OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Yoland Bresson: “le revenu d’existence sera au centre du débat en 2012″ http://owni.fr/2011/03/18/yoland-bresson-revenu-existence/ http://owni.fr/2011/03/18/yoland-bresson-revenu-existence/#comments Fri, 18 Mar 2011 15:58:44 +0000 Stanislas Jourdan http://owni.fr/?p=52029 Yoland Bresson, économiste, est auteur de plusieurs ouvrages dont Le revenu d’existence ou la métamorphose de l’être social paru en 2002 ; et plus récemment Une clémente économie : Au-delà du revenu d’existence. Il est l’un des tous premiers défenseurs du revenu d’existence depuis les années 80, et a fondé l’Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence. Il est donc un interlocuteur privilégié sur le sujet du revenu universel, et c’est pourquoi je suis allé à sa rencontre pour un entretien de près d’une heure.

Bonjour Yoland Bresson, vous êtes économiste et défendez depuis très longtemps le revenu universel, que vous nommez “revenu d’existence”. Comment en êtes-vous arrivé à cette proposition, et quel a été votre cheminement ?

Aussi surprenant que ça puisse paraître, c’est le Concorde qui a été le point de départ de toute la réflexion. Au titre de professeur-économètre, j’ai fait partie de l’équipe franco-américaine en 1972 à qui on a confié la tâche de fixer le prix des billets du supersonique. Malgré tous les modèles économiques que nous avons essayé, rien n’a vraiment fonctionné. Du coup, on a décidé de passer par une enquête pour essayer de comprendre ce qui pouvait motiver les gens et à quel niveau de prix certains peuvent être désireux de prendre le Concorde.

Tous les modèles économiques étaient fondés sur le postulat de départ que plus l’on travaille, plus on gagne de l’argent. La problématique revenait donc à faire gagner du temps aux gens qui travaillent beaucoup et ont de l’argent à investir. Or, dans les faits, les plus motivés n’étaient pas forcément les moins occupés mais plutôt ceux qui avaient le plus de souplesse dans leur emploi du temps. Paradoxalement, les grands patrons de l’industrie se situent dans dans cette catégorie là, bien qu’ils passaient leur temps à dire qu’ils étaient submergés de travail. Il y avait une grande différence dans la perception du temps, et finalement on observait – après coup – que plus on était riche, plus on avait du temps disponible. Il y avait donc une corrélation quasi-parfaite entre ces deux facteurs, ce qui mettait en cause presque tous les modèles de productivité, de temps de travail, le rapport loisir/travail. Partant de ce constat, j’ai cherché la loi de répartition des revenus.

N’est-ce pas un peu paradoxal ? Vous écrivez vous-même dans votre livre : « celui qui conserve le plus de temps libre doit recevoir plus ». Mais celui qui conserve le plus de temps libre, c’est le patron dont vous parliez à l’instant, non ?

Effectivement mais on ne l’explique qu’après coup, en rentrant dans le processus de l’attribution des ressources. En fait, l’économie est essentiellement un processus d’échange de temps : nous recevons de l’argent en paiement du temps que nous consacrons à une activité et nous libérons du temps en récompensant celui qui le prend pour faire ce dont nous avons besoin à notre place. Chaque échange est producteur d’une richesse : du temps disponible. Finalement, qui gagne le plus dans les échanges ? C’est celui qui libère le plus de temps pour lui. Et voilà la logique du jeu économique.

C’est ainsi que j’ai établi la loi de répartition des revenus, une formule un peu compliquée publiée dans L’Après Salariat. Le résultat nous donnait une loi de distribution des revenus théoriques qui tendait à montrer que tout le monde devait au moins recevoir la quantité de monnaie correspondant à la valeur du temps c’est à dire la valeur commune du temps, ne serait-ce que pour commencer à participer aux échanges, en termes économiques. Pour rentrer dans le jeu économique, il faut donc tout simplement que chacun reçoive inconditionnellement le montant de monnaie qui est le cœur du système. Un peu comme dans le Monopoly ! En s‘appuyant sur cette base, on éliminerait ainsi l’extrême pauvreté.

Ce n’est pas du tout de ce que je recherchais au départ. Mais à partir de là s’est enchainé toute une réflexion. Cela remettait en cause beaucoup d’observations que les uns et les autres apportaient au fonctionnement général des sociétés et de l’économie. L’Après Salariat a été publié en 1984 et a participé à une convergence étonnante. Philippe Van Parijs, spécialiste de philosophie politique à Louvain, concluait son analyse la nature de la société par la nécessité d’une allocation universelle ; en Allemagne, Claus Offee, sociologue, arrivait aussi à l’idée qu’il fallait un “basic income” ; en Angleterre, Keith Roberts, spécialiste de sécurité sociale, est parvenu à la nécessité d’un “citizen income” en cherchant une organisation optimale de sécurité sociale.

En 1984 ! C’était il y a longtemps ça ! Où en est-on maintenant ?

Philippe Von Parjis a reçu un prix pour son travail et nous a réuni à Louvain pour fonder le Basic Income European Network (BIEN) que nous avons décidé de réunir en Congrès tous les deux ans. Aujourd’hui, ce sont des congrès mondiaux qui réunissent 200 à 250 participants présidé par un Brésilien, Eduardo Suplici. En France, c’est Henri Guitton, professeur d‘économie malheureusement décédé depuis, qui a lu mon bouquin et m’a appelé pour me dire : « vous avez la réponse à la question que je me suis posé pendant toute ma vie de chercheur ! ». De là, nous avons fondé l’Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence (AIRE).

