OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Le crowdfunding produit un “effet Obama” dans le journalisme http://owni.fr/2010/08/11/le-crowdfunding-produit-un-effet-obama-dans-le-journalisme/ http://owni.fr/2010/08/11/le-crowdfunding-produit-un-effet-obama-dans-le-journalisme/#comments Wed, 11 Aug 2010 16:35:42 +0000 Sabine Blanc http://owni.fr/?p=23843

Tanja Aitamurto est une journaliste spécialisée dans l’intelligence collective -sa thèse porte sur ce sujet- le crowdfunding et le crowdsourcing dans le journalisme. D’origine finlandaise, elle est maintenant basée dans la Silicon Valley et contribue principalement au Huffington Post et au Helsingin Sanomat, le principal quotidien en Finlande. Pour OWNI, elle revient sur le développement du crowdfunding, qui concerne le journalisme mais aussi les industries créatives en général.

Le monde du journalisme semble découvrir le crowdfunding, mais est-ce vraiment si neuf ?

Le crowdfunding est un mécanisme de financement qui existe depuis un certain temps. Le premier effort bien connu dans ce sens a eu lieu en 2003, quand le reporter américain Chris Albritton a réuni assez de dons de lecteurs pour faire un reportage en Irak dans le cadre de son initiative “Retour en Irak“.

Cependant, le crowdfunding est devenu de plus en plus populaire dans le journalisme, pour beaucoup grâce à des plates-formes de crowdfunding à succès comme KickStarter et Spot.Us. Par exemple, rien que sur Spot.Us, plus de soixante sujets ont été financés et plus de 100.000 dollars ont été donnés à des pitches.

Ces derniers temps, il y a aussi eu des expériences de crowdfunding rétrospectif. Par exemple, Paige Williams, une journaliste américaine récompensée pour son travail, a financé son article sur Dolly Freed en réunissant des dons après la publication sur son site.

D’autres formes de mécanisme de crowdfunding comme Flattr et Kachingle gagnent du terrain. On appelle maintenant ces modèles des “paiements sociaux” (social payment, ndlr).

Une des raisons de l’évolution du crowdfunding, c’est le développement rapide des outils du web 2.0, et la pénétration de l’Internet. Ces outils facilitent l’utilisation du crowdfunding dans le cadre du journalisme. En outre, ces modèles traditionnels de revenus deviennent de plus en plus inefficaces, et il faut trouver des alternatives. C’est là où le crowdfunding devient utile.

Diriez-vous que l’émergence actuelle du crowdfunding est un effet positif de la crise des médias ?

Oui, c’est un mouvement positif par deux aspects : d’abord, le crowdfunding a prouvé qu’il fonctionnait comme modèle de financement pour une certaine forme de journalisme, comme le reportage d’investigation et les sujets civiques.

Les nouvelles sources de revenu comme le crowdfunding pour les journalistes sont nécessaires alors que le journalisme entre dans l’ère post-conglomérat. Cela signifie que les grandes entreprises de médias emploient moins de journalistes, mais les journalistes travaillent plus souvent comme freelance ou journaliste-entrepreneur. Par conséquent, ces derniers ont besoin de nouvelles façons d’obtenir des fonds pour leur travail.

Second point, il est très important d’expérimenter de nouveaux business models. C’est la seule façon de trouver ce qui marche vraiment, étant donné que les anciens modèles ne marchent plus si bien.

Est-ce que cette réflexion est spécifique aux pays occidentaux ? Pour quelles raisons ? La crise des médias ?

