OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Pour que vive le domaine public numérique http://owni.fr/2012/05/24/pour-que-vive-le-domaine-public-numerique/ http://owni.fr/2012/05/24/pour-que-vive-le-domaine-public-numerique/#comments Thu, 24 May 2012 15:46:39 +0000 Lionel Maurel (Calimaq) http://owni.fr/?p=111312

Alors que le gouvernement annonce le lancement d’une grande concertation sur le numérique et les droits d’auteur avant l’été, il paraît urgent d’élargir la perspective et de prendre du recul, afin que le débat ne tourne pas exclusivement autour de la question de la réponse au piratage et du financement de la création, comme on peut craindre que ce soit le cas.

Hadopi, en définitive, n’est que l’arbre qui masque la forêt d’une réforme plus générale de la propriété intellectuelle, qui devrait être pensée comme profonde et globale, si l’on veut que se produise un véritable changement.

Copyheart, un amour de licence libre

Copyheart, un amour de licence libre

Le Copyheart créé par Nina Paley véhicule un message : copier est un acte d'amour. Derrière le côté peace & love, ...

Dans cette optique, le réseau européen Communia a publié ces dernières semaines le rapport final de ses travaux, qui présente une série de propositions particulièrement stimulantes. Lancé en 2007, Communia était à l’origine un réseau thématique, co-financé par la Commission européenne dans le cadre du programme eContentplus, avec pour objectif de réfléchir à la thématique du domaine public numérique (Digital Public Domain) et de formuler des recommandations en direction des pouvoirs publics européens. Le réseau s’est rassemblé pendant plusieurs années périodiquement au cours d’ateliers et de conférences et présente l’intérêt de regrouper des acteurs très divers issus des quatre coins de l’Europe : institutions culturelles, universités, groupes de recherche, mais aussi titulaires de droits, entreprises, représentants de la société civile, promoteurs du logiciel libre et de la Culture libre, etc.

Transformé en 2012 en une association dédiée à la promotion du domaine public, Communia a été à l’origine d’un texte fondamental, le Manifeste du Domaine public, qui est l’un des premiers à donner une définition positive du domaine public et à énoncer des principes fondamentaux pour en garantir la vitalité dans l’environnement numérique. Alors que le domaine public se définit en temps normal uniquement de manière négative, par l’arrivée à expiration du droit d’auteur à l’issue d’une durée variable déterminée par la loi, le Manifeste de Communia envisage que le domaine public dans l’environnement numérique puisse être élargi par des versements volontaires effectués par des auteurs de leur vivant ou par des exceptions au droit d’auteur conçues de manière étendue. Dans des chroniques précédentes (ici, ou ), j’avais essayé de montrer à partir d’exemples concrets combien cette conception pourrait être vivifiante pour le renouvellement de l’approche du droit d’auteur, tout en étant bénéfique aux artistes.

Le rapport final de Communia prolonge ce Manifeste par une série de sept recommandations principales, qui dépassent largement la thématique du domaine public. Il est intéressant de les passer en revue, notamment pour voir quels liens elles peuvent avoir avec le contexte français et évaluer la marge de manœuvre du gouvernement actuel pour s’en inspirer.

Recommandation #1 : Protection des droits des artistes-interprètes et des producteurs d’enregistrements sonores

Les bonnes recettes du libre

Les bonnes recettes du libre

Les licences libres et plus généralement la culture du libre pour la littérature, la musique et le cinéma, c'est très ...

L’extension prévue de la durée des droits voisins des interprètes et des producteurs causera un dommage au domaine public et ne doit pas être mise en oeuvre “.

Il s’agit en fait ici d’une défaite pour le réseau Communia, qui avait milité pour contrer le projet d’extension de la durée des droits voisins, de 50 à 70 ans, voulue par les institutions européennes. Malgré les nombreux arguments mis en avant par Communia en défaveur de cette réforme, le Conseil des Ministres de l’Union européenne, sous la pression du lobby des industries culturelles, a fini par l’adopter en septembre 2011, ce qui ouvre à présent la voie à une transposition dans la loi des différents pays européens.

L’actuel gouvernement sera confronté à l’obligation de modifier le Code de Propriété Intellectuelle français pour entériner cet allongement des droits sur la musique. Osera-t-il s’y opposer et remettre en cause une réforme votée en dépit du bon sens, plusieurs rapports d’experts ayant indiqué que cet allongement aurait de nombreux impacts négatifs, sans pour autant bénéficier aux artistes eux-mêmes. Le Manifeste du Domaine public se prononçait de son côté en faveur d’une réduction de la durée des droits, mais c’est au niveau européen ou mondial qu’il faudrait agir pour aller dans ce sens.

