OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Arabes en colère http://owni.fr/2012/09/06/coleres-darabie-la-passionnaria/ http://owni.fr/2012/09/06/coleres-darabie-la-passionnaria/#comments Thu, 06 Sep 2012 15:21:04 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=119185

@angryarabiya a plus de 45 000 followers sur Twitter. C’est l’une des passionnarias de la défense des droits humains à Bahreïn qui, depuis le printemps 2011, fait l’objet d’une vague de protestations populaires ayant causé des dizaines de morts du côté des manifestants, des milliers d’arrestations. En février 2011, elle était menottée et traînée par les mains pour avoir osé manifester seule, sur un rond-point. En novembre, elle bloquait, seule, un convoi de véhicules de police, en refusant de bouger, comme le montrent ces vidéos :

   

 

@angryarabiya n’a plus rien tweeté depuis fin juillet : le 2 août, elle a été interpellée parce qu’elle manifestait une fois de plus, seule, sur un rond point, la jambe plâtrée. Fin juin, la police avait en effet tiré une grenade lacrymogène dans sa jambe. Devant son refus de coopérer avec les policiers venus l’embarquer, une policière demanda à son chef ce qu’elle devait faire si la jeune femme refusait de donner un échantillon de son sang : “Plantez l’aiguille dans le cou.”

Accusée d’avoir “détruit des biens gouvernementaux” (lors d’une précédente incarcération, elle avait déchiré, en prison, une photo du roi de Bahreïn), de “participation à un rassemblement illégal“, d’”incitation à la haine contre le régime“, ainsi que d’avoir fait obstacle à la circulation, elle sera jugée en septembre, octobre, et novembre.

@angryarabiya, Zainab Al-Khawaja de son vrai nom, a 29 ans, et une petite fille de deux ans. Ce qui ne l’avait pas empêché de faire une grève de la faim, l’an passé, pour protester contre l’incarcération de son père, de son mari et de son beau-frère :

Si mon père meurt, je veux mourir aussi. Notre père nous a toujours appris qu’il valait mieux mourir dignement que vivre comme des esclaves.

Zainab a grandi, en exil, dans ce qu’elle qualifie de “famille d’activistes“, et porte une admiration sans borne à son père. Abdulhadi al-Khawaja, recherché par les autorités parce qu’il militait dans un comité de défense des prisonniers politiques à Bahreïn, a vécu à Londres dans les années 80, avant d’obtenir l’asile politique au Danemark, puis la nationalité danoise. Co-fondateur du Centre bahreïni des Droits humains (BHCR), il est retourné vivre dans son pays en 2001, à la faveur d’une loi d’amnistie, et de l’engagement de la monarchie d’autoriser les ONG de défense des droits de l’homme. En 2004, le BHCR était interdit, et il a depuis été de nombreuses fois harcelé, frappé, interdit de voyager, incarcéré et torturé.

En janvier 2009, il avait ainsi osé dénoncer publiquement la corruption du régime, les arrestations arbitraires, le recours régulier à la torture, et appelé à la désobéissance civile non violente, ce qui lui avait valu d’être poursuivi pour “propagande” visant à renverser le régime.

Le site web du BHCR fait partie du millier de sites dont l’accès est censuré par les autorités à BahrBahreïn, qui n’hésitent pas à attaquer journalistes et médias. Le site documente (attention : images choquantes) ainsi les nombreux cas de torture et les blessures imputables aux policiers. Des dizaines d’enfants et adolescents ont été maltraités, et des dizaines de manifestants, dont de nombreux enfants, adolescents et personnes âgées, ont été tués par les policiers qui n’hésitent pas à tirer des grenades lacrymogènes, ou à la chevrotine, dans leurs jambes ou dans leurs têtes.

Manifestation de soutien à Abdulhadi al-Khawaja organisée par Amnesty International au Danemark

Manifestation de soutien à Abdulhadi al-Khawaja organisée par Amnesty International au Danemark

Abdulhadi al-Khawaja fait aujourd’hui partie des 13 de Bahreïn, du nom donné aux treize figures de l’opposition, défenseurs des droits de l’homme blogueurs et démocrates incarcérés au printemps 2011. Le 9 avril 2011, il était arrêté chez lui, en pleine nuit, par une vingtaine de policiers cagoulés, frappé jusqu’au sang par cinq d’entre eux, traîné par le cou dans l’escalier et emmené, inconscient, au poste de police, avec ses deux gendres, sans que sa famille n’apprenne ce qui leur était reproché.

Abdulhadi al-Khawaja a été condamné en juin 2011 par la justice militaire bahreïnie à la prison à perpétuité pour avoir “organisé et dirigé une organisation terroriste“, “tenté de renverser le gouvernement par la force et en lien avec une organisation terroriste travaillant pour un pays étranger” et “collecte d’argent destiné à une organisation terroriste“, au terme d’une parodie de procès dénoncée par de nombreuses ONG, les Nations unies, l’Union européenne, la France ou encore les États-Unis. Le 25 mai 2012, il cessait une grève de la faim qui aura duré 110 jours, après avoir enfin été autorisé à venir témoigner, sur un fauteuil roulant, devant la Cour suprême de Bahreïn.

Son témoignage est terrifiant : les coups qui lui ont été portés par les policiers ont entraîné des fractures de la mâchoire et du nez ; opéré dans un hôpital militaire, on lui a placé 18 plaques métalliques et 40 vis pour ressouder les os cassés ; sa convalescence aurait dû durer trois mois, mais après avoir passé 6 jours à l’hôpital, les yeux bandés, menottés à son lit, harcelé la nuit par des hommes le menaçant de viol et lui faisant subir des attouchements sexuels, il fut placé à l’isolement pendant deux mois dans une cellule non éclairée, sans sortir et sans contact avec l’extérieur d’une prison militaire. Toutes les nuits, après minuit, des gardiens masqués entraient dans les cellules, faisant subir des violences physiques, verbales et sexuelles à chacun des détenus, un par un, afin que tous les autres puissent entendre leurs cris.

Un jour, il fut autorisé à se raser et à porter un costume, afin de rencontrer un “représentant personnel” du roi qui lui proposa de “demander pardon au roi pour ce que j’avais fait” devant une caméra de télévision, ce qu’il refusa. Déshabillé de force par ses tortionnaires, qui commençaient à le violer, Abdulhadi al-Khawaja explique que pour que ces violences cessent, “je ne pouvais faire qu’une seule chose” : leur échapper, et se cogner la tête contre le sol jusqu’à perdre conscience, et alors que ses fractures n’avaient pas encore cicatrisé.

Ce 4 septembre 2012, la justice bahreïnie a confirmé les peines de prison infligées aux “13 de Bahreïn“. Sept d’entre eux, dont al-Khawaja, sont condamnés à la prison à vie. A l’annonce du verdict, des affrontements ont opposés manifestants et policiers, les premiers étant dispersés à coups de bombes assourdissantes, grenades lacrymogènes et tirs de chevrotine.