Les plates-formes et les mécanismes de crowfunding semblent se développer dans les pays occidentaux, probablement en raison du développement parallèle d’autres phénomènes d’interaction à doubles sens, comme le crowdsourcing, le mouvement de l’open data, etc., qui donnent plus de pouvoir aux gens.
Un autre facteur, c’est que les entreprises de média cherchent de nouvelles sources de revenus comme elles ne vont pas si bien financièrement et nous voyons beaucoup d’expériences dans ce sens pour en trouver.
Le troisième élément, c’est que le capital-risque est plus développé dans les pays occidentaux et peut financer des start-ups dans ce domaine, ainsi que d’autres mécanismes de financement comme le Knight News Challenge concours et autres prix.
Cependant, il y a aussi eu d’autres actions dans ce domaine en dehors des pays occidentaux. Par exemple le site de journalisme citoyen OhMyNews, qui vient de fermer sa version internationale, a essayé de collecter des dons de lecteurs sous la forme de licences de membre.

Pensez-vous que le crowdfunding va devenir de plus en plus important dans le financement des reportages ? Du travail créatif en général ?

Oui, absolument, le crowfunding a démontré son efficacité comme mécanisme de financement pour certains types de journalisme. Avec l’aide de plates-formes de crowdfunding comme Spot.Us, Kickstarter et SellaBand, cette méthode devient de plus en plus commune comme source de financement de projets journalistiques et artistiques. Ces plates-formes fournissent une grande opportunité de soutenir des projets particuliers que les gens apprécient au lieu de payer pour l’abonnement complet à un journal qu’ils ne lisent la plupart du temps que partiellement.

De plus, ces plates-formes offrent habituellement la transparence qui manque dans les organisations traditionnelles, comme les entreprises de médias et les rédactions. La transparence accrue offerte par les plates-formes de crowdfunding est importante pour les donateurs, ils peuvent suivre l’utilisation de leur argent.

Maintenant la question, c’est l’ajustement de ces mécanismes. Le grand changement dans les business models du journalisme, c’est qu’il n’y aura plus une ou deux sources de revenus comme c’était le cas jusqu’à présent (publicité et abonnements). Les revenus vont venir de sources multiples et différentes en fonction de la publication et de sa niche. Les dons peuvent en faire partie, selon le cas.

Qu’est-ce qui fait qu’un système de crowdfunding aura du succès ?

Actuellement, il existe deux façons d’approcher le paiement volontaire : soit la somme est fixée, ou le lecteur peut donner autant qu’il le désire. Par exemple dans le domaine du paiement social, Kachingle laisse les gens payer seulement 5 dollars par mois pour tous les sites qu’ils visitent, alors que sur Flattr vous pouvez déterminer la somme vous-mêmes.
L’argument de Kachingle c’est que quand la somme est fixée, le coût de la transaction mentale sera plus petite pour le donateur – ce qui signifie que c’est facile de donner quand vous n’avez pas besoin de réfléchir au montant du don.
Flattr donne aux utilisateurs plus de liberté, de même Spot.Us, le système indique au donateur une suggestion de don, mais ce dernier peut changer la somme. Ces deux approches ont leurs avantages et leurs inconvénients mais les différences sont minimes. Du point de vue des donateurs, c’est important d’avoir une expérience utilisateur intégrée avec le système de micropaiement. De plus, c’est important de donner aux donateurs des outils pour construire leur identité par leur don. Personnellement, je pense que le mieux c’est de fournir au donateur une suggestion du montant, mais aussi la liberté de le changer.
Je ne vois pas forcément une plate-forme l’emporter sur les autres, elles peuvent co-exister, s’il y a assez d’utilisateurs. Des systèmes de paiements sociaux, celui qui aura le plus de succès sera celui qui sera utilisé par le plus grand nombre de blogueurs importants, et des publications établies.

Vous soulignez que les systèmes de crowdfunding reposent sur l’intelligence collective, êtes-vous optimiste ?

Le cœur de l’intelligence collective peut être défini ainsi : la connaissance est plus juste quand elle est issue de contributions provenant d’une population répartie. Au lieu de compter sur un seul agent, la connaissance est à son meilleur quand une foule variée est conviée au processus de co-création. Le crowdsourcing et le crowdfunding sont des manifestations de l’intelligence collective.