Malgré l’ancienneté de cette proposition, comment expliquez-vous qu’elle ne soit pas débattue sur la place publique ?

Pour commencer, notre société a lutté contre la rareté des ressources depuis 8000 ans et cela a énormément façonné les mentalités. L’idée que nous puissions donner de l’argent ou autres à quelqu’un sans qu’il ne participe à la production des ressources est assimilée à du parasitisme.

Le deuxième élément, c’est qu’au sortir de la guerre, les pays occidentaux ont connu un miracle : le plein emploi salarié a amené le salariat à sa perfection, avec une protection sociale de qualité, l’intégration se faisait spontanément puisque tout le monde avait un emploi… Bref, on a connu les Trente Glorieuses, une sorte de paradis, malgré les quelques critiques. Ce n’est rien à l’échelle de l’histoire de l’humanité mais ça a considérablement marqué les pays développés. Or, une fois cette période terminée, la crise a tout changé mais on a poursuivit notre course un peu comme dans les dessins animés, le gars qui est au dessus du gouffre mais il continue de courir ! Les politiques ont dit aux gens : « on va retrouver le plein emploi » en boucle, et tous les gens le croient et sanctionnent chaque gouvernement qui n’arrive pas à redonner espoir, alors que fondamentalement, il est indispensable de changer l’organisation de nos société.

De ce point de vue, je crois que les peuples sont en avance sur les politiques : les gens commencent vraiment à se dire que cette histoire de plein emploi, ça ne va pas marcher, et qu’il faut trouver autre chose. Alors ils attendent qu’on leur propose autre chose… mais ils sont avant tout dans le refus de ce qui est, car ils n’ont pas encore de solution alternative. Ils sont donc dans le pessimisme.

S’il y a une demande des citoyens, pourquoi si peu de politiques s’en emparent ?

Les premières fois où j’ai discuté avec Christine Boutin, elle a laissé l’idée de côté. Puis, quand on lui a confié une mission sur la pauvreté, elle a rencontré beaucoup d’organisations professionnelles et de travailleurs sociaux, des milieux dans lesquels l’idée se diffusait progressivement. Et, au détour de ces rencontres, le sujet est revenu régulièrement. Elle m’a alors appelé pour qu’on en rediscute et a obtenu un crédit pour organiser un séminaire de réflexion à Port Royal, avec des philosophes, des gens de Bercy, des conseillers d’Etat. C’est à cette occasion qu’elle a décidé de publier son rapport et de promouvoir ce qu’elle a appelé le “dividende universel”. Elle a d’ailleurs bien fait de l’appeler “dividende universel” et pas le revenu d’existence : cela permet de garder une terme générique sans le connoter politiquement.

Ensuite d’autres politiques s’y sont mis, les Verts, etc. et aujourd’hui, je pense qu’on est tout prêt d’ouvrir le débat.

Pensez-vous que la multiplicité des écoles de pensées et des théories puisses précisément nuire à la clarté du débat ?

Il y a effectivement différentes propositions, avec différents noms etc. mais il y a des points absolument déterminant sur lesquels il ne faut pas transiger :

  • l’inconditionnalité ;
  • l’égalité ;
  • le fait que ce soit cumulable sans restriction ni limite avec n’importe quelle autre forme de revenu ;
  • et enfin il y a le montant, qui constitue un risque.

En tant qu’économiste, je dois tenir compte des lois et des contraintes. Avec les calculs que j’ai fait, le revenu d’existence devrait représenter entre 14 et 15% du PIB. Beaucoup disent que ce n’est pas suffisant pour vivre, mais ce n’est pas le problème. Le problème est que si l’on augmente le revenu à 800 € ou plus, l’économie va se venger. Premièrement, il y aura une tendance à la hausse des prix, et par conséquent le pouvoir d’achat réel de cette dotation va revenir vers sa norme. Deuxièmement, si le revenu d’existence est trop élevé, dans le marché mondial où nous sommes intégrés, il y aura des conséquences en termes de réduction de la croissance du PIB, par la perte de compétitivité économique globale. Et par conséquent, le niveau même du revenu d’existence qui est corrélé au niveau du PIB diminuera.

Voulez-vous dire qu’il s’agit d’arbitrer entre la réduction des inégalités et la récession ?

Le mieux immédiat peut être l’ennemi du bien futur. D’ailleurs ce qui est étonnant c’est que les libéraux extrêmes sont partisans d’un revenu d’existence élevé, mais en contrepartie de quoi les individus deviennent totalement responsables d’eux-mêmes. Donc l’Etat se désengagerait et tout serait laissé au marché : l’éducation, les assurances, etc. à l’exception de ses fonctions régaliennes. De même, à extrême gauche, l’allocation universelle d’André Gorz est aussi à peu près de ce type, mais avec l’idée suivante : à partir du moment où l’on donne ce revenu, les individus doivent par exemple donner deux heures de leur temps dans une sorte de collectivisme généralisé. Et le reste du temps est libre, non-marchand.