Fond d'écran du profil Twitter de Nabeel Rajab

Fond d'écran du profil Twitter de Nabeel Rajab

Assange interroge les révoltes arabes

Assange interroge les révoltes arabes

Julian Assange poursuit sa carrière de journaliste sur la télévision russe RT. Ce nouvel épisode de "The World Tomorrow" ...

Nabeel Rajab (@NabeelRajab, 171 000 abonnés sur Twitter), est le successeur d’Abdulhadi al-Khawaja à la tête du Centre bahreïni des Droits humains. Il a lui aussi été plusieurs fois poursuivi, ou incarcéré, notamment en raison de ce qu’il publiait sur Twitter. En avril 2011, il était ainsi accusé d’avoir “fabriqué” la photographie d’un manifestant mort sous la torture en prison. L’accusation fut finalement abandonnée après l’inculpation des cinq gardiens responsables de sa mort.

En mai 2012, il écrivait, sur Twitter, qu’il allait accorder une interview à Julian Assange. Dans la foulée, sa maison était “encerclée par près de 100 policiers armés avec des mitrailleuses“, comme il l’a expliqué au fondateur de WikiLeaks, apparemment amusé d’avoir ainsi pu berner les autorités, qui n’avaient pas pu l’empêcher d’aller à Londres pour témoigner dans l’émission télévisée d’Assange :

Quand ils ont réalisé que je n’étais pas à la maison, ils ont demandé à ma famille de me dire d’aller au ministère public aujourd’hui à 4h. Mais je suis ici.

C’était la nuit dernière, mais je suis habitué. Je dois y retourner, je dois y faire face. Vous savez ce n’est pas la première fois mais c’est aussi ça la lutte. C’est pour la liberté, c’est pour la démocratie que nous nous battons. Tout ça a un prix et nous devons le payer, et ce prix pourrait être votre vie, mais nous sommes prêts à payer pour les changements que nous revendiquons.

Interrogé sur ses deux enfants, de 9 et 14 ans, Nabeel Rajab explique avoir été contraint de les changer d’école parce qu’ils étaient harcelés par d’autres enfants de membres de la famille au pouvoir, et qu’ils sont à la tête de chaque manifestation, avec lui, parce que leur maison a été aspergée de gaz lacrymogène plus de 20 fois l’an passé, et parce qu’ils ont vu leur père être tiré de son lit et roué de coups en pleine nuit, devant eux.

De retour à Bahreïn, Nabeel Rajab était arrêté dès sa descente d’avion, et incarcéré pendant 2 semaines pour avoir, sur Twitter, accusé le ministre de l’Intérieur de n’avoir pas suffisamment enquêté sur la mort de plusieurs civils.

Le 9 juillet, il était de nouveau arrêté par des hommes masqués et incarcéré à cause d’un tweet qualifié de “diffamatoire” : il avait osé écrire que le premier ministre n’était pas “populaire“, ce qui lu a valu d’être condamné à 3 mois de prison, peine qui a depuis été cassée. Accusé d’avoir participé à trois manifestations non autorisées, il a par ailleurs écopé d’une peine de trois ans d’emprisonnement, et sera jugé en appel le 10 septembre prochain.

Les noms de ces défenseurs des droits de l’homme, et les actes de torture dont ils ont été les victimes, ont été exploités de façon particulièrement cynique dans une tentative d’espionnage d’opposants politiques impliquant un marchand d’armes britannique spécialisé dans les technologies de surveillance numérique (voir Colères d’Arabie : le logiciel espion).

Nabeel Rajab, Abdulhadi et Zainab Al-Khawaja

Nabeel Rajab, Abdulhadi et Zainab Al-Khawaja


Pour en savoir plus sur la situation à Bahreïn, vous pouvez également suivre @maryamalkhawaja, la soeur d’@angryarabiya, fille de Abdulhadi al-Khawaja, qui a pris la succession de Nabeel Rajab à la tête du Centre bahreïni des Droits de l’homme.

NB : cet article était initialement intitulé “Colères d’Arabie : la passionaria. Or, et comme nous l’a fait remarquer Meg en commentaire, “cette femme s’élève contre l’injustice, rien à voire avec la passion, qui est une émotion irréfléchie et dévorante“, l’utilisation du terme “passionaria” relevant pour le coup d’un cliché sexiste. Nous avons donc changé le titre.

La galerie est visible ici. Les photos et légendes proviennent du compte twitter d’@angryarabiya sauf mention contraire. Réalisée avec l’aide d’Ophelia Noor.

]]>
http://owni.fr/2012/09/06/coleres-darabie-la-passionnaria/feed/ 34
Colères d’Arabie : le logiciel espion http://owni.fr/2012/09/06/coleres-darabie-le-logiciel-espion/ http://owni.fr/2012/09/06/coleres-darabie-le-logiciel-espion/#comments Thu, 06 Sep 2012 15:20:55 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=119609
Arabes en colère

Arabes en colère

Le Bahreïn vient de condamner le principal défenseur des droits de l'homme bahreïni à la prison à perpétuité, après ...

Au printemps dernier, un Bahreïni exilé à Londres, une économiste britannique résidant à Bahreïn et le propriétaire d’une station service en Alabama, naturalisé Américain, recevaient un e-mail émanant apparemment d’une journaliste d’Al-Jazeera.

Il y était question d’un rapport rédigé par Zainab Al-Khawaja, sur les tortures infligées à Nabeel Rajab, deux des défenseurs des droits de l’homme incarcérés (et probablement torturés) à Bahreïn, suivi de cette précision :

Merci de vérifier le rapport détaillé en pièces jointe, avec des images de torture.

Quelques jours plus tard, ils recevaient d’autres emails évoquant l’arrestation d’opposants bahreïnis, ou encore l’agenda du roi de Bahreïn, et systématiquement accompagnés de fichiers compressés en pièce jointe, laissant penser qu’il pourrait s’agir de virus informatiques.

Ces e-mails, transmis au journaliste de Bloomberg Vernon Silver (qui a particulièrement suivi l’utilisation de technologies de surveillance occidentales par les dictatures arabes), ont ensuite été analysés par deux chercheurs associés au Citizen Lab, un laboratoire de recherche canadien qui étudie notamment les technologies de surveillance politique.

Morgan Marquis-Boire, un ingénieur en sécurité informatique travaillant chez Google, est un spécialiste (.pdf) des logiciels espions utilisés par les barbouzes libyens et syriens pour pirater les ordinateurs des cyber-dissidents. Bill Marczak, un doctorat en informatique de Berkeley, fait quant à lui partie de Bahrain Watch, qui veut promouvoir la transparence au Bahreïn, et dont le site tient la comptabilité des manifestants et civils tués par les autorités, des armes (chevrotine, grenades et gaz lacrymogènes) achetées à des entreprises occidentales, et des entreprises de relations publiques anglo-saxonnes financées par le régime.

