple de se dire que la schizophrénie est un virus ou un problème génétique contre lequel il suffit d’inventer un médicament. D’autant que cette vision des choses est soutenue par des laboratoires pharmaceutiques – eux-même en partie à l’origine de cette classification des pathologies, pour pouvoir dire : « Tel type de maladie ? Tel médicament ! » Avec des résultats parfois désastreux. Si on prend l’exemple de l’hyperactivité – dont je ne nie pas les symptômes –, on s’aperçoit que les laboratoires proposent des médicaments ayant des effets « visibles » à brève échéance mais qui s’avèrent calamiteux à plus long terme. Le fond du problème tient à la place prépondérante occupée par les labos dans le milieu hospitalier. Il n’y a qu’à voir le nombre de formations qu’ils y dispensent ou « sponsorisent » : lorsqu’ils parlent de certains de leurs cours, les internes en médecine parlent du « cours Lilly » ou du « cours Janssen »…

Et personne ne proteste ?

En 2003, la profession a organisé les États-généraux de la psychiatrie, qui ont débouché sur une série de recommandations remises au ministre de la Santé, Jean-François Mattei. Il n’y a rien compris… La lutte s’est ensuite intensifiée après un discours de Nicolas Sarkozy à Antony, en décembre 2008. En réaction à l’assassinat d’un jeune homme à Grenoble par un patient sorti d’un hôpital psychiatrique, le président proposait des mesures ultra-sécuritaires, comme le recours à la vidéo-surveillance ou à des bracelets électroniques. Il faut savoir qu’un tel discours a des effets désastreux, même quand il n’est pas suivi de mesures concrètes. Il pousse par exemple les préfets à refuser les autorisations de sortie des patients, et il devient très compliqué de faire sortir un malade pour travailler progressivement à sa réinsertion.

De mon côté, j’ai cru que la résistance pouvait venir des syndicats, et j’ai été longtemps syndiqué et militant syndical. Avant d’en avoir ras-le-bol, tant le syndicalisme se résume souvent à la défense d’intérêts individuels, plutôt qu’être un engagement ou une vue politique. Je me suis alors investi dans une association œuvrant pour la recherche en psychiatrie – une autre manière d’essayer de changer le système. Un des faits d’arme de cette association, même si nous avons finalement perdu le procès, a été de porter plainte contre une dizaine de pneumologues après l’explosion de l’usine AZF à Toulouse. Ces médecins avaient refusé l’installation temporaire des patients des services de psychiatrie dans leur service avec des termes odieux – « gens bruyants », « sales », « qui peuvent mettre le feu »…

Aujourd’hui il y a des mouvements de résistance à cette casse du service public de psychiatrie, impulsés par les soignants ou les patients, voire par leurs familles. Mais ils se heurtent à deux écueils majeurs. Les guerres de chapelles, si chères à des générations de psychiatres prompts à s’excommunier pour soigner leurs égos. Et l’image de la maladie mentale auprès d’une population qui, faute d’information, n’est pas prête à accepter la libéralisation des soins et la présence de malades mentaux dans les rues.

Pourquoi as-tu démissionné ?

J’ai d’abord fait une « pause » en partant en mission humanitaire, ça m’a beaucoup changé. Sauf qu’au retour, l’attitude de la direction à mon égard avait également changé… Il ne s’agissait pas d’une opposition frontale, mais de petites brimades successives : interdiction de faire visiter le service à un collègue rencontré lors de la mission, refus d’une demande de formation, suppression de mes tickets restaurant…

La direction prenait ainsi sa revanche sur mon activité syndicale et sur un épisode qu’elle n’avait pas digéré. À une époque, en raison de la gestion désastreuse de l’hôpital et de la recherche permanente d’économies, il y avait une pénurie de seaux hygiéniques pour les patients enfermés en chambre d’isolement – et donc sans accès aux toilettes. L’un d’entre eux devait même déféquer sur un drap posé par terre… Là, j’ai dit non : j’avais connu l’asile en 1982, je ne voulais pas le revivre vingt ans plus tard. Avec quelques collègues, nous avons donc alerté les médias. Toute la presse nationale a débarqué, mais ses membres n’avaient retenu que l’angle du sensationnel. Nous dénoncions « la maltraitance des patients par l’hôpital », eux avaient compris « la maltraitance des patients par les infirmiers ». Et ils venaient voir qui étaient les infirmiers ayant torturé des patients… Une journaliste de M6 à qui j’expliquais nos positions m’a répondu : « Mais ça n’a aucun intérêt. Pourquoi ameutez-vous tout ce monde ? »