Ces deux extrêmes là peuvent être idéologiquement intéressants, mais ce qui m’intéresse moi, c’est que la société et les mentalités évoluent. Comme je dis souvent, nous sommes dans l’évolution consciente de la complexité : dans un système complexe – comme notre organisme humain – si on opère une modification trop brutale, la réaction sera le rejet ou la digestion. Pour faire évoluer un système complexe, la science montre qu’il faut agir au niveau des gènes fondateurs, c’est à dire au plus basique. Le revenu d’existence est un gène fondateur car il coupe le lien strict emploi/revenu. Et alors on commence à prendre conscience que l’on peut produire des richesses et organiser une distribution des richesses qui soit partiellement déconnectée de la production, parce qu’on est sorti de la rareté.

Dans le contexte actuel de crise de la dette et d’inquiétude sur les déficits, n’est-il pas plus opportun de mener une réforme profonde de la fiscalité et de transférer plus de ressource auparavant dédiés aux aides sociales vers un revenu universel plus important ?

Parmi les règles fondamentales en économie, il y en a une qui veut qu’il ne faut jamais poursuivre plusieurs buts en même temps sans quoi on n’atteint jamais l’optimum.

Le point essentiel aujourd’hui, c’est le problème de l’emploi et, par conséquent, de notre organisation productive et distributrice. Le revenu d’existence, ce n’est pas une modification de la redistribution. C’est le mode de distribution des revenus qu’il faut changer. Imaginez le système comme un jeu de carte : actuellement, l’Etat distribue les cartes au hasard et, pour équilibrer le jeu, il prend des cartes aux gagnants pour les donner aux perdants afin qu’ils continuent à jouer. Le revenu d’existence fonctionne différemment, il propose de mettre un as dans les cartes de chaque joueur dès le départ avant de distribuer le reste des cartes.

Certains demanderont  : « pourquoi ne pas distribuer un as, un roi et une reine plus qu’un as ? » Le problème, c’est que les excellents joueurs vont être incités à aller jouer à d’autres tables où les possibilités de gain sont bien meilleures, ce qui, dans le monde actuel, n’est pas un problème… A contrario, si vous ne donnez qu’un roi ou une dame, les joueurs trop faibles se retrouveront disqualifiés rapidement. c’est pour cela que la question du montant est très sensible.

Une fois que l’on a changé le mode de distribution, la société va commencer à se réorganiser à partir de ce gène.

Et le deuxième gène fondamental, c’est la suppression du contrat de travail à durée indéterminée. Tout le monde s’accroche au CDI, notamment car beaucoup de garanties supplémentaires y ont été ajouté par l’action des syndicats. D’où l’inquiétude de perdre les garanties avec le contrat.

Tout le monde cherche “l’emploi”. Mais l’emploi c’est du travail que l’on a transformé en marchandise, ce n’est pas LE travail. Karl Marx l’avait déjà dit : “chacun vend sa force de travail”. Je pense que l’on vend plus que ça : on vend son temps de vie, c’est une forme d’esclavage adouci. D’où l’idée qu’il faut que les contrats de travail soient à durée déterminée, avec reconduction tacite, ce qui libère le travail du carcan de l’emploi. Et progressivement, les gens qui étaient des salariés deviennent des participants, maîtres de leur temps, maîtres de leurs vies.

D’autant plus si l’on donne un revenu d’existence aux enfants – même si les parents pourront en utiliser une partie – lorsqu’ils arriveront à la majorité, ils auront un capital financier non négligeable, et ils sauront que toute leur vie durant, ils auront un revenu d’existence qui croîtra avec le PIB du pays. De quoi leur donner le temps de choisir leurs talents, leurs activités, et donc de s’intégrer dans le système avec le travail. Il restera juste à transformer toutes les garanties actuellement liées au CDI en garanties liées à la personne. Le salariat n’est qu’une étape de l’Histoire et, en la quittant, on change le monde !

Evidemment, il ne faut pas que tous ces changements se fasse par une révolution brutale, sans quoi on s’exposerait à une restauration qui amènerait des formes sociales encore plus violentes. Il faut que ce soit un changement conscient et consenti par les citoyens.

Vous abordez dans votre analyse la question monétaire et préfacez l’ouvrage Stéphane Laborde, La Théorie Relative de la Monnaie. Pouvez-vous expliquer en quoi sa réflexion sur le place de la monnaie rejoint la vôtre ?

Par son analyse sur la création monétaire et par ses critères mathématiques, Stéphane Laborde arrive quasiment aux mêmes conclusions que moi. Ce qu’il dit est incontestable : selon lui, la vraie égalité serait que la monnaie soit distribuée – comme au Monopoly – à chacun, alors que le système de création monétaire qui nous dirige aujourd’hui est un système de création par la dette. Concrètement, les banques “fabriquent” de la monnaie en prêtant aux particuliers et aux entreprises. Pour ce faire, elles s’appuient sur l’argent que la banque centrale leur avance. Et, si jamais il y défaut de paiement, elles se retournent également vers la banque centrale, ce qui fait que cet organe est le premier et le dernier prêteur à la fois !