Un gros requin de l’intrusion

Un gros requin de l’intrusion

En partenariat avec WikiLeaks, OWNI révèle le fonctionnement de FinFisher, l'une de ces redoutables armes d'espionnage ...

En analysant les e-mails envoyés aux défenseurs des droits de l’homme bahreïnis, les deux chercheurs ont découvert un logiciel espion particulièrement perfectionné, utilisant une “myriade de techniques destinées à échapper à toute forme de détection“, notamment par les antivirus, dont le code n’en mentionnait pas moins, et plusieurs fois, le mot FinSpy, la société Gamma International, et le nom de plusieurs de ses responsables.

FinSpy, à en croire cette proposition de contrat trouvée en mars 2011 dans l’un des bâtiments de la sécurité égyptienne après la chute du régime Moubharak, est vendu près de 300 000 euros. C’est l’un des produits phares de la gamme d’outils de “lutte informatique offensive” commercialisés par FinFisher, filiale de la société britannique Gamma, spécialisée dans les systèmes de surveillance et d’interception des télécommunications. Owni avait déjà eu l’occasion de présenter sa gamme de produits, et même de réaliser un montage vidéo à partir des clips promotionnels expliquant le fonctionnement de ses logiciels.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

   

Des chevaux de Troie dans nos démocraties

Des chevaux de Troie dans nos démocraties

OWNI lève le voile sur les chevaux de Troie. Ces logiciels d'intrusion vendus aux États, en particulier en France et en ...

A l’occasion de l’opération SpyFiles, WikiLeaks et Privacy International avaient révélé que FinFisher faisait partie des cinq marchands d’armes de surveillance numérique spécialisés dans les chevaux de Troie. Derrière ce nom, des logiciels espions créés pour prendre le contrôle des ordinateurs qu’ils infectent afin d’activer micro et caméra, d’enregistrer toutes les touches tapées sur le clavier (et donc les mots de passe) ou encore les conversations sur Skype, par messagerie instantanée, par e-mail etc. avant de renvoyer, de façon furtive et chiffrée, les données interceptées via des serveurs situés dans plusieurs pays étranger.

Un autre chercheur en sécurité informatique a ainsi réussi à identifier des serveurs utilisés pour contrôler FinSpy, et donc espionner des ordinateurs, en Estonie, Éthiopie, Indonésie, Lettonie, Mongolie, au Qatar, en république tchèque et aux USA, mais également en Australie, ainsi qu’à Dubai, deux des pays placés “sous surveillance” dans le classement des Ennemis d’Internet émis par Reporters sans frontières.

Dans une seconde note, publiée fin août, CitizenLab révèle avoir identifié d’autres serveurs dans 2 des 12 pays considérés comme des “Ennemis d’Internet” par RSF : l’un au Bahreïn, l’autre contrôlé par le ministère des télécommunications du Turkménistan, considéré comme l’un des régimes les plus répressifs au monde.

Les deux chercheurs détaillent par ailleurs le fonctionnement de FinSpy Mobile, qui permet d’infecter les iPhone et autres téléphones portables Android, Symbian, Windows et Blackberry, afin de pouvoir espionner les SMS, emails et télécommunications, exfiltrer les contacts et autres données, géolocaliser le mobile, et même d’activer, à distance, le téléphone à la manière d’un micro espion, sans que l’utilisateur ne s’aperçoive de la manipulation.

A Bloomberg, qui l’interrogeait, Martin J. Muench, 31 ans, le concepteur de FinFisher, a nié avoir vendu son cheval de Troie à Bahreïn, tout en reconnaissant qu’il pourrait s’agir d’une version de démonstration de son logiciel espion qui aurait été volée à Gamma.

Au New York Times, où il démentait toute espèce d’implication, expliquant, tout comme l’avait fait Amesys, que ses produits ne servaient qu’à combattre les criminels, à commencer par les pédophiles :

Les utilisations les plus fréquentes visent les pédophiles, les terroristes, le crime organisé, le kidnapping et le trafic d’être humain.

Dans une déclaration publiée moins d’une heure après la publication de la deuxième note de Citizen Lab, Martin J. Muench envoyait un communiqué mentionné par le New York Times pour expliquer que l’un des serveurs de Gamma aurait été piraté, et que des versions de démonstrations de FinSpy auraient bien été dérobées. Dans la foulée, plusieurs des serveurs utilisés par FinFisher pour permettre aux données siphonnées de remonter jusqu’à leurs donneurs d’ordre ont disparu des réseaux.

Comme notre enquête sur Amesys, le marchand d’armes français qui avait créé un système de surveillance généralisé d’Internet à la demande de Kadhafi (voir Au pays de Candy) l’avait démontré, les logiciels espions et systèmes d’interception et de surveillance des télécommunications ne font pas partie des armes dont l’exportation est juridiquement encadrée (voir Le droit français tordu pour Kadhafi). Aucune loi n’interdit donc à un marchand d’armes occidental de faire commerce avec une dictature ou un pays dont on sait qu’il se servira de ces outils pour espionner opposants politiques et défenseurs des droits humains.

François Hollande recevant le roi Hamed ben Issa al-Khalifa de Bahreïn

François Hollande recevant le roi Hamed ben Issa al-Khalifa de Bahreïn

Interrogé lors d’un point presse ce 4 septembre, le porte-parole de l’ambassade de France à Bahreïn a expliqué avoir “appris avec déception les décisions de la Cour d’appel du Bahreïn qui confirment les lourdes peines infligées à ces opposants” :

Le cas de Monsieur Khawaja nous préoccupe tout spécialement. Nous espérons vivement qu’un réexamen de ces condamnations aura lieu lors d’un éventuel pourvoi en cassation.

Nous restons préoccupés par la persistance des tensions dans le royaume de Bahreïn et rappelons notre profond attachement aux principes de liberté d’expression et de droit à manifester pacifiquement.

Le 23 juillet dernier, François Hollande recevait très discrètement le roi du Bahreïn, Hamed ben Issa Al Khalifa, à Paris. Etrangement, cette visite officielle ne figurait pas sur l’agenda du président, et n’a été connue que parce qu’une journaliste de l’AFP a tweeté, interloquée, leur poignée de main sur le perron de l’Elysée. Officiellement, côté français, il a été question de la situation en Syrie, et de la menace nucléaire en Iran. Jean-Paul Burdy, maître de conférences à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, relève cela dit que l’agence de presse de Bahreïn avance que de nombreux autres sujets ont été abordés, y compris la coopération entre les deux pays en matière de lutte contre “toutes les formes de terrorisme et d’extrémisme“, ainsi que de “l’importance de la promotion de la démocratie et des droits humains“.