Recommandation #2 : Protection face aux mesures techniques de protection

Le domaine public doit être protégé des effets négatifs des mesures techniques de protection (DRM). Le contournement des DRM doit être autorisé pour permettre l’exercice effectif de droits de l’utilisateur, consacrés par des exceptions au droit d’auteur ou pour l’usage d’oeuvres du domaine public. Le déploiement de DRM pour empêcher ou gêner l’exercice d’usages autorisés d’une oeuvre protégée ou l’accès à des contenus appartenant au domaine public doit être sanctionné “.

En France, la loi DADVSI en 2006 a consacré juridiquement la notion de DRM, mais elle empêche théoriquement que ces verrous numériques soient utilisés pour neutraliser l’exercice de certaines exceptions au droit d’auteur. Il faut cependant relever que la jurisprudence de la Cour de Cassation (dans la fameuse affaire Mullholand Drive) a  grandement fragilisé l’équilibre entre les DRM et les exceptions, en leur déniant la qualité de droits invocables en justice.

Pour faire bouger les lignes en la matière, le gouvernement actuel pourrait créer un véritable “droit aux exceptions” comme l’envisage une consultation lancée par Hadopi à ce sujet. Il pourrait aussi transformer les exceptions en droits véritables, considérés avec une dignité égale au droit d’auteur, ce qui rééquilibrerait de manière globale le système de la propriété intellectuelle . On pourrait également imaginer d’interdire formellement que les DRM neutralisent l’usage d’une oeuvre appartenant au domaine public, comme le recommande Communia, ce qui ferait entrer positivement la notion pour la première fois dans le Code, où elle est actuellement absente.

Mais peut-être, de façon encore plus urgente, l’Etat devrait-il arrêter de porter lui-même atteinte au domaine public, en restreignant l’usage du patrimoine numérisé et mis en ligne. Le portail Arago dédié à l’histoire de la photographie, ouvert récemment par le précédent ministère de la Culture, est symptomatique des dérives en la matière. Le site bloque toute forme d’usages, y compris quand les œuvres diffusées appartiennent au domaine public, ce qui en fait un véritable “DRM d’Etat” posé sur le patrimoine numérisé et une négation de la notion même de domaine public. Il est sidérant que de telles pratiques, dénuées de toute base légale, puissent avoir cours en toute impunité.

Recommandation #3 : Éviter les protections sans nécessité des œuvres de l’esprit

Afin d’éviter la protection sans nécessité et non voulues des œuvres de l’esprit, la protection complète par le droit d’auteur ne serait reconnue à ces dernières, que si leurs auteurs les ont fait enregistrer. Les œuvres non-enregistrées ne bénéficieraient que de la protection du droit moral “.

C’est sans doute l’une des propositions les plus audacieuses du rapport, mais aussi celle qui pourrait s’avérer la plus utile. L’un des problèmes actuels du droit d’auteur est que son application aux créations est automatique, à la différence de ce qui existe pour les marques ou les brevets où la protection nécessite l’accomplissement de formalités d’enregistrement. La conséquence est que la branche patrimoniale du droit d’auteur s’applique et crée un monopole sur la reproduction et la représentation, y compris lorsque l’auteur n’a aucune intention d’exploiter commercialement son œuvre. Vu l’explosion de la production amateur sur Internet, cela signifie que des masses d’oeuvres sont protégées aussi fortement que le dernier best seller, sans justification économique et sans réelle volonté qu’il en soit ainsi de la part des auteurs.

La proposition de Communia établirait une formalité à accomplir (inscription dans un registre) pour les auteurs souhaitant obtenir le bénéfice des droits patrimoniaux. Pour les autres, leurs créations entreraient par anticipation dans le domaine public), tout en continuant à bénéficier de la protection du droit moral, empêchant les plagiats ou la dénaturation des oeuvres.

Déjà recommandée par ailleurs au niveau européen, cette mesure ne peut normalement pas être implémentée directement en France. Il faudrait en effet pour cela réviser la Convention de Berne, traité mondial qui régit la propriété intellectuelle et c’est à l’OMPI qu’il faudrait agir, mais rien n’interdit au gouvernement français de le faire !

Recommandation #4 Ouvrir l’accès aux œuvres orphelines

L’Europe a besoin d’un système pan-européen efficace qui garantisse aux utilisateurs un accès complet aux oeuvres orphelines. Des exceptions obligatoires et des systèmes de gestion collective étendue, combinés avec un fonds de garantie, doivent être envisagés. Les recherches diligentes imposées doivent être proportionnées à la capacité des utilisateurs de rechercher les titulaires de droits “.

