OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 La société de l’interaction et de la complexité http://owni.fr/2011/02/19/la-societe-de-l%e2%80%99interaction-et-de-la-complexite/ http://owni.fr/2011/02/19/la-societe-de-l%e2%80%99interaction-et-de-la-complexite/#comments Sat, 19 Feb 2011 13:00:52 +0000 Serge Soudoplatoff http://owni.fr/?p=46736 Internet n’est pas la première technologie de l’histoire de notre humanité qui accompagne des bouleversements fondamentaux. J’ai coutume de dire que l’invention de l’alphabet est la révolution la plus proche de l’Internet, et son usage n’a probablement pas été facile à ses débuts. Il n’est pas neutre de passer d’un dessin à une série de symboles abstraits.

Mais la construction de l’Internet est aussi une manière de résoudre des problèmes. La lecture du livre L’homme et la matière d’André Leroi-Gourhan nous montre bien que l’idée de co-construction entre l’humain et l’outil est un des fondamentaux de l’humanité: « la main forge l’outil, et l’outil change l’homme. » Ce constat permet d’éviter deux écueils : la technologie Dieu, et la technologie Diable. Non, Internet n’est pas l’outil qui va rendre le monde meilleur. Mais Internet n’est pas non plus l’instrument qui pousse les enfants dans les griffes des pédophiles. Internet, comme l’écriture, est un média neutre. L’alphabet a permis de coder à la fois La Divine Comédie et Mein Kampf, des recettes de cuisines délicieuses et des livres pornographiques, Molière et Émile Henriot. Internet, de par la neutralité de son architecture, véhicule tous les paquets de manière indifférenciée.

Toutes les grandes révolutions technologiques qui ont marqué l’Humanité ont toujours été présentes parce qu’elles permettaient de franchir des étapes importantes. L’invention de l’alphabet permet aux sociétés paysannes de s’installer. L’imprimerie est un outil indispensable de la révolution industrielle, qui a besoin d’une manière simple de dupliquer à bas coût les savoirs aux quatre coins de la planètes.

Quelle est donc la société qu’Internet nous aide à créer ? On parle souvent de la société de la connaissance. Je suis dubitatif, l’humanité a passé son temps à créer, gérer, partager et utiliser des connaissances, et je ne vois pas en quoi notre monde est différent. Le partage des connaissances est, certes, rapide avec Internet ; mais en -15 000, les connaissances technologiques étaient non seulement de très haut niveau, mais elles se diffusaient en Europe de manière très rapide, comme le montre bien le livre de Sophie de Beaune Les hommes au temps de Lascaux. On parle parfois de société des médias, mais le concept de spectacle est très ancien, et de tous temps les individus se déplaçaient pour assister à des fêtes ou à des spectacles, comme le montre cet autre livre extraordinaire, Voyager dans l’antiquité, dans lequel on apprend qu’à l’Antiquité, il était très coutumier de voyager pour participer à des cérémonies « planétaires », au sens du bassin Méditerranéen en tout cas. Que la fête vienne chez soi via la télévision est une évolution, mais pas forcément une révolution, puisque l’idée de partage s’en trouve affaiblie.

Il est toujours bon de retourner aux fondamentaux. Il est souvent coutume de dire que le monde d’avant n’est pas le même que celui de maintenant, qu’il était meilleur, etc. en oubliant bien sûr tous les défauts horribles du passé. On voit toujours son paradis dans l’enfer des autres, surtout ceux d’antan.

Nous côtoyons plus de personnes, nous lisons des journaux, des emails…

À l’inverse, il est intéressant de chercher les invariants de l’humanité. Parmi ceux-ci, il y en a un qui est très amusant : le temps moyen que passe un urbain dans les transports. Il est le même à Londres, Tokyo, New-York, Los Angeles, Paris, San Francisco, il est d’une heure et demie (voir le livre Le territoire des hommes de Jean Poulit) . Donc, le RER ou les transports régionaux ne servent pas du tout à raccourcir les temps de trajet, contrairement à ce que beaucoup de décideurs déclament, ils servent à agrandir la ville. Plus intéressant : ce chiffre est le même depuis 40 ans, et les historiens disent qu’il est le même depuis le moyen-âge. En revanche, ce qui a fondamentalement changé, c’est la quantité d’interactions qui a lieu pendant cette heure et demie. Nous côtoyons plus de personnes, nous lisons des journaux, nous écoutons de la musique, nous recevons des textos et bientôt des tweets, nous lisons nos emails, etc.

Voici une véritable rupture : depuis 60 ans, la population mondiale est passée de 2 à 6,5 milliards d’individus. À l’échelle de l’humanité, la progression est vertigineuse.

Les êtres humains étant, pour la plupart, des animaux sociaux, ne vivent que parce qu’ils interagissent. Et voici donc le problème qui se pose : comme gérer une multitude d’interactions ? C’est la propriété d’un système complexe, que d’avoir de multiples interactions, parce qu’à chaque instant, le champs des possibles est immense.

Nous sommes donc rentrés dans une nouvelle société, que je propose d’appeler « la société de l’interaction et de la complexité » .

Pour gérer cette société, nous avons besoin d’un outil qui nous permet de rester efficace, et de ne pas nous laisser déborder par la complexité du monde. Ce n’est pas pas hasard si Internet s’installe. À ceux qui me disent qu’ils croulent sous la complexité, je répond qu’Internet est la solution, à condition de l’utiliser correctement, c’est-à-dire de changer nos comportements, nos structures, pour nous adapter. Chaque fois qu’un PDG me dit « comment je fais pour gérer toute l’information qui m’écrase ? », je répond que ce n’est plus à lui de gérer cette information, mais qu’il doit transformer son entreprise pour la mettre dans un mode d’intelligence collective, seule forme d’organisation capable de gérer la complexité.

Nous sommes encore en situation d’apprenant de l’Internet. Gardons-nous bien de détourner, ou de détruire, ce merveilleux outil. Il est la condition d’un monde vivable pour nous, et pour les générations à venir, qui seront encore plus dans l’interaction et la complexité.