Au lendemain de cette visite, la presse bahreïnie salue en “une” l’accord de coopération signé entre la France et le Bahreïn, et visant à mettre en place, souligne Le Monde, des réformes dans les secteurs de la presse et de la justice, ce qui fait bondir l’opposition :

La France prend le risque de devenir la complice des tours de passe-passe de la monarchie, s’indigne Abdel Nabi Al-Ekry, un vieil opposant de gauche. Comment peut-elle prétendre réformer la justice bahreïnie alors que 21 des dirigeants de l’opposition croupissent en prison, au terme de procès bidons ? C’est décevant de la part d’un socialiste comme Hollande.

Au pays de Candy

Au pays de Candy

Candy : c'est le nom de code de l'opération organisée depuis la France et consistant à aider le régime de Kadhafi à ...

L’agenda de l’Élysée, dépiauté par Rue89, révèle qu’”au moins six autres représentants de pays autoritaires ou franchement dictatoriaux ont été reçus par François Hollande depuis son élection“, alors même que François Hollande avait pourtant promis de “ne pas inviter de dictateurs à Paris“. Cinq d’entre eux sont soupçonnés d’avoir voulu acheter le système Eagle de surveillance généralisé de l’Internet conçu par la société française Amesys à la demande de Kadhafi, et dont le nom de code, en interne, était Candy, comme bonbon, en anglais.

À la manière d’un mauvais polar, les autres contrats négociés par Amesys portent en effet tous un nom de code inspiré de célèbres marques de friandises, bonbons, chocolats, crèmes glacées ou sodas : “Finger” pour le Qatar (sa capitale s’appelle… Doha), “Pop Corn” pour le Maroc, “Kinder” en Arabie Saoudite, “Oasis” à Dubai, “Crocodile” au Gabon, et “Miko” au Kazakhstan, dont le dictateur-président est le seul à ne pas avoir encore été reçu par François Hollande, quand bien même il utiliserait par contre le système FinSpy de FinFisher.

Depuis le classement sans suite de la plainte déposée à l’encontre d’Amesys, à la veille de la présidentielle, le nouveau gouvernement ne s’est jamais prononcé sur cette affaire, par plus que sur l’implication de Claude Guéant, Brice Hortefeux et des services secrets français, non plus que sur une éventuelle interdiction, à l’exportation, de la commercialisation des armes de surveillance numérique.

Petit manuel de contre-espionnage informatique

Petit manuel de contre-espionnage informatique

GPS, téléphones portables, logiciels espions: les outils de la surveillance se démocratisent. Conseils utiles pour s'en ...

Pour se prémunir de ce genre de chevaux de Troie, Citizen Lab rappelle tout d’abord que ces logiciels espions ne peuvent être installés que si le pirate a un accès physique à la machine (ordinateur ou téléphone portable), ou si la victime accepte d’ouvrir une pièce jointe ou une application que les espions prennent cela dit généralement soin de maquiller de sorte qu’elle émane d’une personne ou institution de confiance. Les chercheurs recommandent également de régulièrement mettre à jour systèmes d’exploitation et logiciels -à commencer par l’anti-virus, les suites Office, Acrobat, Java, Flash, en vérifiant que les mises à jour proviennent de sources légitimes et de confiance-, mais également d’installer des fonds d’écran protégés par mot de passe (pour éviter à un intrus de profiter d’une pause pipi pour pirater votre système), et enfin d’utiliser si possible des mots de passe forts, et des logiciels de chiffrement. Voir aussi, à ce titre, notre petit manuel de contre-espionnage informatique.

]]>
http://owni.fr/2012/09/06/coleres-darabie-le-logiciel-espion/feed/ 0
Assange interroge les révoltes arabes http://owni.fr/2012/05/08/assange-interroge-les-revoltes-arabes/ http://owni.fr/2012/05/08/assange-interroge-les-revoltes-arabes/#comments Tue, 08 May 2012 09:15:30 +0000 Pierre Alonso http://owni.fr/?p=109489

Nouvelle interview de Julian Assange sur RT, anciennement Russian TV, la télévision proche du Kremlin. Pour le quatrième épisode de “The World Tomorrow”, le fondateur de WikiLeaks a choisi d’interroger deux activistes arabes, l’Egyptien Alaa Abd El-Fattah et le Bahreïni Nabil Rajab.

Samedi, Nabil Rajab, régulièrement harcelé par les forces de sécurité, a été arrêté, probablement en raison de la diffusion aujourd’hui de son interview aujourd’hui a avancé WikiLeaks. L’organisation a décidé de la maintenir et d’en profiter pour attirer l’attention sur la répression des activistes au Bahreïn. L’organisation de Julian Assange proposait dès dimanche aux médias intéressés une transcription de l’interview, réalisée le 29 février.

La révolution en cours au Bahreïn

Après le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, pour la grande première, le conservateur américain David Horowitz et Slavoj Zizek pour le deuxième épisode, le président tunisien Monzef Marzouki pour le troisième, “The World Tomorrow” poursuit sa plongée dans le monde arabe.

À l’exemple tunisien, “sans doute le plus fructueux” dit Assange, s’oppose l’Égypte dont “le gouvernement n’est pas exactement tombé pour l’instant” commente l’activiste Alaa Abd El-Fattah. Et surtout le Bahreïn qui “n’est pas un échec” pour Nabil Rajab, car la révolution “y est encore en cours” :

Elle a un prix et nous devons payer ce prix. Le coût sera peut-être très élevé, nous avons déjà payé beaucoup mais nous voulons continuer afin d’obtenir les changements pour lesquels nous nous battons. (…) Beaucoup ont été tués comparé à la population du pays [Environ 1,2 million, NDLR], beaucoup plus qu’en Égypte ou en Tunisie. Le nombre de personnes emprisonnées aussi est bien plus élevé par rapport à la population. Des gens ont été renvoyés de leur travail, des gens ont été torturés systématiquement, des gens ont été tués, des mosquées détruites, des maisons mises à sac…

Dans ce panorama moyen-oriental, où Assange s’étonne d’entendre de la musique au début de l’interview réalisée par Skype – “l’appel à la prière” corrige Alaa Abd El-Fattah en direct du Caire – le fondateur de WikiLeaks interroge longuement ses deux invités sur leur passé, leur parcours de militant, mais aussi sur ses lubies : l’impérialisme américain et l’hacktivisme (et sa sainte trinité Facebook, Twitter, WikiLeaks ; Amen).

À propos de l’oncle Sam, Assange demande à ses invités s’ils sont d’accord avec les néo-conservateurs américains. L’invasion américaine en Irak fut-elle le printemps qui annonça neuf ans plus tard les révolutions arabes ? Non, répondent à l’unisson les deux activistes. Nabil Rajab :

Hé bien, c’est assez drôle. Les Américains n’étaient même pas préparés à ces révolutions en Tunisie et en Égypte. (…) Ils n’ont pas soutenu la révolution égyptienne de la même façon qu’ils ne l’avaient pas soutenue en Tunisie. Quand ils ont réalisé que c’était un fait, qu’elle allait se produire avec ou sans eux, ils ont été forcés de se positionner, au risque de faire de ces nouveaux gouvernements des ennemis dans le futur. (…) Ces régimes dictatoriaux répressifs ont été soutenus et renforcés toutes ces années par les Américains. Ils étaient leurs agents dans notre région. (…) Aujourd’hui, les Américains sont contre la démocratie au Bahreïn.