Dans un modèle journalistique crowdfundé où on peut choisir un pitch auquel donner – comme sur Spot.Us-, le donateur a en fait le pouvoir de choisir quels types de sujets seront écrits. Il y a un parallèle entre le don et le vote : en donnant pour le pitch d’un sujet, le donateur vote pour un sujet qu’il souhaite voir publié. Dans un modèle journalistique crowdfundé, le pouvoir éditorial devient donc décentralisé. Les gens ont leur mot à dire sur les sujets qu’ils veulent lire, à la place des rédactions.

Ce changement radical mène effectivement à une autre question inévitable : est-ce que certains sujets resteront privés de couverture, sans publicité, si les lecteurs peuvent choisir ce qu’ils souhaitent lire ? Par exemple, un article sur telle minorité n’obtiendra peut-être pas assez de dons.

Je ne considère pas cela comme un problème, car les modèles crowdfundés sont encore marginaux. Je ne pense pas non plus que cela deviendra un problème car le crowdfunding restera une source de revenus parmi d’autres.

Est-ce que les écoles de journalisme préparent assez leurs étudiants à se voir eux-mêmes en termes commerciaux ? Est-ce que ce sera plus facile pour la nouvelle génération de journalistes d’embrasser ce modèle, en raison des difficultés qu’elle a déjà connues ?

Les écoles de journalisme traditionnelles n’ont pas préparé les étudiants au changement que nous sommes en train de vivre dans l’industrie du journalisme. Les business models et la réflexion entrepreneuriale n’ont pas été assez mis en avant dans le curriculum, quand ces sujets n’ont pas carrément été oubliés.

Nous entrons dans l’ère post-conglomérat du journalisme, comme je l’ai dit plus haut. Le journalisme entrepreneurial nécessite des compétences complètement nouvelles pour les journalistes quand ils sont diplômés de leur école.

Maintenant, l’état d’esprit dans les écoles de journalisme change, et les écoles enseignent de plus en plus ces connaissances, du moins aux États-Unis et en Grande-Bretagne.

Vous dites que “des changements similaires se passant dans les industries créatives, alors que les marques et les institutions comme les labels et les institutions médiatiques perdent du pouvoir.” Serait-il opportun qu’ils partagent ensemble sur ce sujet ?

Oui, tout à fait. Ces changements que nous observons dans le journalisme ont aussi lieu dans d’autres champs de la société : dans les domaines de l’éducation, de la connaissance, de la santé, du leadership, des entreprises, et les vieilles institutions du business se défont. Ces vieilles structures ne sont pas adaptées à ce nouvel âge qui requiert de la transparence et des interactions dans les deux sens.

Vous avez expliqué qu’il se passe dans le journalisme un “effet Obama”. Pourriez-vous résumer votre analyse ?

J’ai écrit sur le Huffington Post que “l’effet Obama” a lieu dans le journalisme, comme le pouvoir éditorial est en train de se décentraliser et que les gens peuvent de plus en plus avoir un impact sur les articles qui sont écrits, par exemple à travers les plates-formes de crowdfunding. Elles permettent aux gens de donner de petites sommes pour soutenir le journalisme qu’ils préfèrent et donc, une foule de donateurs peut avoir un impact. Exactement de la même façon que la foule a aidé Obama à réussir dans sa campagne par de petits dons. Le succès du crowdfunding est une autre preuve que les petites actions comptent.

Petites sommes deviendront grandes.

Vous avez noté que les donateurs ne participent pas beaucoup. À quoi cela tient-il ? Est-ce une lacune que les systèmes de crowdfunding devraient combler ?

Il est très intéressant que les donateurs dans les modèles de journalisme crowdfundé ne soient pas plus intéressés par la co-création. En principe, ils devraient participer plus, mais dans les faits, ils ne le font pas. Ils semblent estimer que c’est assez participer que de donner de l’argent pour un pitch. Ils ne contribuent pas beaucoup via les autres façons offertes, comme donner des tuyaux ou commenter.