Les collègues ayant ouvert le service à la presse ont été sanctionnés de manière indirecte pendant des années. J’avais témoigné à visage découvert, donc forcément… Côté « maltraitance », suite à notre « raffut », une commission d’enquête avait été nommée. Mais le jeu était faussé, sa mission consistait à enquêter sur la sécurité des chambres d’isolement. Ses membres ont donc vérifié qu’il y avait bien des alarmes à incendie, des vitres blindées, etc. Une honte.

C’est tout cela qui m’a amené à démissionner. Je reste un citoyen attentif et averti, mais je ne veux plus participer à cette évolution. Ni assister à de tels retours en arrière.

Ces derniers sont légions. Prenons l’exemple du maintien des patients à domicile : le principe est bon s’il s’inscrit dans le cadre du soin, avec une ou deux visites par jour ; sauf que dans les faits, il s’agit plutôt de refus d’hospitalisation et de non-assistance à personne en danger par manque de places à l’hôpital. Autre exemple : la « garde à vue psychiatrique », soit la possibilité de garder un patient 72 heures en observation. En soi, ce n’est pas une mauvaise idée, car elle permet d’optimiser l’orientation du patient. Mais dans le dispositif mis en place, il s’agit d’une « vraie » garde à vue : si le patient s’en va pendant cette période, les autorités considèrent qu’il s’agit d’une évasion. C’est révélateur.

La peur du fou est très répandue dans la société. Et politiques et médias n’hésitent jamais à l’attiser. C’est ainsi ce qu’ils font en nommant évasion le fait qu’un patient prenne la tangente, au lieu d’évoquer une sortie sans autorisation. Il ne s’agit pourtant pas d’un enfermement, mais d’une hospitalisation sous contrainte… L’enjeu de la terminologie utilisée par la presse ou par les politiques est ici fondamental.

Au moins, cette terminologie dit bien l’arbitraire…

Les hôpitaux psychiatriques sont des lieux de non-droit, où des patients sont privés de leur liberté et enfermés pendant des semaines sans que la justice n’ait son mot à dire. La France est d’ailleurs régulièrement condamnée par la Commission européenne des droits de l’homme. Théoriquement, il existe bien des instances de contrôle comme la CDHP , qui peut être saisie par n’importe qui. Sauf que c’est du bluff ! Le contrôleur de la CDHP est le médecin-chef du service d’à-côté, il reçoit une lettre d’un patient et appelle son copain : « Tiens, j’ai eu une lettre d’un de tes malades. » Réponse du copain : « Il est complètement fou. La dernière fois qu’il est sorti, il a fait ceci, cela… » Au final, il y a une proportion infinitésimale de patients qui sortent d’hospitalisations par ce biais.

La psychiatrie surfe en ce moment sur une dérive sécuritaire, issue en bonne part de la réaction des politiques à des faits divers. À l’image de l’introduction de la Protection des travailleurs isolés (PTI) dans les hôpitaux, après une intervention de Nicolas Sarkozy. Il s’agit d’un dispositif se présentant comme un téléphone, avec un bouton sur lequel appuyer en cas d’agression, d’incendie… Il est aussi muni du dispositif dit de « l’homme mort », qui se déclenche quand le boîtier reste trop longtemps à l’horizontal. Aller bosser le matin en se disant « Tiens je prends mon boîtier ‘homme mort’… », c’est l’horreur ! Et je connais pourtant des anciens collègues qui en sont satisfaits…

Utiliser un dispositif PTI, c’est accepter qu’on n’augmente pas les effectifs. Qu’on remplace un collègue par un boîtier. Le problème est que les infirmiers refusant ces pratiques se retrouvent dans des situations délicates. Le jour où ils se font agresser – parce que ça peut arriver –, l’incident ne sera pas considéré comme accident du travail. C’est vicieux.