Ce système vient toujours de l’époque de la rareté. Sauf que, des monnaies rares (car issues du métal), la créativité financière a inventé d’autres mécanismes pour démultiplier la monnaie, permettre l’expansion économique et lutter contre la rareté. Aujourd’hui la monnaie n’est plus rare ! Comme tout le reste, les limites sont des contraintes d’organisation, d’équilibres, d’économie générale. Par contre on entretient la rareté artificielle parce que ce système est rentable pour un certain nombre de ceux qui dirigent les mécanismes de la création monétaire, particulièrement les banques. D’où l’importance du propos de Stéphane Laborde : il faut changer les règles de création monétaire. C’est le troisième gène à modifier de la société. Moi, ce que je proposais, c’était de contourner les obstacles. Je n’étais pas allé bille en tête dans la transformation génétique de la monnaie… car c’est s’attaquer à une forteresse !

Faudrait-il sortir de l’euro pour réaliser cette transformation ?

Non, surement pas. Et justement pour des contraintes monétaires.

La crise de la dette que connaissent les Etats européens est une opportunité extraordinaire. La proportion de dette des états n’est pas catastrophique en soi, comparé aux taux de plus de 200% au sortir de la guerre par exemple. Par contre ce qui fait craindre les marchés financier, c’est l’avenir, car on ne voit pas comment ce niveau d’endettement peut diminuer. D’une part parce qu’aucun Etat ne peut raisonnablement augmenter les impôts pour rembourser la dette : les taux sont déjà relativement élevés pour financer la protection sociale, qui est un pilier fondamental de l’Europe. De plus, dans l’économie mondiale, l’Europe ne peut plus espérer avoir la croissance la plus forte et se permettre ainsi de rembourser sa dette par le décollage du PIB. Enfin, l’allongement de l’espérance de vie et le vieillissement des populations européennes provoque une hausse naturelle des charges de retraites, de santé, de la dépendance. Par conséquent, tous les financier du monde disent “attention, l’Europe peut très bien tomber en défaut, dans l’incapacité de rembourser sa dette !”

Une dette qu’elle s’est interdit de monétiser…

Effectivement. Le mécanisme européen tendrait aujourd’hui à différencier deux types de dettes : la “dette souveraine”, et la “dette subordonnée”. La dette souveraine serait la dette garantie par tous les Etats européens simultanément. L’Europe toute entière emprunterait en émettant des obligations européennes : les sommes seraient emprunté selon un même taux, redistribuées aux Etats de façon à ce qu’ils règlent progressivement leurs déficits budgétaires jusqu’à retrouver les 3% en 2013, et les 60% de dette souveraine en 2040. Les Etats pourraient s’endetter plus mais cette dette là ne serait pas garantie par l’Europe et ses intérêts seraient plus élevés.

Or, un tel emprunt serait peut-être l’opportunité idéale pour fonder un projet collectif européen de revenu d’existence à l’échelle de l’Union. En distribuant cette création monétaire supplémentaires aux particuliers de façon égale (à la manière du dividende universel de Stéphane Laborde) au rythme de 5% par an. De quoi, au passage, redonner de l’espoir dans le projet européen.

Une quatrième piste est possible : créer un franc solidaire égal à l’euro mais non convertible créé par la Banque de France qui nourrirait le revenu d’existence selon principe d’écluse consistant à remplir un réservoir de 250 milliards de francs jusqu’à atteindre le seuil de financement nécessaire pour ce revenu. Dans ce système à deux monnaies, les gens pourraient s’échanger des francs et être payés en euros, sauf que le franc ne pourrait pas être épargné car il perdrait de la valeur au fur et à mesure, afin de n’être qu’une monnaie de consommation. Ce système est viable mais a un inconvénient à mon sens : le lien entre revenu et travail n’est pas coupé, puisque les emplois continueraient d’être rémunérés en euros, ce qui ferait de ce nouveau système un parasite du système préexistant. C’est un pontage coronarien sur un cœur fatigué, alors qu’il faudrait opérer le cœur du système.

Que pensez-vous de la proposition de “revenu citoyen” de Dominique de Villepin ?

Tout d’abord je ne suis pas très surpris puisque dans son discours j’ai entendu quasiment mes propres phrases. Mais il est vraiment resté à la surface des choses. Il n’a pas du bien comprendre. Il utilise le terme de « revenu citoyen », plutôt générique pour définir ce qui est connu depuis longtemps : c’est l’impôt négatif théorisé par Milton Friedman dans les années 1960, dans une version plus généreuse. Or, le problème de ce système est connu : il élargit à des activités non-marchandes, c’est à dire qu’on peut avoir des activités hors du système marchand en contrepartie de cette dotation, alors que dans le système de Friedman, on ne bénéficie de cette somme que si on a un emploi.

Une expérience de ce type a été menée pendant 3 ans dans le New Jersey car on craignait justement que les gens ne travaillent plus et se contentent du revenu octroyé. Or on a vu que non seulement ce n’était pas vrai mais surtout que pour rentrer dans le système il faut un emploi, et un revenu. Si on fixe le niveau à 100 et que j’ai un revenu de 20, alors on me donne 80. Mais si j’ai un emploi qui me rapporte 60, on me donne que 40. C’est à dire que les 40 que j’ai obtenu, c’est comme si on me les reprenait. Donc au final c’est un impôt de 100% sur les revenus entre 0 et 100. Et bien sur, les gens ont compris ce qu’il fallait faire : avoir un emploi peu rémunéré (mais qui fait entrer dans le système pour toucher 20 et recevoir 80 de l’Etat) et à coté travailler au noir pour gagner 80 sans rien déclarer, pour gagner 180 au final plutot que 100. Ils se sont aperçus qu’il fallait alors contrôler ! Mais étendre ce système et son contrôle à tous les Etats Unis cela aurait couté trop cher, et ils ont donc abandonné le projet. Dominique De Villepin ne fait que reprendre cette idée.