Il y a plusieurs raisons à ce type de comportement. Le premier, c’est que les donateurs considèrent que le journaliste est l’expert sur le sujet et que les donateurs n’ont pas tant de connaissances que cela, pas assez pour les partager. Second aspect, les moyens de participer ne sont peut-être pas assez sophistiqués. En se basant sur les expériences de projets crowdsourcés dans le journalisme, plus la tâche est étroite et sophistiquée, plus il est probable que la foule participe.

Pensez-vous que les systèmes de micro-financement embeddable comme Flattr devrait et pourrait être utilisés par les médias traditionnels ?

Complètement, en fait, Flattr et son rival américain Kachingle sont appelés maintenant des “paiements sociaux”. Les lecteurs ont besoin d’avoir le choix sur le moyen dont ils payent pour le journalisme qu’ils aiment. Ils ont en particulier besoin du choix de soutenir certains auteurs et un certaines formes de journalisme, au lieu de payer pour toute la publication ou article, comme c’est le cas dans le modèle de revenu traditionnel.

Une question large pour conclure : pensez-vous, comme Andreas Kluth, qu’il n’y a pas de crise des médias ?

Non, le journalisme n’est pas en crise. Certaines entreprises de médias sont en crise car elle manque d’innovation et ont fait des investissements inconsidérés et autres décisions financières. Cependant, la débâcle financière de certaines entreprises de médias mène à la crise beaucoup de journalistes qui sont licenciés, une solution d’urgence pour sortir la tête de l’eau.

Le journalisme fait mieux que jamais, à plusieurs égards. L’audience est plus importante que jamais, par exemple le New York Times n’a jamais autant de lecteurs grâce à Internet. La liberté d’expression est plus forte que jamais car presque n’importe qui peut publier, en ligne, sans de lourds investissements dans des imprimeries et des bureaux. Le journalisme devient universel, dépassant les frontières, comme nous le voyons avec des plates-formes comme WikiLeaks.

Le journalisme fait mieux que jamais grâce à toutes les innovations qui émergent : nouveaux modèles de production de contenus, les lecteurs ne sont plus seulement des lecteurs mais participent au journalisme de co-création, expériences dans les modèles de revenus, c’est un nouvel âge d’or pour le journalisme.

La société a besoin du journalisme, c’est pourquoi il y aura toujours des façons de la financer aussi. Elles diffèrent peut-être de celles qui ont été utilisées depuis Gutenberg et sa presse imprimée mais cela ne signifie pas qu’elles soint pires. Ni que le journalisme soit en crise.

À lire aussi

De Tanja Aitamurto :

Spot.us ou l’impact du crowdfunding sur le journalisme et Les journalistes travaillent en public pour le public, deux articles publiés sur PBS MediaShift traduits par la soucoupe ; The Obama-Effect in Journalism: Decentralized Editorial Power

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De Davduf et Fil : Flattr, vers un nouveau modèle économique ?

Images CC Flickr  kbaird et  By nickwheeleroz

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Un modèle “pay what you want” pourrait-il marcher pour l’info? http://owni.fr/2010/06/09/un-modele-decide-du-prix-pourrait-il-marcher-pour-linfo/ http://owni.fr/2010/06/09/un-modele-decide-du-prix-pourrait-il-marcher-pour-linfo/#comments Wed, 09 Jun 2010 17:18:56 +0000 Megan Garber http://owni.fr/?p=17644 L’ancien directeur de Panera Bread a récemment annoncé une expérimentation intrigante : le magasin de la chaine à Clayton, dans le Missouri, se débarrasse des prix. La franchise de Clayton, actuellement présentée comme un restaurant “non-profit” et renommée “Saint Louis Bread Company Cares Cafe” offre les mêmes produits que les magasins Panera classiques : pâtisseries, soupes et salades. Au lieu d’assigner une valeur monétaire aux produits, le magasin laisse les clients décider de ce qu’ils vont payer.