Article initialement publié sur le blog de Serge Soudoplatoff

Photo Flickr CC Domenico Nardone

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Peut-on mettre les neurosciences à toutes les sauces? http://owni.fr/2011/01/19/peut-on-mettre-les-neurosciences-a-toutes-les-sauces/ http://owni.fr/2011/01/19/peut-on-mettre-les-neurosciences-a-toutes-les-sauces/#comments Wed, 19 Jan 2011 10:16:46 +0000 Rémi Sussan http://owni.fr/?p=33952 Révolution dans l’habitat ou nouveau buzz marketing ? Le Wall Street Journal a récemment publié un curieux article sur l’usage des sciences cognitives dans la création de… cuisines aménagées ! On y expose les idées d’un certain Johnny Grey, créateur de cuisines depuis plus de 30 ans, dont les techniques d’aménagement reposeraient sur une connaissance profonde des habitudes émotionnelles et cognitives de notre cerveau. Ou du moins, c’est ce qu’il affirme. Et d’énoncer quelques-uns des plus prestigieux clients de l’artisan, tels Steve Jobs ou Sting.

Car pour Grey, une cuisine n’est pas seulement un endroit pour préparer à manger. C’est un lieu dans lequel les couples ou les familles passent de plus en plus de temps.

Pour créer une cuisine de rêve, Grey et son d’équipe passent près de 80 heures à s’entretenir avec leur client n’hésitant pas, précise le Wall Street Journal, à s’installer chez eux pour analyser sa personnalité et ses préférences.

Selon Mr Grey, Un bon moyen de commencer à créer une cuisine heureuse”, affirme l’article, “consiste à découvrir ce qu’il appelle le “point de bien être (sweet spot)” … vous savez, votre point de vue préféré, là où vous avez une vue sur la table, le paysage, l’entrée ou la cheminée, tout en préparant un plat”.

Un article plus ancien du Guardian, lui aussi consacré à Grey, nous en apprend un peu plus sur cette recherche du point G architectural : “Toute activité dans la cuisine devrait faire face à la pièce. Vous ne devriez jamais faire face au mur lorsque vous cuisinez. Cela va contre tous nos instincts. Nous avons examiné comment les hormones travaillent dans le cerveau et comment certaines activités stimulent celles-ci.”

Dans le même article, Grey ajoute : “Tout ce qui se trouve dans votre vision périphérique active votre cerveau. Quelque chose de pointu créera une anxiété, même si elle est subliminale, parce que vous penserez à quelque chose qu’il faut éviter”.


Image : le vaudou des corrélations en neurosciences sociales…

Naturellement une telle invocation des forces de la neuroscience ne pouvait que déclencher l’intérêt du “Neurocritique”, grand pourfendeur devant l’Eternel des interprétations pseudo scientifiques – il y a deux ans, il a publié sur son blog un article qui fit un certain bruit sur “le vaudou des corrélations en neurosciences sociales” qui attaquait les prétentions à déduire le comportement humain à partir de l’imagerie IRM. Le Neurocritique se demande si cette cuisine cognitivement améliorée ne serait pas une manifestation de ce qu’il appelle la “neurophilie explicative”, autrement dit la tendance qu’ont les gens à gober tout discours intégrant les neurosciences : même s’il est probable que les analyses “pseudo-scientifiques” de Grey ne proposent aucune valeur explicative supplémentaire, les clients paieront plus cher pour une cuisine “scientifiquement conçue”.

Vaughan Bell, de l’excellent blog Mind Hacks, s’attaque lui aussi aux prétentions scientifiques de notre cuisiniste, dans un post plus ancien, faisant référence non pas à l’article du Wall Street Journal, mais à un papier du Financial Times, malheureusement indisponible aux non-abonnés – à croire, d’ailleurs, que les recherches “neurologiques” de Grey semblent beaucoup intéresser la presse économique et financière !

Reprenant une affirmation de John Grey à propos du “point de bien-être” selon laquelle lorsque nous faisons face à la pièce, l’ocytocine, l’hormone du lien, et la sérotonine, associée à la relaxation et au plaisir se retrouvent libérées : “non seulement il fait le lien souvent effectué, mais faux, entre des états mentaux spécifiques et des neurotransmetteurs aux effets plus généraux, affirmant sans preuve la relation entre des activités précises et la libération de ces neurotransmetteurs, mais il lance l’idée totalement improuvée que se retrouver dos aux gens dans une cuisine crée de la peur et de l’anxiété, tandis que leur faire face procure relaxation et joie”.

Les ambiguïtés de la neuroarchitecture

On pourrait en rester là et se gausser de l’usage marketing fait du discours scientifique. Mais ce serait peut-être manquer une partie de la complexité du problème. Qu’apprend-on dans les articles du WSJ, du Guardian ou même sur le blog du Neurocritique ? Que Grey a travaillé avec un certain John Zeisel, scientifique au pedigree long comme le bras, spécialiste de la maladie d’Alzheimer et notamment de la manière dont l’environnement influe sur le comportement des malades.

Zeisel, avec son organisation Hearthstone Alzheimer Care crée des environnements susceptibles d’aider les patients atteints de cette affection cérébrale, en travaillant à “incorporer les informations de navigation dans l’architecture plutôt qu’en demandant aux patients de la retrouver dans leur mémoire (…) en créant des fonctionnalités qui évoquent des souvenirs confortables, des souvenirs lointains, comme des cheminées ou des vues sur un jardin ; s’assurer que chaque pièce évoque un état d’esprit spécifique, afin que les patients puissent savoir quand ils pénètrent en un lieu différent. Proposer un accès facile à la lumière du jour et aux espaces extérieurs, afin de permettre aux personnes atteintes de garder un contact avec les rythmes naturels. Le but est d’exercer les parties du cerveau qui fonctionnent encore bien et de soulager celles qui sont endommagées”, nous explique un article de IET. Zeisel est de surcroit membre d’un institut très sérieux consacré à la relation entre le cerveau et l’habitat, l’ANFA (Academy of Neuroscience for Architecture).