Les oeuvres orphelines constituent l’un des “bugs” les plus criants du droit d’auteur : elles naissent lorsque il est impossible d’identifier ou de contacter le titulaire des droits sur une oeuvre, ce qui “gèle” complètement l’utilisation, faute de pouvoir obtenir une autorisation. Le phénomène est loin d’être marginal et concernerait des milliers et des milliers d’oeuvres de toute nature.

L’action de Communia a sans doute eu une influence positive en ce domaine, car une directive européenne est actuellement en cours de préparation sur les oeuvres orphelines, qui permettrait des usages élargis et gratuits, notamment en faveur des bibliothèques, archives et musées.

Or en la matière, l’action de la France s’est avérée particulièrement négative ces dernières années. Débattue au sein du CSPLA (Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique), la question des oeuvres orphelines a fait l’objet d’un rapport en 2008 préconisant la mise en place de systèmes de gestion collective, qui non content de constituer sans doute de redoutables usines à gaz, aboutiraient en fait à une recommercialisation des oeuvres orphelines, sans retour pour les auteurs. Par ailleurs, face à l’inertie des pouvoirs publics, le lobby des photographes professionnels avait agi en franc-tireur par l’entremise du Sénat pour proposer en 2010 une loi bancale qui n’a jamais abouti.

Mais pire que tout, dans le domaine du livre, une loi sur les ouvrages indisponibles du 20ème siècle, votée précipitamment au début de l’année, va bientôt avoir pour effet de recommercialiser en bloc les oeuvres orphelines, au plus grand bénéfice d’une société de gestion collective, dans des conditions que de nombreux auteurs dénoncent vigoureusement.

La question des oeuvres orphelines se rappellera donc nécessairement aux souvenirs du gouvernement et il serait bien avisé en la matière de soutenir la directive européenne, inspirée des principes d’ouverture défendus par le réseau Communia.

Recommandation #5 Développer les ressources éducatives en Open Access

Le droit de copier des élèves

Le droit de copier des élèves

L'enseignement à l'heure du numérique, c'est pas gagné. Et les lacunes ne portent pas seulement sur le nombre (dérisoire) ...

L’accès aux oeuvres protégées par le droit d’auteur à des fins d’enseignement et de recherche devrait être facilité en renforçant les exceptions existantes et en les élargissant pour les rendre applicables en dehors des établissements éducatifs proprement dit. Tout résultat de recherche ou ressource éducative, dont la production est financée par des fonds publics doit être placé en Open Access “.

Là encore, le passif des années précédentes pour la France est très lourd. La loi DADVSI en 2006 a bien créé une exception pédagogique et de recherche, mais comme j’avais tâché de le montrer dans une chronique précédente, elle a été transformée en une effroyable machinerie contractuelle, quasiment inapplicable et coûteuse pour l’Etat, à propos de laquelle de plus en plus de voix appellent à une réforme urgente. Des alternatives pourraient pourtant être mises en oeuvre, en s’inspirant par exemple du Canada, qui est en train de mettre en place une exception pédagogique très large en ce moment.

Concernant le développement des ressources éducatives libres, il existe des réalisations convaincantes en France, mais elles sont le fait de communautés d’enseignants, comme celle de Sesamath par exemple, et non le fruit d’une politique publique assumée. Idem en matière d’Open Access pour les résultats de la recherche scientifique, il n’existe en France aucune obligation imposée par la loi, quand bien même les travaux sont financés par des fonds publics. Pour arriver à un tel résultat, c’est encore la loi DADVSI qu’il faudrait réformer, qui a accordé aux enseignants-chercheurs un privilège leur permettant de conserver leurs droits sur les oeuvres créées dans le cadre de leurs fonctions.

Beaucoup de chantiers attendent le gouvernement dans ce domaine. Pourtant si l’éducation et la recherche constituent bien des priorités affichées dans l’agenda politique, le lien avec la réforme de la propriété intellectuelle ne semble hélas pas avoir été fait…

Recommandation #6 Élargir la directive PSI aux institutions patrimoniales

La Directive PSI doit être élargie doit être élargie de façon à faire entrer dans son champ d’application les institutions patrimoniales comme les musées, ainsi que renforcée pour que les Informations du Secteur Public puisse être gratuitement accessibles pour toutes formes d’usages et de réutilisations, sans restriction “.

Des données culturelles à diffuser

Des données culturelles à diffuser

La libération des données est loin d'être complètement acquise en France. Si le portail Etalab est une première étape, ...