“Prenez ce dont vous avez besoin, laissez ce qui vous semble juste”, peut-on lire sur une pancarte au-dessus du comptoir.

Ce type de modèle n’est pas nouveau. Mais souvent, cela ne marche pas. “Si vous utilisez un schéma PWYW [Pay What You Want, Ndt] trop généreusement, vous vous exposez à un désastre financier“, fait remarquer l’économiste Stephen Dubner. Imaginez si Tiffany & Co. instaurait une journée PWYW sur les bijoux en diamant.”

Pourtant, dans les conditions adéquates, cette approche peut se révéler assez efficace. Chez One World Everybody Eats, une soupe populaire à Salt Lake City, Denise Cerreta gère un service analogue à l’expérience de Panera : au lieu d’attribuer un prix aux repas que One World sert, elle demande aux clients de payer ce qu’ils peuvent – et, m’a-t-elle dit, “de payer un peu plus si possible.” Elle a vu juste, semble-t-il : One World fonctionne depuis sept ans.

Ce qui m’amène à la question que vous avez sentie venir : est-ce que le modèle de paiement de Panera fonctionnerait pour l’information ?

Sollicitation, pas demande

De nombreux exemples tendent à prouver que le modèle ne tient pas pour l’information. Carta, la publication allemande sur les affaires publiques, a reçu 198,27 dollars en dons de 65 personnes sur Kachingle, une plate-forme spécialisée, soit le record actuel du site. Woo. Le ridicule des sommes récoltées s’explique par une raison : nous aimons les prix. Ou, plus précisément, nous sommes conditionnés à en attendre.

Mais que se passerait-il si nos attentes changeaient ? Si les sites de l’information implémentaient dans leurs interfaces en ligne une sollicitation plus structurée et systématique pour rétribuer les contenus  ?

Prenons de nouveau One World. Une des raisons pour lesquelles l’effort de Denise Cerreta porte ses fruits, c’est qu’au café, le comportement des consommateurs est surveillé. Le café a construit en son sein ce que Cerreta appelle “un point de responsabilité” : un endroit où, évoluant dans le continuum consommation-satisfaction, les consommateurs savent que c’est le moment où l’on attend  qu’ils compensent ce qu’ils ont (littéralement) consommé. Dans le cas de One World, le “point de responsabilité” est une simple boîte à dons. Elle est placée – de façon explicite, intentionnelle et inévitable – en public.

Et c’est ça qui fait une grosse – peut-être toute – la différence (souvenez-vous de l’expérience Big Brother Eyes d’il y a quelques années). On peut dire que quand cette responsabilité est négociée en privée, que seul l’éclat de l’écran éclaire nos actions (bonnes ou mauvaises), notre volonté de mettre quelques pièces dans la boîte à dons devient certainement moins affirmée.

Pourquoi ne pas envisager une approche plus souple de la définition de ce qui est public ou ne l’est pas?  Que se passerait-il si nous traduisions le point de responsabilité physique de Cerreta en interactions éphémères du web ? Si les citoyens ont besoin d’une petite incitation pour se comporter dans le privé avec autant de sens civique que dans le public, impossible d’affirmer que les sites d’information ne puissent la fournir  (ou du moins expérimenter pour ce faire). Il s’agirait simplement d’intégrer cette incitation dans la structure et les modèles de consommation. De créer, pour adapter la phrase de Cass Sunstein, une architecture de la responsabilité.

La première étape serait de recadrer les termes de la transaction concernant les fournisseurs d’information : de la cotisation (obligatoire et donc purement économique) au don (optionnel, et qui implique que l’on considère l’information comme un bien commun). C’est un glissement sémantique, certainement ; mais il pourrait aussi être psychologique.