Même refus pour Alaa Abd El-Fattah, pour qui l’invasion américaine a pu jouer un rôle dans le déclenchement des révoltes arabes, mais pas dans le sens que Dick Cheney prétend :

[L'invasion américaine en Irak] a définitivement retiré la dernière once de légitimité aux régimes arabes qui n’ont pas réussi à protéger l’Irak.

Et de rappeler les manifestations en opposition à la guerre en 2003 au Caire, vivement réprimées, qui s’étaient retournées contre Moubarak, potentat jugé trop atlantiste.

Critique de l’impérialisme donc, mais aussi de théories plus ou moins étayées sur les véritables causes de ces révoltes. En creux, les deux activistes réfutent la thèse d’un soutien de Washington par fondations interposées, comme la National Endowment for Democracy (NED) qui a financé Canvas en Serbie, où avaient séjourné des membres d’un groupe d’activistes égyptiens quelques temps avant la révolution.

D’autant que le NED est soupçonné d’avoir également financé le Bahrain Centre for Human Rights auquel appartient Nabil Rajab. Lui dément avoir reçu le moindre dollar du gouvernement américain. En revanche, il reste plus évasif sur les dollars de la société civile, quel qu’en soit le pays d’origine et son circuit, fût-ce via d’éventuelles fondations destinées à leur ôter toute couleur politique.

Les récits des révolutions

Pour Washington et sa secrétaire d’État Hillary Clinton, les révolutions ont été victorieuses grâce “à deux grandes entreprises américaines, Twitter et Facebook” lance Julian Assange, cabotin, avant de partir d’un rire partagé avec ses invités. Une apostrophe certes, qui permet tout de même à l’activiste égyptien de développer sa pensée sur le rôle, tant commenté, des réseaux pendant la révolution.

La révolution se joue tant dans les rues que dans les récits qui en sont fait, explique-il. Dans cette concurrence des récits de la révolution, quelle est vraiment la place, si disputée, de la génération Facebook ? Il répond, lucide et introspectif :

Ces jeunes gens aisés de la classe moyenne, très éduqués, connectés à Internet, ont joué un rôle important dans la révolution et ils ont été, pour des raisons tout à fait tactiques, les symboles de la révolution. On avait besoin que le monde entier aime cette révolution égyptienne ! (…) Hillary Clinton ne défendait pas seulement les entreprises américaines, elle défendait un récit écrit pour arrêter la révolution, pour ne pas qu’elle aille plus loin que Moubarak. Mais Twitter et Facebook ont quand même été très utiles.

Le Bahreïn offre un autre visage de l’hacktivisme. Non seulement parce que le Bahreïn est “le pays le plus actif sur Twitter dans le monde arabe”, mais parce que le gouvernement aussi est l’un “des plus intelligents dans son utilisation” des réseaux sociaux détaille Nabil Rajab. Selon lui, le gouvernement emploie des entreprises de relations publiques pour gérer son image sur les réseaux et diffuser sa propagande. Des community managers de la famille régnante du Bahreïn, la famille Al-Khalifa, qui “créent une fausse opinion publique, la trompent, montrent une réalité différente de celle qui existe réellement dans le pays.”

Le gouvernement du Bahreïn a essayé d’apprendre et riposte en utilisant les mêmes outils.

Le cyberutopisme semble bien loin et le scepticisme d’Eygeny Morozov plus que jamais d’actualité : les hacktivistes utilisent les réseaux sociaux, les dictatures aussi. Pour diffuser de la propagande, pour surveiller la population comme les exemples libyen et syrien ont achevé de le démontrer. La répression existe, déplore Nabil Rajab, elle est terrible (“des activistes sur Twitter ont été emprisonnés, certains torturés à mort”) mais au moins, de plus en plus de personnes investissent les réseaux sociaux et Internet, même sa mère – et celle d’Assange s’empresse d’ajouter celui-ci.

Comme à son habitude, le fondateur de WikiLeaks a joué de sa proximité avec les activistes, en raison des ennuis judiciaires qu’il connaît.

Alaa Abd El-Fattah : Alors dans quel pays vas-tu être emprisonné ?

Assange : Hé bien, c’est une question intéressante… En ce moment, assigné à résidence au Royaume-Uni, peut-être un peu en prison ici aussi, peut-être emprisonné en Suède, et peut-être aux États-Unis. Et toi, Bahreïn ?

Nabil Rajab : Je peux vous proposer le Bahreïn.

]]>
http://owni.fr/2012/05/08/assange-interroge-les-revoltes-arabes/feed/ 8
Cet autre vent qui souffle sur Bahreïn http://owni.fr/2011/02/21/cet-autre-vent-qui-souffle-sur-bahrein/ http://owni.fr/2011/02/21/cet-autre-vent-qui-souffle-sur-bahrein/#comments Mon, 21 Feb 2011 10:30:33 +0000 Aaron Bady http://owni.fr/?p=47619 Ceux d’entre nous qui essaient désespérément de se tenir au courant des événements au Moyen-Orient – et nous sommes nombreux – ont probablement compris que Bahreïn n’était pas l’Egypte même si les manifestants de la place de la Perle aimeraient bien la transformer en place Tahrir bahreïnie. La nuit dernière (ndrl : le 16 février), l’armée a sorti ses tanks et a fait appel à la police anti-émeute pour chasser les manifestants, faisant au moins six morts et bien d’autres blessés ou disparus.

Les manifestants se seraient dirigés à l’hôpital Salmaniya où les morts et les blessés avait été emmenés.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Le Ministre des Affaires Etrangères a déclaré que cette “intervention de la police” était nécessaire pour “sortir Bahreïn du bord du gouffre communautaire”. Pourtant, dans des vidéos comme celle-ci, “l’intervention de la police” me semble difficile à différencier d’une charge d’infanterie… Et comme Toby Jones de Jadaliyya l’écrit, l’assaut de la nuit dernière n’était qu’une intensification de la violente réaction des premières journées de manifestation :

Les services de sécurité bahreïnis ont tué deux personnes dans les attaques de lundi et mardi, en tirant à balles réelles contre des manifestants sans armes. Les nouvelles qui parviennent de Manama tôt mardi matin disent que la situation se détériore. Les forces de sécurité ont assailli les centaines de Bahreïnis qui avaient décidé de camper à cet endroit et certains se sont mis à l’appeler “la place des Martyrs”. Le raid de nuit était pervers, une embuscade sortie de l’ombre au petit matin sur des victimes sans méfiance, notamment des enfants. Bien que le roi ait présenté ses condoléances pour les morts de lundi et mardi, il est maintenant clair avec l’attaque sauvage de jeudi qu’il a choisi le chemin de la confrontation lâche et violente.