La directive PSI (Public Sector Information) constitue le texte fondamental en Europe qui gouverne la réutilisation des données publiques. Directement lié à la problématique de l’Open Data, ce texte qui a été transposé dans la loi française, comporte néanmoins une exception qui place à l’écart les données de la culture et de la recherche. J’avais d’ailleurs également essayé d’attirer l’attention sur cette lacune criante dans une chronique précédente.

Ici encore, l’influence de la France s’est révélée néfaste, car c’est elle qui a milité pour qu’un sort particulier soit réservé à ces données et qui continue à le faire, alors qu’une réforme importante est engagée au niveau européen.

Plus largement le rapport de Communia préconise de faire de l’Open Data un principe général pour toutes les données publiques, en ménageant seulement des exceptions pour protéger les données personnelles par exemple. Beaucoup de choses ont été accomplies en la matière en France au niveau central avec Data.gouv.fr ou au niveau des collectivités locales, mais faire de l’Open Data un principe dans la loi pourrait permettre d’atteindre un stade supérieur dans la libération des données.

Recommandation #7 Systèmes alternatifs de récompense et modèles de financement de la Culture

Afin de soutenir la culture émergente du partage des oeuvres protégées, des systèmes alternatifs de récompense et de financement de la Culture par le biais de taxes doivent être explorés “.

Le rapport de Communia se prononce en faveur de la mise en place de modèles alternatifs de financement de la Culture, qu’il s’agisse de la Licence Globlale, de la contribution créative ou de réforme du système de la copie privée. L’idée est bien de coupler la mise en place de nouveaux modes de financement à la consécration de nouveaux droits d’usages pour les internautes.

Or cette voie a explicitement été écartée par le candidat François Hollande, ce qui fait que le débat annoncé sur le financement de la Culture a déjà été largement tranché en amont de la concertation annoncée. Ce rétrécissement a priori du débat est déjà dénoncé par des acteurs comme Philippe Aigrain, co-fondateur de la Quadrature du Net ou par l’UFC-Que Choisir.

***

On le voit, le débat relatif au numérique, aux droits d’auteur et à la création est beaucoup plus large que la simple question du devenir d’Hadopi. Un réseau comme Communia a eu l’avantage de pouvoir réfléchir pendant des années de manière ouverte aux différentes branches du sujet et ce rapport final représente une mine de propositions concrètes à exploiter. C’est une formidable boîte à outils citoyenne dans laquelle les futurs acteurs de la concertation devrait aller largement puiser !

Nous verrons bien dans quelle mesure ces questions pourront être abordées ou non, à commencer par celle du domaine public numérique, dans le cadre de la concertation française qui s’ouvre.Mais d’ores et déjà, la réflexion est engagée au niveau mondial, car l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle) a annoncé la semaine dernière le lancement de travaux concernant le domaine public, auxquels est pleinement associé Communia. Il est notamment question de favoriser le versement volontaire des oeuvres au domaine public et de le reconnaître comme un droit pour les auteurs. Réjouissons-nous, en nous souvenant qu’il n’est pas nécessaire d’attendre que le droit change pour agir dès maintenant !


Illustrations CC by-nc-sa Shaluna

]]>
http://owni.fr/2012/05/24/pour-que-vive-le-domaine-public-numerique/feed/ 11
La licence globale, une “mauvaise solution pour un faux problème” http://owni.fr/2011/08/04/la-licence-globale-une-mauvaise-solution-pour-un-faux-probleme/ http://owni.fr/2011/08/04/la-licence-globale-une-mauvaise-solution-pour-un-faux-probleme/#comments Thu, 04 Aug 2011 06:33:52 +0000 Jérémie Nestel (Libre Accès) http://owni.fr/?p=75270 La licence globale est le serpent de mer de la propriété intellectuelle: régulièrement, elle se repointe au devant des débats geeko-politiques. Dernière sortie en date à l’occasion de la présentation du programme numérique du Parti Socialiste, porté par Christian Paul (voir notre comparatif avec les intentions de l’UMP), dans laquelle la licence globale est présentée sous la forme d’une “contribution individuelle au financement de la création”.

Afin de faire le point, le site Libre Accès a invité Laurent Chemla, pionnier du réseau en France, à s’exprimer sur la question.


“Pour que cette taxe soit juste, il faudrait qu’elle finance tous les contenus produits sur Internet, sans aucune distinction”

Jérémie Nestel : Il y a bientôt deux ans, lors des débats sur la loi Hadopi, tu avais fait savoir ton opposition à l’instauration d’une licence globale, est-ce toujours ta position ? Et pourquoi ?