Si le Neurocritique est assez silencieux sur Zeisel, Vaughan Bell n’hésite pas à critiquer certains des propos du chercheur, rapportés par le Financial Times. Zeisel aurait ainsi déclaré : “quand nos cerveaux sont satisfaits, une certaine endorphine est libérée, donc nous avons besoin de créer des maisons susceptibles de faciliter cette libération d’endorphines.”

Mais, remarque Bell : “Les endorphines sont les opioïdes naturels du cerveau et peuvent être libérées dans une grande variété de situations: quand nous éprouvons du plaisir, mais aussi aussi quand nous ressentons du stress ou de la peine. Donc créer des maisons qui maximiseraient la sécrétion de cette endorphine peut aussi bien amener à créer des bouges stressants et inconfortables.”

Bell s’attaque également à certains principes défendus par Zeisel, selon qui ” nous avons développé génétiquement des instincts qui nous font nous sentir relaxés au milieu des fleurs, du foyer, de la nourriture et de l’eau… Tandis que les lieux qui nous apparaissent comme trop stériles et dangereux peuvent éventuellement pousser l’hypothalamus à relâcher des hormones de stress.” Aucune preuve, selon Bell, d’une telle disposition génétique vers les fleurs et les petits oiseaux, et aucune indication non plus que des immeubles “stériles” ou “confus” puissent déclencher un stress – à noter toutefois que certaines expériences vont bel et bien dans le sens de Zeisel, telle par exemple cette recherche sur l’importance du milieu naturel sur les capacités cognitives.

Entre science, marketing et culture générale

Qu’en déduire ? Probablement que la “neuroarchitecture” présente la même ambiguïté que celle existant entre la neuroéconomie qui étudie les mécanismes de la décision, et le neuromarketing, qui prétend améliorer la vente de produits en s’inspirant des études sur le cerveau. Là aussi la démarcation entre le pur “buzz” et le vrai travail de fond n’est pas toujours évidente. Où placer par exemple Thaler et Sunstein et leur doctrine du “libertarianisme paternaliste” ? Science fondée ou pur truc marketing ?

De fait toute tentative d’application des découvertes en neurosciences et sciences cognitives se heurte au problème de l’interprétation des données et à la difficulté de juger de l’efficacité d’une intervention. Ça a toujours été le cas en psychologie, mais l’arrivée des neurosciences change la donne et a tous les aspects d’un cadeau empoisonné.

Auparavant, la psychologie et la philosophie étaient difficilement séparables. Pour employer la fameuse expression de Karl Popper, la plupart des théories psychologiques n’étaient pas réfutables : on ne pouvait bâtir de protocole expérimental établissant ou non leur validité. Avec les neurosciences (mais aussi et peut-être plus encore, avec l’expérimentation systématique en sciences cognitives) tout est chamboulé. On se retrouve avec une masse de données chiffrées, obtenues à partir de protocoles précis, de manière répétable et donc réfutable. Pour autant, en déduire une théorie globale du comportement est toujours aussi difficile – et aussi subjectif.

Si Grey avait invoqué, pour ses cuisines, le recours à des théories comme la psychanalyse, le fonctionnalisme du Bauhaus, le postmodernisme ou la déconstruction, voire les traditions chinoises du Feng Shui ou de la géométrie sacrée pythagoricienne, on n’aurait probablement pas trouvé grand-chose à redire : un artiste ou un artisan peut trouver son inspiration où il veut, seule importe la qualité finale de son travail. Mais Grey utilise des concepts se réclamant des neurosciences, et du coup on n’a plus le choix qu’entre accepter naïvement sa Parole ou lui tomber dessus.

De fait, les “neurocuisines” et la neurarchitecture en général posent la question épineuse de l’application des neurosciences à des problèmes non médicaux. Sommes-nous condamnés, au nom d’une certaine prudence épistémologique, à ignorer pour toujours le corpus de découvertes sans cesse grandissant dans ce domaine, pour éviter de faire des contresens, voire d’être accusés d’insincérité ou d’argumentaire marketing ? Et dans ce cas accepter que le divorce entre les “deux cultures” celle des humanités et celle des sciences soit définitivement consommée ? Où faut-il accepter qu’entre la pure réalité scientifique et nos pratiques quotidiennes on puisse bâtir une certaine forme de pont, même s’il faut pour cela recourir à une forte part de métaphore et accepter l’approximation ? Sans compter que ce ne sont pas seulement les non-scientifiques, comme Grey, mais aussi les chercheurs, à l’instar de Zeisel, qui s’aventurent dans cette “zone grise” chaque fois qu’ils cherchent à tirer des conclusions pratiques de leurs travaux !

Reste maintenant à trouver de nouveaux moyens, de nouveaux outils intellectuels nous permettant d’évaluer un tel discours “mixte” ou “flou” qui sort de la recherche scientifique pure tout en reposant sur les conclusions de celle-ci…

>> Photo FlickR CC : amb.photography

>> Article publié initialement sur Internet Actu.

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Plus nous nous rendons interdépendants, plus nous sommes libres http://owni.fr/2010/05/10/plus-nous-nous-rendons-interdependants-plus-nous-sommes-libres/ http://owni.fr/2010/05/10/plus-nous-nous-rendons-interdependants-plus-nous-sommes-libres/#comments Mon, 10 May 2010 16:50:27 +0000 Thierry Crouzet http://owni.fr/?p=15049 Dans un monde de plus en plus fluide, les structures hiérarchiques perdent en efficacité en même temps qu’elles froissent les individus épris de nomadisme. Pour favoriser l’innovation, la créativité, le bonheur de vivre, il faut créer des environnements propices à l’interaction sociale plutôt que vouloir créer des entreprises sur l’ancien modèle des startups.

L’accroissement de la complexité

Horizontalité, transversalité, réseau, coopération, collaboration… nous utilisons de plus en plus souvent ces mots pour désigner les nouvelles structures de travail et, plus généralement, d’organisation. Est-ce un phénomène de mode ou la conséquence d’une évolution plus profonde, et d’une certaine manière irréversible ?