Prenons le travail d’Edward Deci. Lors d’une série d’expériences dans les années 70, le socio-psychologue a étudié le comportement de deux groupes de sujets. L’un devait résoudre un puzzle, l’autre était payé pour résoudre le même puzzle. Ceux qui ont travaillé pour ce que Deci appelait la récompense “intrinsèque” de la résolution du puzzle – la simple satisfaction du travail bien fait – eurent plus de succès, constata-t-il, pour trouver la solution que ceux qui étaient payés. C’est ironique, mais le paiement produit un effet désincitatif.

Deci étudiait la motivation à travailler, plutôt que la motivation à payer. Cependant, ses découvertes générales (officiellement, que “la récompense monétaire contingente réduisait en fait la motivation intrinsèque de la tâche“) sont éclairantes. Introduire un moyen concret de paiement dans un échange qui serait sinon éphémère peut parfois décourager l’action, plutôt que de l’encourager ; assigner une valeur monétaire à des biens et des expériences peut limiter – et même nier – leur valeur. Les prix sont pratiques, bien sûr, et, dans la plupart des cas, entièrement nécessaires. Mais nous préférons nous voir motivés par autre chose qu’une obligation machinale, peut-être par ce qu’on appelle l’altruisme.

Responsabilité et urgence

Ce que les découvertes de Deci suggèrent pour l’information, c’est que, paradoxalement, “ce serait bien si vous payiez” pourrait en fait être plus incitatif pour les consommateurs que le plus brusque et plus transactionnel “vous devez payer”. Les murs payants sont une chose ; les portes de paiement, du type “prenez un bout”, “payez ce que vous estimez être juste !”, en sont une autre. La perméabilité suggère la confiance ; l’espoir que quelqu’un se comporte bien suscite son comportement positif. Le contraire de la théorie des fenêtres cassées.

De nouveau, le caractère public (lire : la responsabilité publique) constitue la clé. Les personnes qui font tout pour être de bons citoyens veulent aussi être reconnus comme tels. Chaque année, je reçois une série de mails de ma faculté (comprenant habituellement un petit diaporama : “campus en automne”, “campus au printemps”, “campus en été”, avec enfants, chiots et arc-en-ciel) demandant des contributions pour sa campagne annuelle de dons. Souvent, je laisse passer plusieurs de ces mails avant de faire effectivement un don. Ce n’est pas que je ne veux pas ou que je n’ai pas l’intention de donner, c’est qu’il ne semble pas urgent de répondre. Le paiement se veut une sollicitation mais fait l’effet d’une demande : il n’y a pas à payer maintenant, cela peut-être effectué n’importe quand. Et cela diminue la dynamique de la transaction.

L’un des mails les plus récents que j’ai reçus utilisait toutefois un autre ressort que la simple nostalgie : il montrait une longue liste de donateurs de ma classe -ostensiblement, comme une manière de les remercier pour leur contribution en le faisant savoir publiquement… mais aussi, bien sûr, comme une façon de pousser en avant ceux qui n’avaient pas encore contribué. Le bruyant espace vide entre “Ganson” et “Geannette”, je dois dire, engendre un excellent effet dissuasif contre une future velléité de trainer des pieds. Soudain, l’urgence était implicite.

En d’autres termes, l’équipe en charge de la récolte des dons a introduit dans sa sollicitation un point de responsabilité. Pas un tiroir-caisse virtuel, une approche “payez maintenant ou vous n’obtiendrez pas les biens que vous voulez” : c’est impossible pour des gens en quête de donateurs qui ne vendent pas des biens mais du bien potentiel. Mais un message plus subtil et pourtant aussi marquant : “vous payez maintenant ou tout le monde saura que vous n’avez pas payé“.

Le capital social est un bien économique autant qu’un bien civique ; ces personnes en quête de donateurs ont imbriqué cela dans leur mail de façon si implicite que leur sollicitation a soudainement pris l’apparence de la demande. En mettant l’accent sur l’aspect social de leur appel à l’action plutôt que sur le monétaire, , ils ont transmis le fait qu’ils parlaient business. Littéralement.