Donc il a tort ?

Évidemment qu’il a tort ! Le bon côté, c’est qu’il est le premier homme politique de haut niveau qui attire le regard des médias sur l’idée d’un revenu citoyen. Et donc de ce point de vue là, on peut lui dire merci ! Grâce à sa sortie, je suis persuadé que le revenu d’existence sera au centre du débat en 2012, d’autant que je sais que Dominique de Villepin n’est pas le seul à travailler là dessus…

Retrouvez notre dossier spécial sur le revenu citoyen :

Propos recueillis par Stanislas Jourdan

>> Illustrations flickr CC John Harvey ; mtsofan

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Financement du revenu de vie: une bonne affaire pour les comptes publics? http://owni.fr/2011/03/17/financement-revenu-universel/ http://owni.fr/2011/03/17/financement-revenu-universel/#comments Thu, 17 Mar 2011 18:17:11 +0000 Stanislas Jourdan & Sylvain Lapoix http://owni.fr/?p=52002 Le bal des idées politiques a ceci de commun avec le bal de jeunes premiers qu’il faut être recommandé pour y entrer. Pour les jeunes premiers par un organisateur. Pour les idées politiques par des économistes. Or, de ce point de vue, l’idée de revenu de vie n’est pas vraiment habillée à la dernière mode : devant les ratés du RSA, les mesures de rigueur budgétaire et les pistes de plus en plus sérieuses de privatisation de l’assurance maladie et autres prestations sociales, les modèles de financement d’une allocation inconditionnelle laissent les fiscalistes de marbre.

Sur la question du financement, les pistes proposées par les promoteurs de l’allocation universelle et du revenu de vie ne sont pas prises au sérieux par les économistes, note Marc de Basquiat, chercheur au Groupement d’économie quantitative d’Aix-Marseille. Et pour cause : la plupart des théoriciens ne sont pas des économistes eux-mêmes mais des philosophes qui cherchent d’abord à convaincre des courants de pensées politiques, notamment de gauche. Pour eux, taxer les flux spéculatifs ou les rentes sont des solutions. Pour les économètres, ce genre de plan de financement n’est pas solide. »

Conséquence de quoi, en ces temps où l’État se fait gestionnaire, le revenu universel reste à la marge des grands débats… alors même que certaines pistes de financement pourraient résoudre certains problèmes de gestion de l’État-providence.

Zéro niche fiscale, 30% d’impôt sur le revenu et 12€ par jour pour chaque adulte

Dans la jungle fiscale, l’économiste Anthony Barnes Atkinson a dégainé le coupe-coupe avec son ouvrage Public Economics In Action (1996). Pour cet économiste inspiré des théoriciens scandinaves de l’ État-providence :

La proposition d’un basic income / flat tax et les diverses variations autour de ces éléments ont suscité un large intérêt dans de nombreux pays […] de mon point de vue, [une telle proposition] devrait être à l’ordre du jour de toute discussion fiscale sérieux ou de réforme de l’aide sociale au XXIe siècle.

Son idée: faire table rase des taxes directs pour créer un impôt sur tous les revenus (de 25 à 30%, la « flat tax ») afin de garantir à chacun un revenu minimum (différents selon les âges). Sans exception ni niche fiscale, l’objectif avoué de ce système est de rebattre les cartes de l’État-providence pour assurer une redistribution plus efficace sans décourager le travail. Très répandue dans les pays anglo-saxons, cette version du revenu minimum garanti trouve également des défenseurs en France. Marc de Basquiat y voit un outil de substitution efficace à une cascade de prestations sociales dont :

  • Allocations familiales
  • Complément familial
  • Allocation de base de la PAJE (sous conditions de ressources)
  • Revenu Minimum d’Insertion (RMI)
  • Revenu de Solidarité Active (RSA)
  • Allocation de Solidarité Spécifique (ASS)
  • Prime pour l’Emploi (PPE)
  • Allocation Parent Isolé (API)
  • Allocation d’Insertion (AI)
  • Bourses d’études sur critères sociaux
  • Quotient conjugal et quotient familial
  • Décote de l’impôt sur le revenu
  • Exonération des charges sur les bas salaires
  • Niches fiscales
  • etc…

Résultat de cette mise à plat, les calculs des diverses pondérations (âge, handicap…) seraient largement simplifiés et le « parcours de l’argent », (depuis ce nouvel impôt sur les revenus jusqu’à sa redistribution) deviendrait plus clair aux yeux de tous.

Un impôt unique: la TVA sociale?

Dans la vision du Grundeinkommen, le revenu de base dans sa version allemande et suisse, le financement repose sur une TVA sociale boostée dont le taux pourrait atteindre… 50 % ! De quoi faire bondir plus d’un Français: à quoi bon percevoir un revenu de base si toutes les dépenses augmentent ?

A ceci prêt que les économistes Dani Häni et Enno Schmidt font de cette super TVA un impôt général, remplaçant jusqu’aux cotisations salariales et patronales. Dans leur logique, le travail n’étant plus le seul et unique facteur d’intégration sociale, il n’y a aucune raison que sa taxation finance majoritairement le revenu de base.