Le sécuritaire, c’est aussi l’explosion depuis quinze ans des hospitalisations sous contraintes (d’office et à demande d’un tiers). Quand une mamie déjantée dérange le voisinage, on ne réunit plus le service social, la famille et les voisins ; désormais, on préfère signer un certificat d’hospitalisation d’office. Et on enferme des gens qui auront du mal à sortir. Parce qu’il y a très peu de structures d’accueil pour organiser les sorties. Et parce qu’il est obligatoire de régler l’hôpital avant de le quitter ; le montant du forfait hospitalier étant par exemple plus élevé que celui de l’allocation adulte-handicapé, cela peut se révéler très difficile pour certains.

Le sécuritaire, ce sont aussi les caméras dans les chambres d’isolement – c’est pourtant idiot : quand un patient ne va pas bien, il faut davantage de présence, et non une caméra. Ce sont les bracelets électroniques, pour être sûr qu’un tel n’est pas sorti d’un périmètre donné – ce qui permet d’éviter de le faire accompagner par un infirmier ou un aide soignant. C’est l’augmentation des refus préfectoraux de sorties à l’essai. Pour résumer : c’est l’enfermement maximum.


Article publié initialement dans le n°3 de la version papier d’Article11 et republié aujourd’hui sur le site d’Article11.

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Retrouvez tout notre dossier sur la psychiatrie :

Image de Une : création et photo : Pascal Colrat (cette image n’est pas en Creative Commons)

Psychiatrie sous contrainte: une loi inique par Claire Berthelemy

Pénurie de lits : HP HS par Pierre Ropert

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L’interview présidentielle racontée de l’intérieur http://owni.fr/2009/10/20/exclusif-avec-e-m-l%e2%80%99interview-presidentielle-racontee-de-l%e2%80%99interieur/ http://owni.fr/2009/10/20/exclusif-avec-e-m-l%e2%80%99interview-presidentielle-racontee-de-l%e2%80%99interieur/#comments Tue, 20 Oct 2009 10:49:40 +0000 JBB (Article XI) http://owni.fr/?p=4754

Tu ne l’ignores pas, ami : A11 est un repère de journalistes ratés et de scribouillards sans avenir, maigres cohortes de plumes devenues fielleuses à force d’espérer écrire pour un Grand Média. Le Point, L’Express, Le Nouvel Observateur, Libération, Paris Match, triste litanie de ces titres de presse que nous avons assiégés de nos envies, pourchassés de nos ambitions, portes closes que nous pourrions décrire dans les moindres détails tant nous nous y sommes cassés les dents, milliers de piges proposées et refusées, vains rêves de Pulitzer brisés sur l’autel de ces rédacteurs en chef qui jamais n’ont accepté de nous laisser une chance. Tu sais : ils n’ont pas voulu de nous. Alors, on l’a mauvaise, évidemment.

En ce sombre tableau que je te dresse à la volée, confession crachée par un matin maussade où les sanglots longs des violons bercent ma plume d’une langueur sonotone (il n’est pire sourd que celui qui veut écrire), une exception. Une seule. Loin du dédain des autres titres, sans faire preuve de cette morgue inutile dont (presque) tous les journalistes en titre ont usé à l’encontre de ces petits pisse-copies du net que nous sommes, une seule rédaction a eu pour nous quelques égards, nous a prêté quelques gentilles attentions. Oui : Le Figaro. Tu rigoles ? Tu te gausses ? Tu te poiles tant et plus ? Tu ne devrais pas. Sous leur froide carapace de propagandistes crétins, les journalistes du Figaro conservent quelques traces de cette chaleureuse camaraderie confraternelle qui a fait les grands jours de la Presse Française [Tout ça pour te dire : il n’est rien d’étonnant à ce que nous comptions quelques amis dans le vaisseau amiral de la maison Dassault. Des camarades. Des plumes amies. Des frères, presque !
De ces liens chaudement tissés année après année en cette rédaction, nous avons aujourd’hui décidé de te faire profiter. Nous ne doutons pas que tu sauras apprécier à sa juste valeur le document qui suit, un témoignage exceptionnel sur la façon dont le grand journalisme – puisqu’il existe encore – se construit, loin des pouvoirs et en toute indépendance. Tu ne manqueras pas – j’en suis sûr – de voir en cette confession anonyme de l’un des six journalistes ayant interviewé Nicolas Sarkozy pour Le Figaro (
entretien-fleuve publié ce matin, deux pleines pages dévolues à la communication présidentielle) un précieux contrepoint à la petite musique de l’actualité, le meilleur moyen de soulever une part de ce mystère et de ce secret qui entourent la réalisation d’une interview présidentielle. Bref : on te montre là les coulisse des médias et de l’Élysée. Profite.