L’analogie est tentante. Dans The Independent, Robert Fisk décrit la violence comme la reproduction d’un modèle qui est apparu en Tunisie et en Egypte, expliquant : “la police de la sécurité de l’Etat, clé de voûte de la puissance des autocrates du monde arabe, a utilisé les mêmes tactiques vaines pour écraser sauvagement les manifestants à Bahreïn, Alger et Sanaa, de la même façon que les dictateurs tunisien et égyptien l’avaient tout aussi vainement utilisé contre leurs propres manifestants pour la démocratie”. Cette affirmation lui permet de finir sur une note optimiste :

Moubarak pensait vraiment le jeudi soir que son peuple souffrirait encore cinq mois sous son règne. Tout comme Ben Ali semble-t-il. Tout cela prouve bien que les dictateurs du Moyen-Orient sont infiniment plus stupides, vicieux, vains, arrogants, et ridicules que leur propre peuple ne l’avait réalisé.

Mais je n’en suis pas certain. Comme Jones le montre, par exemple, il est assez peu probable que l’armée se range du côté des manifestants :

Alors que les armées tunisienne et égyptienne se sont avérées être les ultimes médiateurs des révolutions, il n’y a aucune armée pour sauver Bahreïn. Les moyens violents sont sous l’entier contrôle de l’Etat et des forces de sécurité. Ceux-ci sont profondément redevables à la famille royale et ne sont pas seulement désireux, mais aussi enthousiastes, d’obéir à ses ordres. Alors que l’armée égyptienne était considérée par de nombreux Egyptiens comme un reflet de la société, l’appareil bahreïni de sécurité intérieure est composé presque exclusivement de mercenaires étrangers auxquels ils font appel justement parce qu’ils n’ont aucun lien avec les habitants. Il n’y a aucun équivalent aux forces de sécurité intérieure, aucun centre de pouvoir qui puisse le défier ou défier ses chefs. Ils n’ont aucun rivaux. Les Bahreïnis vont devoir supporter ce que la police peut infliger de pire pour l’emporter.

Pour comprendre pourquoi c’est ainsi, quelques notions d’histoire sont utiles. L’Egypte et Bahreïn sont différents en presque tout, mais une différence particulièrement significative est la trajectoire historique de chaque Etat. Alors que Moubarak et Sadat ont régné sur l’Egypte bâtie par Nasser après la révolution de 1952 – un Etat unifié avec un soutien populaire, large et profond – le régime de Bahreïn, aujourd’hui assiégé, a toujours été d’une nature très différente. Il est apparu comme un Etat de conquête, et la famille régnante – la famille Al-Khalifa – ne fait pas seulement remonter ses origines (et donc sa légitimité politique) à la conquête de la péninsule arabique par les envahisseur sunnites en 1783 , mais continue également de commémorer cette conquête comme une démonstration de la continuité (de facto) du règne des sunnites sur la majorité chiite. Comme Abdulhadi Khalaf l’écrivait en 1998 :

La conquête de 1783 est devenu une occasion à commémorer dans les livres scolaires et les comptes-rendus officiels. Les noms donnés aux bâtiments publics et aux rues, les émissions de radio et de télévision à travers des concours de poésie et de chant, ainsi que des festivals et des commémorations officielles, célèbrent les individus et les événements liés à la conquête. En 1983, les al-Khalifa ont célébré le bi-centenaire. Tous les groupes d’opposition avaient condamné ces commémorations, claquées sur le modèle du bi-centenaire des Etats-Unis, et la communauté chiite n’avait pas participé à l’événement. L’événement, soigné et dispendieux, incluait des festivals et des conférences universitaires. Ces commémorations mal-avisées ont confirmé les pires accusations que beaucoup formulaient à l’encontre la famille régnante. La plus pertinente d’en elles est l’affirmation selon laquelle la royauté continue d’agir comme une conquérante qui légitime son règne par le droit de conquête.

Je sais bien que le tribalisme et la conquête tribale ne sont pas en tant que tels des entraves à la construction de l’Etat. Plusieurs exemples dans la région montrent que, malgré des querelles tribales antérieures, les alliances et les allégeances tribales sont devenues possibles et ont stimulé le mouvement de construction de l’Etat. Pourtant, l’échec des al-Khalifa d’assimiler cette population les a conduits à saper systématiquement tout effort qui contribuerait à la construction de l’Etat et/ou de la Nation.

L’analyse la plus superficielle des événements à Bahreïn notera évidemment les “tensions communautaires”. On devrait se souvenir de ceci : la minorité sunnite étant aussi l’élite politique et économique du pays, et la majorité chiite subissant un ostracisme tant politique qu’économique, on ne peut pas évoquer la politique de classe ou la démocratisation sans parler des tensions communautaires dans lesquels elles s’inscrivent.

Pourtant il serait faux de conclure que les chiites sont les vrais Bahreïnis parce que l’élite régnante sunnite ne représente qu’une minorité de la population. Une telle simplification serait surtout pernicieuse. Pour une raison simple : les chiites ne représentent pas non plus la majorité de la population du pays. Comme dans les autres pays du Golfe, les étrangers constituent une immense partie de la population (plus de la moitié). Et c’est pourquoi il il vaut mieux éviter de définir qui est un vrai Bahreïni.

Mais, comme Abdulhadi Khalaf l’explique, l’origine de l’Etat et les célébrations continues de son histoire de colon-conquérant semblent avoir structurées son attitude à l’égard de ses sujets et la politique à l’égard des contestations :

…les contes populaires, jusqu’à aujourd’hui, dressent un portrait précis des souffrances des paysans chiites entre les mains des esclaves, des domestiques, des vizirs des fiefs des al-Khalifa. Les contes populaires racontent aussi dans de nombreuses versions remaniées, ce que signifie être un vaincu. Ces contes sont récupérés et réécrits avec une narration dramatique appropriée, avec des ajouts et des retraits, et sont utilisés comme des instruments de mobilisation ethnique. Une imagination similaire a produit de contre-contes populaires mettant en scène le mélodrame des conquistadors et la façon dont ils se sont établis et règnent. L’ethnicité a été établie comme un fondement dominant de l’organisation sociale et de la controverse.

Si on considère Bahreïn comme un simple pion dans un grand jeu entre les Etats-Unis et l’Iran – simplement comme l’un des nombreux Etats du golfe pris entre l’Arabie Saoudite sunnite et l’Iran chiite – on ne comprendra pas en quoi le développement historique de Bahreïn est unique. Alors que Khalaf, par exemple, fait la distinction :

…de la même façon que de nombreux chefs tribaux dans d’autres parties de la partie arabe du golfe, les Al-Khalifa ont signé une série d’accords avec le Royaume-Uni depuis le début du XIXe siècle. Ces accords reconnaissaient la Pax Britannica d’une part, et les formations politiques tribales et les régimes en place d’autre part.