Avantage de ce mode de financement, il fait de chaque citoyen un contributeur et un bénéficiaire: tout le monde reçoit et tout le monde paie. Les plus pauvres voyant ainsi la taxation compensée par l’octroi du revenu de base, instaurant une progressivité malgré la taxation unique.

Intitulé des colonnes de gauche à droite : 1. revenu de base ; 2. revenu du travail ; 3. revenu global brut ; 4. revenu disponible ; 5. imposition ; 6. taux d'imposition réel

Ainsi, comme l’explique la vidéo sur le revenu de base, pour ceux qui touchent un salaire inférieur au montant du revenu de base (fixé à 1000€ dans cet exemple), le taux de taxation est nul puisque c’est l’administration fiscale qui, par le revenu de base, a financé les 1000€ de pouvoir d’achat. En revanche, plus le revenu du travail augmente, plus c’est le revenu du travail qui est indirectement imposé. Le taux d’imposition augmente ainsi progressivement.

Par ailleurs, l’avantage de la TVA sociale comme impôt unique réside aussi dans sa facilité de mise en œuvre. Là où l’imposition du travail ou des revenus du capital requièrent l’intervention d’une armée de contrôleurs fiscaux pour dénicher les inévitables resquilleurs, la TVA sociale est d’une grande facilité de contrôle, contournant par ailleurs les pertes occasionnées par le travail au noir.

Dernier avantage: pour peu que des pays exportateurs continuent de taxer le travail plutôt que de mettre en place cette super TVA, la « double taxation » qui en découlerait agirait comme un puissant outil anti-délocalisations. A moins que ce système ne se généralise à l’étranger.

Le retour de la planche à billets?

Ne riez pas, cette proposition est très sérieuse.

Dans les années 1920 déjà, un ingénieur britannique, Clifford Hugh Douglas proposait la mise en place d’un « crédit social ». Ce dernier a été à l’origine du Social Credit Movement qui connu un certain succès à l’époque, notamment au Canada.

Parmi les premiers à démontrer la production monétaire par le crédit bancaire (dit argent-dette), Douglas a construit sur ce constat une proposition résumée dans son ouvrage Social Credit : aligner la création monétaire à la croissance du PIB, et de distribuer l’argent ainsi “fabriqué” sous la forme d’un dividende reversé à chaque citoyen. Malheureusement, l’école monétariste et le système bancaire de réserves fractionnaires a entre temps gagné la faveur des politiques, et la moindre proposition de faire “tourner la planche à billets” donne aujourd’hui des boutons aux dirigeants.

Il aura fallu attendre longtemps avant que des ouvrages ne remettent au goût du jour ce type de théories, et notamment celui de Stéphane Laborde, La Théorie relative de la monnaie, dans lequel il démontre, par des critères mathématiques, la pertinence d’un dividende universel correspondant à environ 15% du PIB. Non sans hasard, Yoland Bresson, après avoir écrit, Le revenu d’existence ou la métamorphose de l’être social, en 2002, a signé la préface de l’ouvrage de Laborde.

C’est que ces théories sont intimement liées : le revenu d’existence de Bresson, tout comme le «dividende universel » de Laborde se justifient par l’idée selon laquelle « un citoyen sans argent n’est rien », et qu’il est légitime que les citoyens bénéficient concrètement des richesses de la zone économique à laquelle ils participent. Du coup, à la différence des tenants de l’« allocation universelle », ces théories défendent l’idée d’un dispositif non pas redistributif, mais directement distributif. Ce qui implique que son financement ne peut provenir que d’une masse monétaire nouvelle, et non de la redistribution fiscale. Un peu comme au Monopoly, lorsque les joueurs repassent la case départ…

Dès lors, l’idée que la création monétaire pourrait “financer” – en partie au moins – le revenu universel devient une hypothèse viable du point de vue des finances publiques… D’autant plus que cette proposition n’implique pas de faire table rase du système de redistribution actuel, contrairement aux propositions précédentes… En revanche, à moins de recourir à une monnaie complémentaire, cela nécessiterait de s’attaquer à la forteresse du système monétaire et à son donjon: la Banque Centrale Européenne…

Dépasser l’illusion de l’impossible financement

En prouvant la viabilité de ce que beaucoup considèrent comme une « utopie », les diverses formes d’allocation universelle montrent une limite bien réelle du système social français: le bug de la machine à redistribuer les richesses. Prélevés par mille mécanismes, réinjectés par autant d’aides, allocations et crédits d’impôts, les revenus des Français empruntent des tuyaux incompréhensibles qui, au final, ne permettent même pas une compensation des inégalités sociales. Se penchant sur la mise en place du RSA, Philippe Mongin, membre du Conseil d’analyse économique faisait de cet enjeu une question démocratique :

La transparence du système de transferts positifs ou négatifs décidés par l’État – au-delà, donc, du système de solidarité lui-même – se recommande au nom du principe de légitimité démocratique. Il importe non seulement que justice redistributive soit rendue, mais que la collectivité sache à quoi elle s’engage en la matière. Ce ne sont donc pas seulement les bénéficiaires, mais aussi le contribuable et le citoyen, qui trouveraient leur compte à un rassemblement des dispositifs autour d’une allocation simple et cohérente. Une fois qu’elle percevra mieux les coûts et les bénéfices, la collectivité peut évidemment choisir de modifier ses engagements initiaux.