Répondre à cette question est un préalable. Si nous vivons une mode passagère, inutile peut-être d’y adhérer. En revanche, si le phénomène s’inscrit dans notre histoire, il serait vain de le nier ou de s’arcbouter contre lui. Quelle peut donc être son origine ? Qu’est-ce qui le provoque ?

Utilisons une métaphore pour mieux comprendre la situation. Au cours d’une partie de billard, le joueur frappe la boule blanche qui en frappe d’autres, qui en frappent d’autres à leur tour. Quelle que soit la force de l’impulsion initiale, au bout de quelques secondes les boules s’immobilisent à cause des frottements. Un bon mathématicien peut modéliser sans trop de difficulté la cinétique de la partie. Nous sommes dans une situation relativement simple.

Remplaçons maintenant le tapis de feutrine du billard par de la glace, mieux par un coussin d’air comme sur les tables de air-hockey. Le même joueur qui frappe la même boule blanche la verra provoquer bien plus de perturbations dans le petit monde des autres boules. En réduisant les frottements, on accroît la complexité.

Quittons le billard et intéressons-nous à notre société. Que se passe-t-il quand deux personnes commencent à se parler sur un réseau social ? Lorsqu’elles se lisent par hasard sur un blog ? Qu’elles discutent sur Twitter ? Qu’elles échangent leurs cartes de visite via leur téléphone ? Ou même quand elles prennent le train ou l’avion pour un oui ou pour un non et qu’elles vont dans un autre coin du monde transporter leur influence ?

Nous sommes en fait passés du tapis de feutrine au coussin d’air. Avec nos nouvelles technologies d’interconnexion, nous réduisons certaines frictions sociales, celles qui d’une manière ou d’une autre tenaient les gens éloignés les uns des autres et limitaient leurs interactions. Ce mouvement naissant complexifie notre monde. Les conséquences de nos paroles et de nos faits et gestes se font sentir de plus en plus loin, ils frappent de plus en plus d’autres individus. À tel point que les modélisations mathématiques se heurtent à de sérieux écueils mêmes avec les ordinateurs les plus puissants. Que l’avenir nous apparait plus imprévisible que jamais avec la survenue de plus en plus fréquente de black swan. Que contrôler la société, ou même simplement une communauté, devient une gageure.

Nous pouvons écrire un théorème :

Interconnexion => Fluidification => Complexification

Les hétérarchies

Cette complexification ne dépend pas uniquement de notre volonté. Depuis que nous sommes des milliards sur terre, la biosphère nous lie les uns aux autres malgré nous. Mais nous avons notre part à jouer dans ce processus. Quelles possibilités avons-nous ?

1/ Nous décidons que cette complexité est inacceptable. Nous militons contre les nouvelles technologies et pour que rien ne change, certains même prônant les stratégies de réduction de la population.

2/ Toujours dans l’idée que la complexité est inacceptable, nous décidons de la faire baisser par nous-mêmes. Nous nous isolons. Nous coupons Internet. Ne voyageons plus. Freinons par tous les moyens la fluidification. Nous créons malgré nous les conditions favorables à l’ethnocentrisme ce qui ne peut qu’engendrer des conflits armés.

3/ Nous tentons de vivre la complexité et parions que des milliards d’hommes et de femme peuvent cohabiter harmonieusement sur terre.

Tous ceux qui parlent d’horizontalité, de transversalité, de réseau… ont plus ou moins consciemment opté pour ce troisième choix, le seul d’une certaine façon moralement acceptable.

Comment réussir ce tour de force ? Une observation tout d’abord. La complexité n’est pas tant en nous qu’entre nous, dans la société : les entreprises, les gouvernements, les associations… La complexité se gère au niveau individuel, puisque nous pouvons l’accroître ou la réduire, mais aussi au niveau collectif.

Comme l’a montré le cybernéticien Valentin Turchin, un système ne peut contrôler ses sous-systèmes que s’il dispose d’un niveau de complexité au moins égal au leur. Si dans une entité collective les individus créent des liens, ils augmentent la complexité, complexité qui elle-même répond à celle du monde extérieur. La structure de management doit donc accroître sa complexité pour répondre à celle du système.

Tant que les individus ont un pouvoir de complexification faible, les managers peuvent gérer la situation. En revanche, quand les individus ont pratiquement tous la même capacité de complexification, situation propre au monde technologique, l’organe de contrôle a de plus en plus de mal à augmenter sa complexité pour répondre à celle du système. Cette opération a un coût humain, énergétique et financier vite vertigineux.

Trois solutions se présentent.

1/ Si l’organe de contrôle empêche les individus de créer des liens, il solidifie le système pour éviter que sa complexité n’augmente. Nous nous retrouvons dans la situation qui conduit à l’ethnocentrisme.

2/ Si l’organe de contrôle abdique, le désordre s’installe, la complexité du système s’effondre. C’est un peu comme si sur une autoroute vous lâchiez soudainement le volant. Le système implose, devenant incapable de mener à bien ses anciens objectifs.

3/ Si l’organe de contrôle autonomise ses sous-systèmes, s’il les libère, leur fait confiance et coopère avec eux plus qu’il ne les gère. La complexité interne de chacun ses sous-systèmes a diminué sans amoindrir la complexité globale. Plutôt qu’un seul gros système, on se retrouve avec de nombreux systèmes qui interagissent.

Ils nouent entre eux des relations d’égal à égal. Leurs hiérarchies s’entrecroisent, elles forment ce qu’on appelle des hétérarchies, c’est-à-dire des réseaux de coopération sans subordination. Cette absence de subordination est capitale. Elle implique un lien réciproque, mutuellement consenti, mutuellement retourné, et non un lien unidirectionnel de type maître esclave. C’est toute la différence entre l’interdépendance et la dépendance.