Néanmoins, à la différence d’autres régimes reconnus par la Grande-Bretagne, les Al-Khalifa ont échoué à s’assimiler à leur population comme l’ont fait, par exemple, les al-Sabah au Koweït, les al-Thani au Qatar et les al-Qawassim à Ras al-Khaimah et Sharja. Et, à la différence de ces autres formations politiques, Bahreïn n’est pas devenu une entité politique unifiée, et les Bahreïnis ne sont pas devenus un peuple. De plus, à la différence d’autres formations politiques tribales dans la région, les al-Khalifa continuent de préserver jalousement leur identité et image de “colons régnants”. Pourtant, leur passé “tribal” et leur identité ne sont pas immuables.
A la consternation des “purs sangs” et de quelques opposants “anti-tribaux”, l’identité tribale des al-Khalifa a été modifiée à plusieurs reprises, par des ajouts et des retraits, de façon à s’adapter aux soubresauts de la politique locale et régionale.

En d’autres mots, voilà ce que signifie “communauté” à Bahreïn (ou plutôt ce que ça veut dire quand on a recours à Bahreïn pour refléter la signification régionale du chiisme et du sunnisme) :

En tant que conquérants-colons, le règne [des al-Khalifa] ne dépendait pas du soutien matériel, politique ou autre de leurs sujets. Comme ils comptent sur la force pour extraire les richesses, ils continuent de clamer que leur règne est basé sur le droit de conquête. Voilà une nouvelle différence majeure entre le régime des al-Khalifa et les autres régimes tribaux non-conquistador dans la région.

Ce qui ne revient pas à dire que la politique régionale n’y fait pas irruption. Mais il semble important de se concentrer – comme Khalaf le fait – sur la façon dont une élite d’un pays utilise les divisions communautaires pour se positionner au sein de son pays, au lieu de les considérer simplement comme un relais des dynamiques géopolitiques externes. D’autant plus parce que la géopolitique régionale peut être (et l’est effectivement) utilisée par l’élite du pays pour se maintenir au pouvoir.

Un télégramme du Département d’Etat américain plantant le décor pour le Général Patreus conclut ainsi : “En tant que plus petit Etat du golfe, Bahreïn a historiquement besoin, pour sa sécurité, de liens plus étroits avec un protecteur occidental que ses voisins. Par conséquent, l’US Navy a été très présente ici depuis les derniers jours de la Seconde Guerre mondiale.”

Bien sûr, ce que le rédacteur du télégramme désignait vraiment par “le Bahreïn” était la dynastie al-Khalifa. A la place d’étudier les sources internes du pouvoir – sur une grille allant de la cooptation clientéliste au consentement démocratique – l’élite régnante a maintenu sa position depuis des siècles par des alliances avec des puissances étrangères, en commençant avec l’empire britannique et en finissant avec les Américains :

Depuis 1869, “la relation spéciale” avec la Grande-Bretagne a fourni au régime une source de légitimité cruciale… Depuis plus d’un siècle et particulièrement depuis la découverte du pétrole, la puissance britannique, y compris sa force militaire, est à portée de main pour sauver les al-Khalifa d’attaques de ses opposants, qu’ils soient tribaux, confessionnels ou nationalistes.
[Mais] la pré-éminence de sources externes de légitimité du pouvoir sur les sources internes, a persisté même après que Bahreïn a obtenu l’indépendance et mis un terme au traité sur “la relation spéciale” avec la Grande-Bretagne en 1971. Les régimes frères, membres du Conseil de Coopération Economique, fournissent d’autres réserves externes de puissance et de légitimité.

C’est ce que Jean-François Bayart appelle “l’extraversion” de l’Etat en cours en Afrique (ici ou ) et qui a ici des résonances fort utiles. A la place de regarder vers l’intérieur et de chercher à gouverner sur son peuple (unifié par le consentement ou par la force), Bayart soutient que les Etats extravertis regardent en premier lieu vers l’extérieur, s’adaptant aux puissances étrangères qui les maintiendront en place malgré une population divisée.

Une conséquence de ce positionnement est que l’Etat n’a plus aucun avantage particulier à essayer d’unifier la nation en un seul peuple. En fait, pour le dire encore plus fermement, une élite régnante qui ne tire pas sa légitimité de sa propension à représenter “la nation” et qui se définit elle-même comme une élite conquistador, verra dans cette idée-là de “la nation” une menace à sa légitimité. Ce qu’elle est effectivement. Et l’Etat aura ainsi bien moins de désavantage à recourir à la violence pour mater une révolte populaire : la base de son pouvoir est externe, il a donc bien moins à perdre à réprimer violemment la population sur laquelle il règne.

Tout ça est de la théorie politique. A quel point cela s’applique-t-il ici ? Après tout, Bahreïn a connu des réformes significatives ces dix dernières années. Quand le vieil émir est mort, son fils a pris la relève et a annoncé des réformes importantes (néanmoins ce rapport de 2005 de l’International Crisis Group est, au minimum, pessimiste). Et moi, comme la plupart des observateurs occidentaux, je ne suis pas en mesure de faire plus que spéculer.

Mais regarder Bahreïn à travers ce prisme aide un observateur occidental à donner du sens à, par exemple, la façon dont l’armée sert non pas comme “le représentant de la nation” (comme en Egypte) mais comme une force mercenaire privée.

Le bloggeur Chan’ad Bahraini l’a écrit à propos de l’appareil de sécurité de Bahreïn en 2006 :

Je n’arrive pas à trouver une autre façon de décrire les employés naturalisés des ministères de l’intérieur et de la défense que comme des mercenaires. Ces gens ont été embauchés dans des contrées lointaines pour protéger les intérêts du régime en place, en menaçant et violentant de larges parts de la population. Ils ont été embauchés et naturalisés spécialement parce qu’ils n’avaient aucun lien familial ou culturel avec les Bahreïnis, ce qui les rend entièrement loyaux à leurs commanditaires. Bien qu’ils travaillent dans des organisations telles que “Private Security”, elles sont un peu plus que des organisations privées servant certains individus de la famille régnante Al-Khalifa. (Cette confusion entre public et privé n’est que trop commune au Bahreïn). S’ils ne sont pas des mercenaires, alors je ne sais pas ce que c’est.