Laurent Chemla : Je ne suis pas opposé à une licence globale : je suis opposé à une taxe qui ne financerait que les contenus produits par les industries du loisir au détriment de tous les autres types de contenus. La logique qui sous-tend le discours des majors (et des politiciens qui les soutiennent) est toujours la même : on dirait que, pour eux, la seule et unique chose que le public vient chercher sur Internet ce sont les « œuvres » qu’elles produisent. C’est bien sûr totalement faux, mais à les entendre ils ne semblent pas pouvoir imaginer une seule seconde qu’en dehors de leurs productions il y a tout un monde de contenus ; comme si rien n’avait changé avec Internet et qu’on se trouvait encore au siècle dernier quand les seuls contenus qui passaient dans les mass-media étaient les leurs ; mais avec Internet tout ça a changé.

Le public est devenu tout autant producteur que consommateur, et la production des industriels ne constitue qu’un tout petit bout de ce que le public consulte sur le web. Et pourtant ceux qui parlent de licence globale n’envisagent que de financer ce petit bout là, comme si tout le reste n’avait aucune importance.

C’est parfaitement ridicule. Ça reviendrait à créer un impôt qui financerait la culture “professionnelle” (pourtant produite par des sociétés privées) au détriment de toute la culture produite, elle, par le reste de la population. Je ne suis pas assez calé en droit pour dire si une telle taxe serait légale ou pas, ou si elle pourrait passer les fourches caudines d’une Commission Européenne qui défend farouchement la concurrence “libre et non faussée”, mais je suis assez citoyen pour affirmer que ce serait parfaitement injuste. Et si taxe il y a, un très grand nombre d’artistes ne dépendant pas des majors devront réclamer leur part à juste raison. Et quid des blogs ? Quid des journaux en ligne ? Quid des logiciels libres ?

Ces produits-là ne sont-ils pas tout autant, sinon plus importants que la seule production d’une poignée de multinationales dont le modèle économique est en train de rendre l’âme ? Pourtant il y va de l’avenir d’une bien plus grande proportion de la population que celle des seuls artistes labellisés. Mais voilà, si on voulait faire de cette taxe un impôt juste, alors il faudrait qu’elle finance tous les contenus produits sur Internet, sans aucune distinction. Autant dire que toute personne accédant à Internet, et donc payant la “licence globale”, serait aussi en tant que producteur un “ayant-droit” au produit de cette taxe. Autant se payer soi-même : cela éviterait les frais de recouvrement.

“Envisager d’autres moyens de financements de la culture est une gageure”

Pourtant, une grande partie des acteurs qui s’étaient opposés à Hadopi, soutiennent la « licence globale ». En ce sens, ne soutiennent-ils pas implicitement les seuls contenus produits par les « industriels », au détriment des artistes sous licence libre, du public producteur et des amateurs d’art ? Comment l’expliques-tu ?

J’y vois un peu de paresse intellectuelle, d’une part, et une grande lassitude de la part de gens qui ont mené un long combat et voient dans cette (mauvaise) solution une porte de sortie rapide à une guerre qui n’a que trop duré. Envisager d’autres moyens de financements de la culture est difficile quand on a baigné toute sa vie dans un système de production soutenu par la logique du droit d’auteur et des droits voisins. Envisager en plus de faire partager ces nouveaux moyens par des gens (majors et politiques) qui n’arrivent déjà même pas à imaginer qu’il puisse exister d’autres contenus que ceux financés par les anciens modèles est une gageure devant laquelle beaucoup de monde recule (moi le premier : je ne fais que m’opposer à une mauvaise solution mais sans avoir le courage d’en envisager sérieusement d’autres).

Une solution telle que le mécénat global, par exemple, a nécessité pour être formalisée et diffusée un travail gigantesque de la part de Francis Muguet, et il a fallu un livre entier à Philippe Aigrain pour expliquer et détailler les principes de la contribution créative.

On peut comprendre que les auteurs de telles avancées, comme la contribution créative, aient fait des compromis avec la licence globale qui va au moins dans la bonne direction même si elle est viciée – plutôt que de se battre encore et passer pour de dangereux extrémistes face à des gens qui ont prouvé leur incapacité à comprendre les enjeux des lois qu’ils votent.

Philippe Aigrain le reconnaît lui-même quand il “accepte le principe d’une introduction d’abord pour certains médias comme la musique” même s’il recommande à terme un dispositif couvrant l’ensemble des médias. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas dénoncer le danger d’un système qui tend d’abord à soutenir une industrie incapable de se remettre en question face à l’une des plus grandes avancées de la culture et de la liberté d’expression dans l’histoire.