Malgré l’affichage d’ambitions réformatrices, pas sûr que le « Grenelle de la fiscalité » annoncé par le président de la République, fasse écho à cette idée ambitieuse de « démocratie des finances publiques ». L’idée que la plomberie incompréhensible de la fiscalité française reste peu redistributive avait déjà été développée dès 1999 dans le rapport de François Bourguignon et Dominique Bureau. A l’époque, déjà, la réforme de la TVA et des autres modes d’imposition directs ou indirects agitait un autre gouvernement, de gauche celui-ci. Bourguignon et Bureau affirmaient qu’il y avait « peu à attendre » de la réforme de ces impôts. Et déjà, les deux économistes réfléchissaient à la curieuse solution d’Atkinson d’une taxe unique sur les revenus… et d’un revenu inconditionnel pour tous.

Retrouvez notre dossier spécial sur le revenu citoyen :

>> Illustrations CC flickr Paul falardeau ; Paul Nicholson

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Les manifs d’automne: des slogans sans ambition http://owni.fr/2010/11/09/les-erreurs-des-manifs-dautomne-des-slogans-sans-ambition/ http://owni.fr/2010/11/09/les-erreurs-des-manifs-dautomne-des-slogans-sans-ambition/#comments Tue, 09 Nov 2010 14:23:54 +0000 Thierry Crouzet http://owni.fr/?p=37134 Quel gâchis ! Ils descendent dans la rue par millions pour deux ans de retraite, pour être mieux traités en tant que salariés et pour que rien ne change. Ils demandent ni plus ni moins que les privilégiés d’aujourd’hui, ceux qui les asservissent, restent les privilégiés de demain, et soient juste un peu plus gentils avec eux.

Ils descendent dans la rue avec en tête un attirail idéologique qui date du XIXe siècle. Ils me font penser aux esclaves qui, il y a bien longtemps, demandaient des repas plus copieux mais ne remettaient pas en cause leur statut d’esclave, encore moins le statut d’esclavagiste.

La redistribution des richesses : un concept insuffisant

La gauche est dans un état de catatonie intellectuelle sidérant. Nous avons en fait deux camps qui s’opposent dont il est difficile de savoir lequel est le plus conservateur. Pourtant les idées progressistes existent et commencent à être plutôt bien argumentées.

1. Il ne faut pas descendre dans la rue pour demander deux ans de retraite en plus mais pour le droit de ne pas travailler à tout âge de la vie.
2. Il ne faut pas descendre dans la rue pour défendre le salariat mais pour exiger sa réinvention, un saut qui serait au moins aussi important que l’abandon de l’esclavage.

Avez-vous entendu clamer ce genre de choses ? On parle de redistribuer les richesses ? De prendre aux riches ? On reste dans la pure logique marxiste. Mais les hommes n’ont pas cessé de penser depuis.

Dans un petit essai qui s’adresse dans sa version actuelle aux matheux et aux économistes, La théorie relative de la monnaie, Stéphane Laborde nous fournit un attirail intellectuel qui peut nous aider à voir la société suivant une nouvelle perspective qu’Olivier Auber qualifie de numérique.

La conséquence : nous devons descendre par millions dans les rues pour exiger l’instauration du dividende universel. Ce combat sera international et non seulement franco-français (ce qui prouve l’inanité du mouvement actuel).

Le dividende universel est une somme d’argent versée tous les mois à chacun des habitants d’une zone économique. Une fois que vous le touchez, vous pouvez prendre votre retraite quand vous le voulez car vous recevez de quoi vous loger et vous nourrir.

En tant que salarié, vous n’êtes plus en situation perpétuelle de danger. Vous avez le pouvoir de dire merde à vos employeurs comme Noam le proclame dans La tune dans le caniveau.

Si on vous propose un travail dégradant, vous pouvez le refuser. Du coup, tous les petits boulots aujourd’hui mal payés et néanmoins nécessaires devraient être grandement revalorisés. En parallèle, les boulots plus prestigieux que tout le monde accepte avec plaisir seront dévalorisés.

La fabrication d’argent : bug central de la société

Nous voyons comment l’instauration du dividende universel changerait les rapports de force dans la société. Le salarié devient maître de sa vie. Le patron, dont il ne s’agit pas de remettre en cause l’existence, perdrait au passage son fouet. Il pourrait toujours proposer de belles carottes, car tout salaire s’ajoute au dividende universel, mais il n’aurait plus à sa disposition ses anciens moyens de pression. En face de lui se dresseraient enfin des hommes et des femmes libres.

Entendez-vous parler du dividende universel dans les cortèges de manifestants ? Non, on clame des slogans qui auraient pu être écrits il y a deux siècles. Personne ne remet en question un des bugs centraux de nos sociétés : le pouvoir de créer de l’argent ex nihilo, un pouvoir que les banquiers s’arrogent et dont ils abusent continuellement, injectant chaque année dans l’économie environ 5 % de masse monétaire en plus.

Pendant que vous avez travaillé, ils ont fabriqué l’argent pour vous payer. Nous avons le devoir de nous élever contre ce privilège dévolu à quelques milliers de personnes de par le monde comme jadis nos ancêtres se sont élevés contre la noblesse de robe, contre les esclavagistes, contre les hommes qui asservissaient leurs femmes.