L’histoire des mercenaires à Bahreïn remonte au milieu des années 1970, quand la dissolution du parlement et l’adoption de la loi sur la sécurité de l’Etat ont coïncidé avec le choc pétrolier parti de la crise de 1973. (Même si les Britanniques ont introduit bien avant l’idée d’utiliser des effectifs étrangers dans la police à Bahreïn, ce n’est qu’à partir du milieu des années 1970 que des mercenaires ont été embauchés à une aussi grande échelle). En 1975, le dirigeant d’alors, cheikh Isa Ben Salam Al Khalifa a dissout le premier parlement nouvellement indépendant. L’appareil de sécurité de l’Etat avait alors été agrandi et renforcé pour empêcher davantage de troubles civils (un événement courant dans les décénies précédentes). Le régime a eu de la chance, le prix et les revenus du pétrole étaient à leurs niveaux records. Les dépenses pour la défense et la sécurité intérieure sont passées de 22,5 millions de dollars en 1974 à 107,4 millions en 1978, atteignant 287 millions en 1983 (Khalaf, 1985).

Le personnel nécessaire pour équiper l’appareil sécuritaire ne pouvait pas être recruté à Bahreïn parce que le régime n’était pas prêt à faire confiance à une grande partie de la population (depuis 1980, les chiites ne sont pas autorisés à travailler dans les ministères de la défense et de l’intérieur), et aussi, vraissemblablement parce que la plupart des Bahreïnis n’aiment pas l’idée de rouer de coups leurs compatriotes. Les soldats d’infanterie qui ont été embauchés en masse venaient de Jordanie, du Pakistan (surtout des Balutchis) et du Yémen. Il y avait aussi un certain nombre d’employés britanniques du Security Intelligence Service (ndrl : le MI6) qui avaient des compétences spécifiques, le plus connu d’entre eux étant le colonel Ian Henderson.

Dès lors ce n’est plus surprenant qu’une grande partie de la population méprise ces mercenaires. Ce n’est pas seulement parce qu’ils représentent le régime et sa violence, mais aussi parce qu’ils ont bénéficié d’une naturalisation, d’un emploi, d’un hébergement, de soins et d’autres avantages, des services que le régime refuse à une grande partie de la population locale. Cela en fait de “parfaits ennemis” comme un ami les a récemment décrits, et c’est pourquoi ils sont spécifiquement ciblés à chaque trouble violent.

Puisque l’Etat bahreïni se nourrit à la fois des violences communautaires et de la peur des Etats-Unis de l’Iran, il n’est pas étonnant que les manifestants aient fait tant d’efforts pour énoncer leurs exigences dans la langue d’une démocratie non-communautaire :

Nous voulons une véritable vie politique dans laquelle seul le peuple sera la source du pouvoir et des lois.

Nous voulons que le peuple convienne d’une Constitution et la rédige, et que la Constitution soit l’arbitre et le juge dans la relation entre le gouvernant et le gouverné.

Nous voulons une véritable représentation, sans être accusé de trahison à chaque fois que nous manifestatons pour exiger nos droits. [...]

Nous voulons que la police “soit au service du peuple” et nous voulons que l’armée soit issue du peuple.

C’est véritablement ce que nous voulons ; nous ne voulons pas renverser le régime comme beaucoup l’imaginent, et nous ne voulons pas prendre le contrôle du gouvernement, nous ne voulons pas des postes ici ou là. Nous voulons être un peuple qui vit dans la dignité et le droit.

En revanche, la télévision d’Etat de Bahreïn a montré à plusieurs reprises des images d’épées qui auraient été confisquées aux manifestants et les décrit comme représentant la menace plus générale qu’est communautarisme chiite :

Par exemple, un porte-parole du Ministère de l’intérieur a montré ces “épées, armes et drapeaux du Hezbollah” dans un élan visant à transformer les manifestants en envahisseurs étrangers – des agents provocateurs d’un groupe international de militants chiites – légitimant ainsi l’utilisation de l’arsenal militaire de l’Etat. Ca confère même une pointe de théâtre orientaliste pour l’Occident (ce que le régime de Moubarak a aussi essayé).

Il est facile de savoir à qui ils destinent ce théâtre. Les télégrammes diplomatiques du Département d’Etat sur Bahreïn utilisent le même cadrage, décrivant encore et toujours la dynastie régnante comme une sorte de rempart contre les puissances chiites “prédatrices” : dans ce télégramme de 2008, par exemple, le règne de deux siècles de la famille al-Khalifa comme une campagne contre la Perse/l’Iran :

La famille sunnite al-Khalifa s’est emparée de Bahreïn en 1783 au dépend d’un autre clan arabe qui reconnaissait alors la suprématie persane. Alors que les Britanniques quittaient Bahreïn en 1971, le dernier Chah d’Iran a affirmé puis retiré ses revendications de souveraineté sur le pays. Après la révolution islamique en Iran, le régime des clercs a de temps à autres réaffirmé publiquement ces revendications à l’occasion de démonstrations de force nationalistes.

L’alliance des Etats-Unis avec une élite issue d’une minorité est elle décrite de façon assez pertinente :

Bahreïn avec sa famille régnante sunnite et sa majorité chiite a longtemps admis qu’ils avaient besoin des puissances extérieures – d’abord les Britanniques, puis les Etats-Unis – pour se protéger contre ses voisins prédateurs, I’Iran avant tout. Le Chah et les ayatollahs ont affirmé leur revendication de souveraineté sur Bahreïn de temps en temps. Tout en restant proche de leur protecteur américain, les dirigeants de Bahreïn essaie d’éviter de provoquer l’Iran inutilement, et de garder ouverts des canaux de communication avec les dirigeants iraniens.

Notez comme un groupe d’envahisseurs (la dynastie d’al-Khalifa) a besoin de l’aide d’autres puissances étrangères (la Grande-Bretagne et les Etats-Unis) pour protéger “Bahreïn” de l’Iran qui est une menace justement parce qu’on pense qu’un “Bahreïn majoritairement chiite” veut forcément cette alliance.

Dès lors qui est protégé ? Je ne veux pas nier que l’Iran a un intérêt dans ce qui se passe à Bahreïn bien sûr, ni que les Etats sunnites comme le royaume d’Arabie Saoudite (et les Etats-Unis) ont beaucoup à perdre si la monarchie al-Khalifa tombe. Juan Cole est mieux placé que moi pour dire ce qui est en jeu à cet égard. Et “les tensions communautaires” sont certainement réelles, et bien plus compliquées que ça (particulièrement parce qu’elles sont un moyen de parler de classe sans l’admettre). Mais regardons ce qui disparaît si nous regardons ces événements par ce prisme communautaire comme le Département d’Etat semble le faire, comme le Ministre des Affaires Etrangères de Bahreïn nous y invite, et comme le New York Times l’a évidemment fait mardi. Ou plutôt, écoutons cela : la voix des manifestations populaires, scandant : “Ni sunnite, ni chiite, mais Bahreïni”.

Article initialement publié en anglais sur owni.eu sous le titre : Bahrain: a different wind of change

Traduction de Pierre Alonso

Photo Credits: Flickr CC malyousif, Al Jazeera English, Chan’ad and yFrog SultanAlQassemi

]]>
http://owni.fr/2011/02/21/cet-autre-vent-qui-souffle-sur-bahrein/feed/ 4