Il faut ajouter à cela qu’un des nombreux effets pervers de l’Hadopi a été d’habituer les internautes à payer des services de téléchargement tels que Megaupload et consorts qui ont vu leur chiffre d’affaire exploser en France grâce au législateur. Payer un service de ce genre pour contourner la loi ou payer son fournisseur d’accès pour que la loi soit abrogée ne fait dès lors guère de différence, les montants en jeu étant proches. Mais on oublie qu’une mauvaise solution à un faux problème ne risque pas de résoudre grand-chose…

Je dis “faux problème” parce que, dans ce débat, on se base encore beaucoup trop souvent sur des données fournies par les mêmes industriels qui ont demandé et obtenu la taxe sur les supports physiques, puis Dadvsi, puis Hadopi et qui comptent bien sur la licence globale pour continuer à faire du gras sur le dos des artistes, le jour inéluctable où cette dernière aura disparu.

Qui parle encore des études qui prouvent que les « pirates » sont de plus grands consommateurs de culture que le reste de la population ? Qui a encore en mémoire les statistiques qui montrent une progression du chiffre d’affaire du cinéma ou du DVD, même à l’époque où le P2P était encore légal ? Qui s’intéresse au fait que de nombreux artistes créent leurs œuvres sans aucune garantie de financement et que seule une toute petite minorité peut réellement en vivre malgré ces taxes et ces lois qui ne financent majoritairement que quatre multinationales et une (grosse) poignée d’intermédiaires de redistribution ?

Le financement de l’art est une question globale, inhérente à toute société. Elle est pervertie aujourd’hui par la logique des ayant-droits et celle des intermédiaires techniques et financiers. C’est cette logique qui mène tout droit à la licence globale. Et c’est de cette logique-là qu’il faut enfin se défaire pour commencer à réfléchir vraiment à des solutions qui soient justes pour tout le monde, pas seulement pour quelques privilégiés.

“Tant que le public aura l’impression d’être obligé de payer pour des artistes qu’il n’apprécie pas, il n’aura aucune envie de payer pour ceux qu’il écoute”

A contrario de la licence globale, des artistes se sont engagés dans la libre diffusion de leurs œuvres… Certains ont essayé d’inventer de nouveaux modèles économiques avec leurs publics, aucun ne s’est avéré concluant, qu’en penses-tu ? Si la licence globale n’est pas la solution, quelles sont les pistes permettant d’innover dans la « marchandisation des produits culturels numériques » ? N’est-ce pas l’absence d’alternative qui conforte la majorité des artistes à soutenir à regret les majors qui les exploitent ?

Une chose est sûre : tant que le public aura l’impression d’être obligé de payer pour des artistes qu’il n’apprécie pas (que ce soit via une taxe sur les supports physiques, une loi liberticide ou des services tiers pour se protéger de cette loi), il n’aura aucune envie de payer pour ceux qu’il écoute. C’est dommage, mais c’est humain, et la bourse des clients n’est pas extensible à l’infini.

Il est donc difficile de juger aujourd’hui de l’efficacité des modèles de demain, du moins tant qu’une vaste réflexion à grande échelle n’aura pas eu lieu. C’est d’ailleurs bien ce qui est le plus dangereux dans les campagnes de publicité que mène actuellement l’Hadopi, qui ne fait que repousser encore une réflexion qui n’a que trop tardé en essayant de montrer que seuls les anciens modèles pourront permettre à de nouveaux auteurs d’exister dans le futur. On a rarement vu campagne plus réactionnaire.

Mais dans d’autres domaines on a pu constater dans la réalité qu’une autre économie pouvait parfaitement exister et permettre à des créateurs de vivre de leurs œuvres. Je pense bien sûr d’abord aux logiciels libres, parce que j’en ai fait moi-même l’expérience à l’époque où ni moi ni mes associés n’avions de clients et que nous devions nous faire connaître. Nous avons fabriqué des logiciels libres, librement diffusés et copiés, ce qui nous a amené une reconnaissance plus grande et nos premiers clients. D’autres que nous ont suivi d’autres chemins, certains en vendant des services autour des logiciels qu’ils créaient, d’autres en trouvant des mécènes : l’économie du libre ne se limite pas à un seul modèle mais elle existe malgré les affirmations de tous ceux qui, à la fin du siècle dernier, disaient qu’elle détruisait des emplois et qu’elle ne pouvait pas perdurer.