Ce processus ne s’arrête pas en si bon chemin. Comme dans chacun des sous-systèmes, les individus conservent leur pouvoir de complexification, l’autonomisation peut se poursuivre. Les sous-systèmes donnent naissance à des sous-sous-systèmes et ainsi de suite jusqu’à ce que nous n’ayons plus que des individus qui interagissent les uns avec les autres. À ce moment, ils s’auto-organisent. Nous sommes passés d’une organisation coercitive à une organisation fluide en évitant le piège de l’implosion.

Nous avons nous-mêmes construit cette transition en usant de notre pouvoir de créer des liens. Plus nous nous rendons interdépendants, plus nous nous dégageons des structures de management. In fine, nous dépendons uniquement les uns des autres : nous sommes libres. Nous aboutissons à un nouveau théorème :

La complexité ne peut s’accroître qu’avec un accroissement concomitant des libertés individuelles.

Si nous usons de cette liberté pour créer de nouveaux liens et démultiplier la complexité, le processus se renforce par feedback positif :

Plus nous nous lions les uns aux autres, plus nous sommes libres.

C’est un résultat contre-intuitif, mais identifié par les psychologues et les philosophes. Ils parlent d’idiosyncrasie. Plus les gens ont de relations sociales, plus ils se singularisent. « Mes amis me définissent. »

Ainsi, nous ne nous libérons pas en coupant les liens qui nous lient aux autres, mais, au contraire, en les multipliant. Albert Jacquard a relevé le paradoxe en écrivant : « Pour être réaliste, je dois voir en l’autre une source qui contribuera à ma propre construction. Car je suis les liens que je tisse ; me priver d’échanges c’est m’appauvrir. Le comprendre c’est participer à l’Humanitude. »

Maximiser l’interdépendance maximise la liberté.

Par exemple, si nous coupons le lien avec notre boulanger, vous devons pétrir et cuire notre pain. Plus nous coupons de liens avec la diversité environnante, plus nous devons faire nous-mêmes, nous finissons par faire exactement la même chose que tous ceux qui coupent les liens, ne serait-ce que pour répondre à nos besoins élémentaires. Nous renonçons à nous singulariser, nous réduisons notre individuation.

Il se produit la même chose dans le domaine culturel. Si je décide que les écrivains publient n’importe quoi, si je cesse de les lire, je dois m’inventer mes propres histoires. Je m’enferme alors dans un monde étriqué, j’invente les mêmes histoires que des millions d’autres personnes qui ont effectué le même choix que moi.

De même, si je suis habité par la croyance que des forces transcendantes régissent le monde, je peux m’enfermer dans une religion. Ce faisant, je me coupe des autres religions et me prive d’un immense réservoir de sagesse.

En coupant les liens, en nous libérant des autres, nous réduisons nos possibilités existentielles. En apparence plus libres, parce que moins dépendants, nous sommes en réalité prisonniers d’une tribu.

Nous nous trouvons dans une situation paradoxale et pas nécessairement intuitive. Plus nous nous lions avec d’autres, plus nous accroissons la complexité et par réaction notre liberté ce qui conduit à une plus grande individuation.

Pour nous individualiser, nous devons sans cesse tisser des liens.

Je peux maintenant mettre bout à bout tous les théorèmes. La fluidification augmente la puissance d’agir, donc la liberté. Elle permet le processus d’individuation qui, à son tour, renforce la coopération. Une fois plus individué, on profite d’autant plus des possibilités offertes par la fluidification. Ce processus s’auto-entretient par feedback positif.

Le nomadisme

Imaginons une société où vivent de plus en plus d’hommes et de femmes pleinement individués. Ce que l’un aime, l’autre ne l’aime pas nécessairement. Cela est vrai dans le domaine des biens comme des services. Un produit fabriqué en grande série n’a guère de chance de les toucher. Conséquences : les producteurs fabriquent des produits en séries de plus en plus petites et il existe de plus en plus de séries, donc potentiellement de plus en plus de producteurs.

En 2004, Chris Anderson décrivit ce phénomène avec sa théorie de la longue traîne. Dans la distribution traditionnelle, dès qu’un produit ne se vend plus suffisamment, il est déréférencé, parce qu’il occupe en rayonnage un espace qui n’est plus rentable.

Sur Internet en revanche, les rayonnages étant potentiellement infinis, il n’y a aucune raison de déréférencer un produit. Un libraire en ligne peut avoir des millions de livres à son catalogue. S’il dispose d’une bonne technologie de filtrage et de recommandation, les livres qui traditionnellement ne sont plus vendus continuent de se vendre, réalisant jusqu’à 30 % du chiffre d’affaires total. Cela signifie que les acheteurs n’achètent plus tous les mêmes produits, mais que nombre d’entre eux vagabondent hors des sentiers battus.

Anderson se contenta de décrire une nouvelle possibilité de business. Pour lui, de grandes entreprises pouvaient augmenter leurs revenus en adressant la longue traîne. Pour réussir ce tour de force, elles pouvaient d’ailleurs agréger les offres de vendeurs indépendants… qui chacun réussiraient à tirer son épingle du jeu.

La théorie d’Anderson a été contestée. Souvent les indépendants vendent trop peu pour survivre. Quand elle se produit, la longue traîne profite avant tout à la grande entreprise qui la met en œuvre.

Mais la théorie a aussi des implications politiques qu’Anderson n’a guère abordées. Si nous nous individuons, nous avons besoin d’une longue traîne. Si elle n’existe pas, nous devons la créer pour disposer des produits matériels ou immatériels qui combleront nos goûts variés.

Un mouvement de grande ampleur a débuté en ce sens. Parfois appelé DIY pour Do it yourself, faites-le vous-mêmes, ses panégyristes partent du principe qu’un être individué ne peut plus se satisfaire d’un produit créé en masse. « Plutôt que de sombrer dans le consumérisme, soyons acteur de notre propre consommation. » Sur Internet, des centaines de sites expliquent comment fabriquer et personnaliser une multitude d’objets du quotidien.