Tirer partie de l’économie sociale

Quand on parle du problème de la monétisation, nous tombons parfois dans le piège de l’équation “modèle payant” = “paywall”. Nous supposons que l’information est une marchandise simple, et que le modèle du tiroir-caisse est donc la seule solution viable pour la monétiser (“nous ne sommes pas NPR, après tout“). Mais l’approche focalisée sur la marchandise ignore l’aspect social de l’économie des médias.

Particulièrement en ligne, avec les mécanismes de mutualisation intégrés dans le web, l’information est un bien social autant (et peut-être même plus) qu’un produit à acheter et vendre. C’est donc un bien d’expérience – quelque chose qui a besoin d’être consommé avant que sa valeur ne soit déterminée avec précision. Un modèle basé sur le principe du pourboire – qui combine la récompense obtenue pour un job bien fait avec le prestige social de se montrer assez généreux pour laisser un pourboire – fait plus sens que le paywall, qui par nature n’est pas fluctuant.

Mes exemples de dons, l’expérimentation de Denise Cerreta (“décide du prix”) et les anciens de ma fac, sans parler de l’expérience de beaucoup de médias publics financés par les cotisations des auditeurs – suggèrent le potentiel du paiement de l’information orientée sur la sollicitation plutôt que sur la demande. Ils montrent ce qui se passerait si nous injections un peu d’humanité dans les business models de rétribution des contenus, pratiques mais néanmoins totalement impersonnels. Les individus sont, après tout, plus heureux de donner que de payer des factures. Même si les chèques que nous signons sont du même montant.

Cela ne veut pas dire que le recadrage des termes de la transaction est une réponse large au problème de la monétisation des contenus. “Pas de formule magique” est devenue à raison une ritournelle connue. De plus, comme Laura Walk, la présidente et directrice de WNYC, me l’a dit lors d’une conversation à propos de la généralisation du modèle PWYW:

Je pense qu’il y a un attrait plus fort vers le soutien à une organisation qui n’est pas financée par la publicité – il ne s’agit pas là de fournir une audience aux annonceurs – mais qui mène une mission. C’est pourquoi, je crois, les gens nous apprécient.

Cela vaut peut-être la peine d’élargir nos idées quant aux structures de payement. Les nombreuses expérimentations que nous observons dans les réseaux sociaux en ce moment – le HuffPo met en place la reconnaissance des membres engagés de la communauté, le système de commentaire star de Gawker, la liste publique des donateurs de Kickstarter et de Spot.us, le système des badges au mérite de Foursquare – tirent partie de la connexion culturelle à l’information des utilisateurs, et de leur désir d’être reconnus pour leur bon comportement citoyen dans les cultures que les systèmes d’informations créent.

Que se passerait-il si ces mêmes motivations étaient employées au service de la monétisation de l’information en ligne ? Si nous dirigions notre attention des transactions aux échanges ? Kachlingle n’a peut-être pas seulement révolutionné les structures du paiement en ligne : son bocal à pourboire digital reste rare sur les sites. Mais si le New York Times – ou le Washington Post, ou le Huffington Post – proposaient leur propre Kachingle ? S’ils avaient aussi un système de badge pour louer en public les gens qui ont soutenu financièrement leurs services ? Si, au lieu d’ériger un paywall, ils bâtissaient leur site sur une architecture de l’altruisme ?

C’est une expérience, certainement. Une expérience qui va peut-être échouer. Encore un mot cependant: j’adorerais voir ce qui se passerait si nous élargissions un peu notre idée de modèle payant viable.

Billet initialement publié sur le Nieman Lab.

A lire également sur le sujet, hors de la soucoupe : Flattr, le système de micropaiement qui va sauver la presse ?wall de rue 89 ; Paul Jorion

Crédits Photo CC Flickr : Danielygo, Another Point In Time, Ken Wilcox, Shelly’s Blogger.

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