Je ne suis pas pour ma part absolument certain qu’un produit culturel puisse rester un produit marchand. La question de la place de l’artiste dans la société revient régulièrement, je crois, au baccalauréat philo, et je suis assez mauvais en philo, mais ce simple fait prouve que cette place-là est à part et qu’il est donc difficile sinon impossible de la résoudre de la même manière marchande que le reste de l’activité humaine. La question du revenu de vie, par exemple, pourrait bien être un début de réponse. Je n’en sais rien et je n’ai pas les capacités nécessaires pour le penser. Mais je m’attriste de voir qu’on n’arrive pas à dépasser enfin des modèles révolus.

Il faut bien comprendre qu’on est entré dans un monde numérique et qu’une économie qui – pendant plus d’un siècle – a en réalité été davantage celle de la copie physique de supports et de la distribution à large échelle de ces supports n’a plus aucune raison d’être aujourd’hui. Toutes les méthodes qui veulent la faire perdurer sont vouées à l’échec. Ce n’est qu’une fois qu’on aura vraiment entériné ce fait qu’on pourra enfin penser le futur comme il doit l’être, et pas comme de l’acharnement thérapeutique sur une industrie mort-vivante.

Si quelqu’un veut l’œuvre, qu’il la copie.
Jean-Luc Godard

Connaissais-tu cette position de Jean-Luc Godard : “Comme la salle de cinéma, Internet n’est qu’un moyen de diffusion. Si quelqu’un veut l’œuvre, qu’il la copie. J’ai été payé pour mon travail, ou je me suis débrouillé pour être payé pour mon travail. Si je n’ai pas été payé, c’est que je suis idiot, que j’ai travaillé pour rien. Pour le reste, ce n’est plus mon problème” ?

Jean-Luc Godard a le mérite de dire clairement ce que d’autres préfèrent taire. J’ai souvent pris l’exemple de Yann Arthus-Bertrand et de son film Home – qui a été un succès de vente en DVD alors qu’il avait été diffusé gratuitement dès sa sortie – pour montrer qu’il n’existait pas de rapport simple entre une diffusion libre et un succès commercial. Mais ce film a été entièrement financé par le groupe PPR qui a choisi de faire œuvre de mécénat, donc même si le succès n’avait pas été au rendez-vous, les auteurs et les techniciens qui ont permis au film d’exister auraient été payés de toutes manières. Dans le cinéma c’est presque toujours comme cela qu’un film peut exister. Il faut le financer avant qu’il soit tourné, et la rentabilité n’est jamais garantie. Que ce soit via le mécénat d’entreprise, via les pré-achats des chaînes de télévision ou via le CNC, le modèle est forcément différent de celui de la musique parce que tourner un film coûte forcément plus cher qu’enregistrer une chanson. La rémunération de l’auteur est donc presque toujours assurée, ce qui n’est évidemment pas le cas des arts qui n’ont pas développé le même genre d’infrastructures de financement.

“Il ne s’agit plus de lutter contre Hadopi : cette guerre-là est déjà gagnée’

Au final pour lutter contre Hadopi, peut-on se passer d’analyser l’économie “subventionnée” des industries culturelles ? As-tu commencé à le faire ? Je me rappelle que tu évoquais que payer la redevance SACEM revenait à augmenter ses impôts de 4% ?

Il ne s’agit plus de lutter contre Hadopi : cette guerre-là est déjà gagnée et il suffit de lire le rapport de l’ONU sur la liberté et Internet pour comprendre que cette loi est déjà du passé.

Il s’agit aujourd’hui de commencer enfin à réfléchir à la place de l’artiste dans la société, au principe du droit d’auteur et à la diffusion de la culture, le tout à l’heure d’Internet et du numérique. J’avais, à l’occasion d’un débat, fait un rapide calcul qui montrait qu’il suffisait de 33 euros par foyer fiscal imposable et par an pour obtenir de quoi remplacer totalement la SACEM et autoriser du même coup une musique libre et gratuite pour tous. Mais ça supposait bien sûr qu’on ne finançait que les artistes qui sont déjà payés par la SACEM, pas les autres. En ce sens c’était encore une façon de perpétuer des rentes de situation qui ne sont qu’un effet pervers des systèmes anciens.
Tout ce qui revient à faire perdurer les anciens modèles contre vents et marées, c’est du temps et de l’énergie dépensés en vain. Cela suffit, il faut passer à autre chose de plus sérieux. Faut-il que la société finance les artistes (et non l’industrie culturelle) via des subventions ? Pourquoi pas, mais qui va décider de ce qui relève de l’art et de ce qui mérite d’être subventionné ? Faut-il proposer des réductions d’impôts en échange du mécénat ? Pourquoi pas une sorte de “loi Coluche” de la culture, grâce à laquelle n’importe qui pourrait financer les artistes de son choix en échange d’un crédit d’impôt ? Il y a tellement de pistes. Et personne n’a jamais dit qu’elles étaient exclusives les unes des autres.