Dans le même esprit, des micro-entrepreneurs, c’est-à-dire des artisans qui souvent s’appuient sur les technologies de pointe, créent des produits à l’unité qu’ils ne fabriquent qu’à la demande et qui peuvent être personnalisés. Parfois ils utilisent des imprimantes 3D qui sculptent la matière. Une nouvelle façon de travailler et de consommer se développe. Le créateur et l’acheteur établissent entre eux un lien tout aussi personnalisé que l’objet qui en résulte.

Alors, chercher les manifestations de la longue traîne chez tel ou tel vendeur, dans tel ou tel domaine, n’a aucun sens. La longue traîne se manifeste dans l’ensemble de la société. L’individuation implique une offre compatible avec ce projet de vie. Entreprises de petites tailles et immense diversité de l’offre.

Rien à voir avec le monde capitaliste à l’honneur au XXème siècle. Une entreprise produisait alors une faible variété de produits, mais chacun en grand nombre. Un constructeur automobile disposait d’une dizaine de gammes, mais produisait chaque modèle par milliers, voire par millions. Il employait des centaines, voire des milliers de personnes, toutes rangées dans des cases, souvent identiques. Le désir mimétique poussait alors les clients à acheter les mêmes modèles.

La société était monolithique, une société de sédentaires. Tout le monde se levait à la même heure, partait travailler à la même heure, faisait une pause à la même heure, écoutait les mêmes informations à la radio ou à la télévision, retravaillait pour la même durée avant de regagner la maison à la même heure et une nouvelle fois subir le même lavage de cerveau. La norme s’imposait à tous dans une société mécanisée.

Mais plus nous nous interconnectons, plus nous cassons les rituels. Nous nous individuons, nous accroissons la complexité, poussons les entreprises à mêler leurs hiérarchies et à se subdiviser en unités de plus en plus autonomes qui coopèrent en réseau.

Traditionnellement, une entreprise s’apparente à une structure qui veut maintenir sa complexité propre par-devers celle de l’environnement. C’est une cellule dans un organisme plus vaste. Avec sa peau, sa frontière, elle empêche les composés internes de créer des liens arbitraires avec l’extérieur.

Cette approche avait tout son sens lorsque l’interconnexion entre les individus était difficile. Quand deux entreprises interagissaient, leurs employés interagissaient. Cet effet de levier n’a plus guère d’intérêt quand chacun des individus peut interagir par lui-même dans une infinité de modalités.

Une entreprise s’apparente à une ethnie qui emprisonne ses employés dans un jeu de règles et de codes. En freinant l’interconnexion, elle entretient le désir mimétique. Même si elle tente d’adopter des modèles d’organisation horizontaux, elle reste une structure stable et relativement durable, en-tout-cas qui cherche à imposer sa marque dans le temps. L’entreprise s’oppose au nomadisme. Car si nous usons de notre pouvoir de créer des liens, si nous accroissons la complexité sociale qui nous entoure, nous rendons inopérantes les structures de management des entreprises traditionnelles. Elles ont de plus en plus de mal à maintenir leur intégrité dans un monde qui se dématérialise et qui favorise les liens. Peu à peu, elles libèrent leurs sous-systèmes jusqu’au niveau de l’individu.

Call to action

Comment prendre en compte ce désir croissant d’individuation ? Ce désir d’être soi tout en se liant davantage aux autres ? Comment profiter de la complexification qui en résulte plutôt que de la subir ? Les politiques autant que les entrepreneurs doivent se poser ces questions.

Le monde change. Jadis peuplé de sédentaires, dans une certaine mesure qui se contentaient des liens proposés par leur environnement immédiat, des nomades l’envahissent peu à peu, en quête perpétuelle de nouveaux liens qui stimuleront leur créativité.

On peut bien sûr continuer à encourager les startups. Quel est leur principe ? Une petite équipe travaille sur une idée, récolte des fonds, construit une entreprise avec des salariés selon le modèle traditionnel. Si elle grossit, et c’est son but, elle se heurtera à la complexité environnante. Par ailleurs, ses employés, dans une certaine mesure liés de manière unidirectionnelle, verront le développement de leur individuation entravé.

Est-ce la meilleure méthode pour accompagner la nomadisation croissante des individus ? Sans doute pas. Ils préfèrent se lier de manière coopérative et souple, souvent de façon informelle, interagissant sur des projets plutôt qu’à l’intérieur de structures définies. Ils se retrouvent sur le Net, dans les réseaux sociaux, où dans divers lieux, souvent des cafés, ces tiers-lieux qui maximisent l’interaction, la complexification, l’individuation… Pour stimuler l’innovation au XXIème siècle, nous n’avons d’autre choix que de favoriser cet environnement adapté aux nomades.

Billet initialement publié par Thierry Crouzet sur le blog Le Peuple Des Connecteurs, sous le titre “La liberté c’est le lien“.

Crédits Photos CC Flickr : asleeponasunbeam, victoriapeckham, jurvetson, naoyafujii, byrne7214.

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Frontières digitales http://owni.fr/2010/03/17/frontieres-digitales/ http://owni.fr/2010/03/17/frontieres-digitales/#comments Wed, 17 Mar 2010 12:23:58 +0000 Cyroul http://owni.fr/?p=10242 Cyril Rimbaud, aka Cyroul,  dresse dans ce billet “spécial-soucoupe” un état des lieux des frontières digitales et envisage leurs évolutions futures. Car le digital est un territoire, c’est-à-dire un espace à la géographie mouvante, basée sur des spécificités naturelles ou technologiques, des appartenances culturelles ou linguistiques…”

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Digital is not a media, it is a territoryannonçait il y a 2 ans le suédois Måns Tesch (Digital Strategy Director et initiateur de l’immense saga digitale de Stella Artois).
Effectivement, le digital* est un territoire, c’est-à-dire un espace à la géographie mouvante, basée sur des spécificités naturelles ou technologiques, des appartenances culturelles; linguistiques ou même juridiquement différentes.