Il ne s’agit pas de prendre l’argent des riches ou d’instaurer de nouvelles taxes, mais d’interdire cette petite magouille financière qui aujourd’hui régit l’économie. Utopique. Impossible. Croyez-vous que si des millions de personnes descendaient en même temps dans les rues de toutes les villes occidentales les hommes politiques resteraient sourds à leurs cris ? Non, car cette fois le combat sera légitime. Les manifestants ne seront plus seulement dans la contestation mais aussi dans la proposition.

Ils exigeront que les 5 % d’argent injecté annuellement dans l’économie le soient par chacun de nous. Plutôt que quelques nobles fabriquent la monnaie de manière centralisée et opaque, nous la fabriquerons tous de manière distribuée et décentralisée. Chaque mois nous verrons notre compte crédité d’une fraction des 5 % (la somme totale divisée par le nombre d’habitants). C’est ainsi que sera financé le dividende universel, en supprimant un simple privilège dont ne bénéficient qu’une poignée d’êtres humains.

Ces privilégiés se défendront-ils jusqu’à la mort ? Oui, au début. Il y a aura des pots cassés. Je ne vois pas comment cela pourrait être évité. Je vois mal les argentiers nous remettre de but en blanc les clés de leurs imprimeries à fausse monnaie. Mais devant la pression sociale, devant la prise de conscience généralisée de ce mécanisme tout simple de la création monétaire, ils n’auront d’autres choix que de s’incliner, comme tous les privilégiés se sont inclinés au fil des luttes sociales.
Ils pourront bien sûr se réinventer. Il n’est pas question de supprimer les banques mais de les ramener à un état où elles ne peuvent en gros prêter que l’argent dont elles disposent effectivement. Elles conserveront leur rôle de financement. Elles devront amasser de l’argent et le réinvestir dans des entreprises, mais elles ne gagneront qu’une part des bénéfices réels. Il y aura toujours des pauvres et des riches dans cette société. Mais les pauvres seront plus riches, les riches plus pauvres.

Une génération pour changer la donne

Alors moi aussi je descendrai dans la rue pour me battre contre un des fléaux de notre société. Aujourd’hui une fabuleuse envie de changement est dilapidée à mauvais escient. Nous devons avoir l’ambition de réclamer ce qui a priori semble utopique. On tentera de nous discréditer au nom de cette utopie alors que nous ne voulons que couper un simple privilège.
Quand est-ce que la prise de conscience sera suffisamment étendue pour atteindre le point de bascule ? Je n’en sais rien mais un texte comme celui de Stéphane Laborde devrait donner des éléments de réflexion à toute une génération d’économistes et d’intellectuels. Nous allons nous armer pour répondre à toutes les objections.

Quand est-ce qu’un peu partout dans le monde les leaders politiques s’empareront de cette idée ? Peut-être jamais. Un leader politique se trouve au sommet de la structure pyramidale de son parti. C’est un puissant parmi les siens. Les puissants du monde financier ne sont jamais éloignés de lui, ne serait-ce que pour financer ses campagnes. Ils ont bien compris que peu importait qui était au pouvoir du moment que leur privilège n’était pas questionné. Mettons les manifestants d’aujourd’hui au pouvoir, ces manifestants privés d’idées neuves, nous les verrons vite imiter ceux qu’ils veulent déloger.

Cette situation est-elle dramatique ? Je crois au contraire que c’est une grande chance. Le mouvement social français de ces dernières semaines montre que la force revendicatrice sourd de toute part. Les partis et les syndicats fixent les dates des manifestations mais ils ne sont pas au contrôle. Le mouvement émerge des citoyens en état de révolte. C’est une manifestation primitive du Cinquième pouvoir.

Le problème étant de remettre en cause une des structures pyramidales qui régit notre société, celle de la finance, il est logique que l’opposition s’organise de manière plus diffuse, c’est-à-dire en réseau. Et ce n’est pas pour rien si Stéphane Laborde exige la libération du code de la monnaie. Il préconise que tout le monde ait accès au code de la création monétaire tout comme Richard Stallman préconise le libre accès au code des programmes informatiques.
Leurs combats sont parallèles et rejoignent ma propre opposition aux structures pyramidales qui n’ont plus de sens et ne font que compliquer la société, en grippant les rouages et nous mettant en incapacité de réagir à la complexification du monde. Nous touchons au nœud de nos problèmes. Nombre des anciennes structures de pouvoir, par exemple celle des banquiers ou celle des éditeurs de codes mais aussi des éditeurs de connaissances ou de culture, sont une entrave au développement de l’intelligence collective, intelligence plus que jamais nécessaire lorsque notre monde fait face à des problèmes globaux.

PS : À l’initiative de Geneviève Morand, j’aurai le plaisir de passer à Genève la journée du 9 novembre en compagnie de Richard Stallman et Stéphane Laborde. De 10 h à 17 h, nous serons à La Muse pour un brainstorming ouvert au public. À 18 h, nous donnerons une conférence à l’Université de Genève.


Billet initialement publié sur le blog de Thierry Crouzet sous le titre Ils manifestent pour rien.

Photo FlickR CC William Hamon ; escalepade ; Barry Arnson.

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