Dernier point : comme Le Figaro le mentionne, ils étaient six à assaillir le président de questions toutes plus impertinentes les unes que les autres. Soit Etienne Mougeotte (directeur de la rédaction), Gaëtan de Capele, Philippe Goulliaud, Charles Jaigu, Paul-Henri du Limbert, et Guillaume Tabard, tous éminentes plumes figaresques. Notre source – l’un d’entre eux, donc – tient à l’anonymat, d’autant qu’elle exerce de lourdes responsabilités au sein de sa rédaction. Nous nous contenterons donc de mentionner ses initiales : E. M. Bien malin qui devinera de qui il s’agit…


A. 11 : Ça ne fait pas un peu beaucoup, six journalistes pour un seul interviewé ?

E. M. : C’est vrai que ça peut sembler un brin excessif. Mais que voulez-vous ? Rien n’est trop beau pour la France de Nicolas Sarkozy ! Il fallait marquer le coup.

A. 11 : Vous aviez retenu les meilleurs de vos salariés ?

E. M. : Exactement ! Ça a été un peu difficile de choisir, tant les grands talents se comptent par dizaines au Figaro. J’en ai finalement retenu cinq, mes préférés. Ils sont les plus prometteurs de mes journalistes, les plus incisifs, les moins sujets aux éventuelles compromissions avec le pouvoir, fut-il de droite. Je les couve, je suis comme une mère-poule pour eux. D’ailleurs, je les appelle “mes pioupious” : ce sont mes petits poussins.

Quand on a débarqué à l’Élysée, ça en jetait. Moi en tête, mes cinq pioupious derrière, tous à la queue-leu-leu, avec notre bloc-note à la main droite, notre Mont-Blanc à la gauche, la carte de presse siglée RF à la boutonnière. On marchait au pas bien cadencé, le menton levé et les épaules tendues. Je scandais “Une, deux, Une, deux, Une, deux…” et nous avons traversé la cour de l’Élysée ainsi. Ce fut un grand moment !

A. 11 : Le président vous attendait sur le perron ?

E. M. : Toujours ! Il m’attend toujours sur le perron. Je suis quand même l’un de ses proches, vous savez. Nous sommes à tu et à toi, lui et moi, Et ce n’est pas un mince réconfort pour le vieux briscard de la presse que je suis de se savoir apprécié et aimé par l’homme politique le plus visionnaire et audacieux de ces deux cent dernières années. Minimum !

Donc, il nous attendait sur le perron et on s’est claqué la bise. « Comment ça va, ma couille », il m’a demandé – il m’appelle toujours ainsi, je goute fort cette familiarité un brin populaire – , puis il nous a fait rentrer à l’intérieur, moi et les pioupious.

A. 11 : Le tutoiement et la bise, ce n’est pas trop pour un journaliste ?

E. M. : Comment ça ? Je ne comprends pas… Moi et mes pioupious, on bécote toujours les interviewés quand ils sont de notre bord ; c’est naturel, simplement. Ces marques d’affection sont un peu nos médailles de la Légion d’honneur, à nous journalistes indépendants, nous les portons en notre cœur comme d’autres exhibent leur rosette à la boutonnière.

Quand Nicolas Sarkozy me fait la bise, je ne me lave plus les joues pendant deux semaines. Ce serait sacrilège que d’ôter les parcelles de salive qui ont pu s’y déposer, d’enlever les traces bacillaires du plus grand homme de ce siècle commençant. Le plus grand ! Je le rappelais d’ailleurs incidemment dans un de mes éditoriaux, titré De l’audace et en date du 23 juin dernier : « En incitant les Français à épouser l’avenir pour le construire ensemble, Nicolas Sarkozy englobe un siècle d’histoire, de Jules Ferry, le père de l’école républicaine, au Conseil national de la Résistance, initiateur du pacte social qui inspire encore le modèle français. Car c’est en s’appuyant sur ce socle de valeurs communes que le président proclame son “Ayons le courage de changer” », que j’écrivais. Enlevé, n’est-ce pas ?