Et qui dit territoire, dit frontières. Les frontières du digital existent. Ce sont des limites évidentes ou pas, qui se forment et se déforment au grès des migrations des internautes et du grand jeu géo-politico-social des grands e-conquérants d’aujourd’hui, futurs e-gouvernants de demain.
Alors l’internaute saura-t-il s’affranchir de ces frontières digitales ou deviendra-t-il captif de ces grands territoires numériques ?

Des frontières sans avenir

Les frontières les plus visibles des territoires du digital sont les frontières matérielles. Les différences sont immédiates entre un téléphone mobile, le GPS d’une voiture, une console de jeux vidéo ou une télévision HD. Des frontières évidentes donc, mais temporaires, car elles disparaissent peu à peu.

D’ici 2 ans, en effet, de manière tout à fait naturelle, vous jouerez avec votre ordinateur de voiture et vous surferez sur le web avec votre télé (téléphoner avec son ordinateur et surfer avec son téléphone mobile ne sont-ils pas déjà des usages actuels ?). Ces frontières matérielles vont donc s’effacer pour vous permettre une connexion permanente, où que vous vous trouviez. Oublions donc ces frontières obsolètes !

D’autres frontières en voie de disparition vont être les frontières des services Internet. Il y a 10 ans, il fallait en effet s’y connaitre pour savoir utiliser d’autres protocoles que les traditionnelles http et smtp (respectivement réservés au web et aux e-mails). Aujourd’hui, vous manipulez les protocoles irctelnet ou même ftp sans vous en rendre compte. Suivant la philosophie du tout-en-un instaurée par Firefox, les nouvelles générations de navigateurs vous permettent de mélanger tous les protocoles de services. Vous pouvez lire vos mails, chatter, utiliser le FTP, et tout ça avec un seul outil.

Bientôt votre OS (Operating System comme Windows ou MacOS) sera lui-même une sorte de gros navigateur web et tous vos services seront on-line. Non, ces frontières n’existeront plus (sauf pour un développeur informatique), alors n’en parlons plus.

Au delà de ces frontières très matérielles, on trouve des frontières d’expertise qui vont isoler le débrouillard (digital smart) du profane (digital less). Le digital smart, c’est celui qui agrège ses flux RSS sur Netvibes, qui utilise Delicious pour ne pas perdre ses bookmarks, qui utilise une dizaine de moteurs de recherche spécifiques, qui sait gérer sa e-reputation lui-même. Le profane c’est celui qui lance une recherche via le portail de son FAI, qui ne comprend pas pourquoi des photos de lui à poil se promènent sur la toile, qui ne sait jamais retrouver le site génial qu’il a vu il y a 2 semaines, qui passe le plus clair de son temps à remplir des formulaires d’inscription à des concours et le reste à supprimer le spam de sa boite e-mail.

Heureusement, il s’agit de frontières faciles à franchir. Un peu comme dans la vraie vie en fait. Il suffira de se renseigner, d’avoir de bons amis, et de beaucoup travailler et votre expertise grandira. Évidemment tout ça prend du temps. Et ce sera à l’internaute de voir si cet investissement personnel vaut le coup ou s’il continuera à croire ce que lui dit son pourvoyeur de média favoris. Et puis une génération chassant l’autre, l’expertise va se déplacer (votre vieille maman sait se servir d’un e-mail non ?).

De vraies frontières insoupçonnées

Mais votre môman, qui ne parle que le Français, va éviter de se promener sur des sites écrits dans une langue étrangère. Elle va se heurter aux frontières du langage, frontières que l’on retrouve dans la vie réelle, mais qui sont encore plus évidentes sur Internet. Mais plus qu’un problème de traduction, les véritables frontière entre les sites sont des frontières culturelles, reliées à des typologie d’utilisateurs utilisant constamment moult abréviations, acronymes, et autres références cryptiques qu’elle n’arrivera pas à déchiffrer.

P eu à peu se créent des vocabulaires propres à des populations précises. Le langage spécifique et l’absence de besoin de votre môman la tiendront éloignée définitivement de ces territoires qui lui seront ouverts, mais qu’elle n’explorera jamais. Alors forcément, votre mère ne sait pas lire le L337 couramment. Mais vous-même, arrivez vous à lire le langage sms d’un skyblog sur Tokyo Hotel ? Ou encore le blog d’une guilde de MMORPG ? Ou encore un forum de passionnés de Unoa ? Illisible pour vous, ces frontières vous resteront à jamais inviolables si vous n’apprenez pas ces langages (et comme vous n’y voyez aucun intérêt pratique, vous ne risquez pas d’y mettre les pieds…).

Votre voyage dans le territoire digital va forcément dépendre de vos besoins. Et les besoins des Internautes étant tous différents, ceux-ci vont dessiner les contours des territoires numériques. C’est là que se dressent les frontières des usages. Vous avez besoin d’un itinéraire précis pour votre week-end à la campagne ? Hop, faites un tour dans le territoire des mappeurs/géographeurs, vous voulez acheter un cadeau pour la fête des mères ? vous voilà dans le royaume du consommateur pressé, besoin d’une petite pause détente ? direction les collines verdoyantes des jeux en ligne, besoin de calmer votre libido ? hop direction l’océan des sites de charme, besoin de glander au bureau ? butinez dans la galaxie des blogs gossip, etc., etc.

Ces territoire sont construits par des entreprises (services web, publicités, FAI) dont l’objectif principal est de créer de l’audience récurrente, c’est-à-dire d’attirer le plus possible d’habitants sur leur territoire. Ils se livrent donc de farouches batailles à coup d’investissements massifs dans des bannières de pub, d’achat surprise de mots clés, de SEO illégal ou même de campagnes de calomn-e. Car ceux qui arrivent à attirer le plus d’audience auront les territoires les plus peuplés, et de ce fait les plus riches.

Une représentation des territoires numériques. Cliquez pour télécharger /-)

Une représentation des territoires numériques. Cliquez pour télécharger /-)


Des arguments libertaires pour mieux construire des frontières liberticides

Le plus grand argument de vente depuis l’avènement de la techno-conso est la maîtrise de la complexité (par exemple votre lecteur iphone est bourré de technologie de pointe, mais il n’a qu’un gros bouton en façade). Depuis 3 ans, la plupart des grands empires du digital (google, microsoft, yahoo, myspace, orange, …) ont donc axé leurs efforts sur la simplification des potentialités du digital.