“Le terme de propriété associé aux idées est absurde”

Nous avons récemment interviewé Richard Stallman et ensuite Albert Jacquard sur l’erreur de sémantique “propriété intellectuelle” ; toi, à la place d’Albert Jacquard, qu’aurais-tu répondu ?

Je n’ai pas un ego assez surdimensionné pour pouvoir ne serait-ce que m’imaginer à la place d’Albert Jacquard, et je me souviens avec émotion d’une intervention qu’il avait faite au réfectoire de mon lycée (ça remonte à loin) et qui nous avait – à tous – ouvert l’esprit comme jamais sur les notions de race et de racisme.

Sur le plan sémantique, bien sûr que le terme de propriété associé aux idées est absurde. Mais je ne suis pas sûr que les promoteurs du concept se préoccupent de la valeur intrinsèque de ces mots : ce qui compte c’est qu’en réduisant le champ des idées à la notion de propriété on permet d’opposer à une valeur lourdement protégée par les droits de l’Homme (le droit à liberté d’expression) une autre valeur tout aussi largement défendue (le droit à la propriété individuelle).

C’est donc plutôt sur le terrain juridique que la notion prend toute sa “valeur”. Et on sait que la sémantique du droit n’a pas toujours beaucoup de rapport avec le langage commun. En prétendant qu’une œuvre (ou qu’une idée) peut être la propriété de quelqu’un, on assied la nouvelle notion de “propriété intellectuelle” sur tout un corpus juridique qui fait sens, tant dans l’esprit du législateur que dans celui du juge judiciaire. On sort du domaine des idées pour entrer dans celui du commerce, et du droit commercial, et de là on ne peut plus sortir sans devoir longuement disserter et expliquer des notions complexes, bien plus difficiles à faire passer que le discours manichéen de la possession et du vol. Et c’est bien là l’objectif.

Il suffit de voir combien de fois les défenseurs des libertés ont dû, à longueur de débats, rappeler qu’on ne pouvait pas assimiler la copie au vol, qu’une copie ne dépossédait pas le “propriétaire” de l’original et qu’au contraire chaque copie créait une richesse (culturelle) supplémentaire plutôt qu’une perte. En face la seule réponse est encore et toujours d’assimiler le copieur à un voleur (le “pirate” qui s’approprie le bien des autres) et le partage au vol ou à la destruction de biens physiques. C’est tellement plus facile, tellement plus démagogue aussi. Tout au plus pourrait-on ajouter au développement d’Albert Jacquard que non seulement une idée n’appartient jamais à celui qui l’a émise, mais qu’au surplus une œuvre quelle qu’elle soit, s’inspire toujours de ce qui l’a précédée, et qu’ à ce titre elle ne peut pas non plus appartenir en totalité à son créateur.

Laurent, cette interview sous quelle licence libre souhaites-tu qu’elle soit publiée ? Sous Licence Art Libre ? Et que penses tu de la position de Richard Stallman qui ne souhaite pas que ses écrits d’opinions utilisent des licences libre telles que la LAL ou CC by-sa par peur de voir modifier ses propos ?

Non, tout ce que je publie, et c’est pratiquement uniquement de l’opinion, est publié en licence libre par défaut (CC by-sa). De mon point de vue une opinion est libre par nature, en ce qu’elle est donnée justement pour que d’autres puissent se former la leur à partir – ou contre – celle qui leur est livrée. Si on ne peut pas faire ce qu’on veut des opinions d’autrui il y a comme un problème quelque part. Quant à voir mes opinions déformées, si je ne le veux pas, je ne les publie pas. C’est le prix à payer.


Pour aller plus loin… Voir la vidéo de John Perry Barlow, réalisée à l’occasion de l’e-G8 en mai dernier:

Cliquer ici pour voir la vidéo.


Article initialement publié sur le site Libre Accès sous le titre “Licence Globale versus Hadopi et si on faisait le point…”

Illustrations: montage réalisé à partir des images promotionnelles du Label PUR, CC FlickR Jonathan W, 200moremontrealstencils

]]>
http://owni.fr/2011/08/04/la-licence-globale-une-mauvaise-solution-pour-un-faux-probleme/feed/ 27