A. 11 : Très, oui ! Plus enlevé dans le style, d’ailleurs, que le contenu de l’entretien que vous publiez aujourd’hui. Ce dernier est un rien morne, un brin chiant…

E. M. :Pardon ? Sacrilège, sacrilège ! Vade retro, anti-sarkonitas !

(Il se signe)

A. 11 : Excusez-moi, je ne voulais pas manquer de respect au président. Disons qu’on l’a senti plus incisif, plus efficace dans sa communication…

E. M. : Rien ne vous autorise – même pas la sympathie que je vous porte – à de telles assertions.

(Il grommelle, me regarde avec méfiance. Se reprend.)

Disons… Je peux comprendre d’où vous vient ce sentiment. L’entretien ne s’adresse pas à vous, mais aux lecteurs du Figaro. Certains commentateurs fielleux, s’appuyant sur quelques affaires sans importance se sont permis ces derniers jours de suggérer un divorce entre Nicolas Sarkozy et son électorat. Prenant prétexte des innocents coups de reins en terres exotiques d’un ministre ou de la nomination bien méritée du prince héritier, ils ont extrapolé sur le prétendu fossé qui séparerait désormais le président de ses électeurs. Mensonges, que tout cela ! Il fallait donc mettre les choses au point avec ceux-là mêmes qui sont concernés. Vous comprenez ?

A. 11 : Je crois, oui. Du moins : pour le fond. Parce que ça n’explique pas la forme, ce tunnel ininterrompu de platitudes…

E. M. : Sacrilège, sacrilège !

(Il se signe, derechef. Soupire un bon coup.)

Je vais être franc avec vous, parce que je vous aime bien : ni moi ni les pioupious ne sommes responsables de la forme de cette interview.

A. 11 : C’est quand même vous qui posiez les questions…

E. M. : Que nenni ! Nous sommes venus à l’Élysée pour prendre un café, ça a été d’ailleurs un très agréable moment. L’interview – les questions aussi bien que les réponses – ce sont les conseillers du président qui s’en sont occupés. Ils ont tout écrit pendant que nous mangions les petits fours. C’est mieux comme ça, même si ce n’est à l’évidence pas leur meilleure opération de communication.

A. 11 : Mais votre édito… Vous avez au moins écrit cet éditorial joliment signé La fin de la récré ?

E. M. : Bien sûr ! Je ne laisse cette tâche exaltante à personne d’autre. Il vous a plu ?

A. 11 : Il est… euh, comment dire… très incisif…

E. M. : N’est-ce pas ? Je ne voulais pas laisser au seul président, qui a tant de choses à gérer, l’écrasante charge de la reprise en main. J’ai voulu prêter main-forte, en somme.

A. 11 : Main-forte ? C’est plutôt “poing-puissant”, tant vous dégommez tous azimuts…

E. M. : Il le fallait. J’ai allumé tout le monde. Tout le monde !
Les Français, « nos sympathiques compatriotes (qui) se délectent d’un petit jeu de massacre aux cibles tournantes » – j’ai écris « sympathiques » pour ne pas mettre benêts, hein…
« L’opposition, sans projet, sans programme, sans leader » ; sur ce point au moins, vous ne me donnerez pas tort…
« La majorité parlementaire, députés et sénateurs confondus », à qui je « recommande » gentiment la lecture de l’interview pour l’aider à reprendre ses esprits ; voilà qui devrait les calmer, ces réfractaires !
Et même les ministres ! « Si certains ou certaines ministres se sentent mal à l’aise au gouvernement, la porte est grande ouverte », que j’écris. Ça en jette, non ?

A. 11 : On peut dire ça. On a presque l’impression que vous pourriez vous-même décider de les virer…

E. M. : Qui sait, qui sait ? Moi et les pioupious, on n’a pas fini de faire parler de nous…

> Article initialement publié sur Article XI

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