Car vous pouvez tout faire avec le digital, oui, mais comment ? Alors, eux vont vous l’expliquer. Le premier pas pour créer des ponts entre les frontières vues auparavant a été la création de pages permettant d’accéder à l’information. Google a ainsi crée le moteur de recherche, outil le plus primitif pour trouver une information sur le web. Yahoo au départ moteur de recherche s’est, lui, recentré sur la création d’un portail suivi dans ce sens par MSN, Orange (et la plupart des fournisseurs d’accès à Internet).

Mais plutôt que de simplement guider l’internaute dans la jungle du web, ces e-empires ont décidé d’immerger l’utilisateur dans le digital, en lui faisant découvrir les outils de demain (c’est-à-dire les services web qu’il pourra facturer ou monnayer d’ici quelques temps). Ces e-conquérants ont multiplié les contenus et expériences digitales accessibles à partir de leur page d’accès. Ils ont ainsi acheté ou développé des partenariats avec des réseaux sociaux, des outils pour créer son blog, pour afficher des itinéraires, la météo, les programmes tv, pour gérer ses photos, de la musique, des vidéos, des jeux vidéos, et même des boutiques en ligne. Ils ne s’en cachent pas.

Alors sous prétexte de supprimer ces frontières, ces grands e-empires renforcent la profondeur de leurs séparations, afin de rendre l’utilisateur captif de leur territoire. L’empêcher de fuir, de quitter leur royaume. Pourquoi aller ailleurs alors qu’il y a tout ce dont il a besoin ici ? Les frontières digitales de demain se créent véritablement ici et, maintenant, dans cette grande bataille d’offre de contenus et services gratuits aux internautes perdus dans la jungle digitale.

Ségrégations digitales en vue

A quoi ressemblera le territoire du digital dans 4 ans ? Nul ne peut le dire avec précision. La pangée Internet originelle va se transformer et s’organiser au gré des batailles et des victoires de ses e-conquérants. Mais si on ne peut prédire sa géographie définitive, il est certain qu’on y trouvera au moins 3 aires définies par leurs usages et population :

1> Des lieux étanches aux frontières fortement fermées réservées à une population très identifiée (par le numéro de CB, leur identifiant numérique, ou encore pire, leur numéro de sécu) au contenu entièrement filtré et surveillé. Véritables ghettos numériques, ce seront les grands réseaux privés des entreprises, des FAI et des gros pontes du web (msn, google, yahoo, facebook, …), de producteurs exclusifs de contenus (à l’instar de la BBC) et également de certains pays (Chine).

2> Des lieux où l’on pourra trouver un contenu moyennement surveillé où se déroulera la guerre des pontes ci-dessus. Des lieux de liberté contrôlés partiellement par les états (ou les corporations qui les auront remplacés) qui feront ce qu’ils peuvent pour maintenir un semblant de contrôle dans un système qui ne s’y prête pas. Hadopi est l’exemple type de cette tentative de contrôle inutile.

3> Et de véritables zones de liberté digitales (des zones d’autonomie temporaire chères à Hakim Bey), véritables zones franches où se côtoieront les hackers fous, les cyber-punks arty, les chercheurs d’e-motions fortes, les para-religieux, les salar-e-men véreux et des harcore gamers. Où l’on pourra trouver, acheter, voler tout ce qu’on veut, mais aussi ce qu’on ne veut pas forcément. Zones sans surveillance, au langage et aux coutumes spécifiques, elles nécessiteront de s’y connaître en technologie et usages, sous peine de ne pas réussir à s’en sortir sans casse.<

Google/Yahoo/Microsoft Free Zone

Google/Yahoo/Microsoft Free Zone

Frontières digitales = frontières de liberté

Ces 3 frontières, dont les contours s’esquissent déjà aujourd’hui, sont prévisibles, et inéluctables. Elles vont entrainer une séparation entre les voyageurs digitaux “libres” (qui peuvent passer d’une frontière à l’autre) et les autres, prisonniers d’un territoire qui leur a été attribué. Les libertés individuelles ne seront pas les mêmes en fonction du territoire où vous vous trouverez.

Dans les premières zones, le moindre de vos faits et gestes (messages personnels inclus) sera observé et analysé par de grands serveurs CRM, aboutissement ultime des fantasmes des marketers publicitaires et qui proposeront une analyse comportementale personnalisée. Ainsi votre maman qui vous écrit car son chat a des problèmes de digestion, recevra dans sa boite aux lettres une réduction pour une boite de laxatif félin. Ca existe déjà. Ce qui n’existe pas encore, c’est une descente de police à votre domicile quand vous parlerez par visio-conf de votre collection de films téléchargés illégalement à vos amis de travail. Mais ça ne devrait tarder. Alors que le vrai pirate lui, fréquentant les zones de libertés digitales ne sera pas inquiété.

Les libertés individuelles du futur vont donc dépendre de votre connaissance de la technologie et des usages des territoires digitaux. Les geeks, nerds et autres explorateurs curieux auront plus de libertés que la population qui n’aura pas ces connaissances. Une des solutions évidentes pour préparer les libertés de demain est dans l’éducation.

Mais qui va éduquer ? Ceux qui ont voté pour Hadopi ? C’est pas gagné.

Heureusement pour moi, si il est trop tard pour des études d’avocat, je sais quand même crypter mon IP.

* Le terme “digital” est utilisé ici comme traduction du mot anglais digital (numérique). Numérique nous renvoyant à l’époque des autoroutes de l’informations (1995), nous lui préférons ce terme anglais, à la mode en ce moment. Les territoires digitaux regroupent le web, l’internet mobile, mais également les consoles permettant du jeux vidéos en réseaux, les objets connectés (Nabaztag, GPS, etc.)

> Illustrations par Andrea Vascellari, par niallkennedy et par ottonassar sur Flickr

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