OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 #7 – Real-Barça: l’équilibre ibère y perd http://owni.fr/2011/04/27/7-real-barca-lequilibre-ibere-y-perd/ http://owni.fr/2011/04/27/7-real-barca-lequilibre-ibere-y-perd/#comments Wed, 27 Apr 2011 16:30:42 +0000 Loic H. Rechi http://owni.fr/?p=59451 La scène a lieu dans les couloirs du stade Santiago Bernabeu de Madrid, à l’issue du premier des quatre duels fratricides entre le Real de Madrid – le club du roi comme l’indique son nom – et le FC Barcelona – porte-étendard de toute la Catalogne. Gerard Piqué, incarnation de la fougue catalane, modèle star de la marque Mango et sextoy officiel de Shakira, célèbre le titre de champion quasiment acquis en taillant allègrement les Madrilènes.

A huit points, à huit points! Bande de petits Espagnols, on a déjà gagné votre championnat espagnol. Allez vous faire foutre! Petits Espagnols, maintenant on va gagner la coupe de votre roi.

Dans ce couloir où fusent les insultes, la réponse de ses coéquipiers madrilènes également en équipe nationale est tout aussi cinglante: “On verra si tu fais autant le beau la prochaine fois que tu viendras jouer en équipe d’Espagne.”

Rapportée dans les colonnes de Marca, journal sportif de référence en Espagne – connu pour être acquis à la cause du Real – l’anecdote, qu’elle soit exacte ou exagérée, traduit à merveille l’ambiguïté du football ibérique à l’égard de son équipe nationale.

Esprit de clan versus esprit d’équipe

L’Espagne a cette particularité d’avoir toujours placé le régionalisme à un niveau bien supérieur que l’intérêt national, mélange de post-franquisme et de guerre économico-sociale entre communautés autonomes. Appliquées au football, ces divergences régionalistes s’étaient à peu près toujours traduites par des déroutes internationales, à des moments où l’Espagne faisait pourtant office d’épouvantail et prétendait logiquement à des titres. Pour simplifier la chose, les rivalités entre joueurs du Barcelona FC et du Real – pour peu qu’on y rajoute un Basque, un Galicien et un Andalou – semblaient toujours prendre le pas sur l’intérêt global. La logique clanique prévalait sur l’unité sportive, et la Roja finissait toujours par s’écrouler misérablement, le meilleur exemple récent restant probablement la défaite en huitième de finale de la Coupe du monde 2006 face à la France.

A l’époque, l’Espagne sort de la phase de poule, forte de trois branlées infligées à la Tunisie, l’Ukraine et l’Arabie Saoudite. Vu le niveau pitoyable affiché en contre-partie par la bande de Domenech, la logique veut alors que le puissant taureau rouge et or punisse le frêle coq bleu. Je me souviens qu’en ce brûlant mois de juin 2006, l’attitude des Espagnols – et je m’en coltinais un en guise de colocataire – atteignait des niveaux d’insupportabilité rare, le tout symbolisé par une inoubliable couverture de Marca le jour du match “On va mettre Zidane à la retraite”. Trois pions et moins de quatre-vingt dix minutes plus tard, mon Valencien de colocataire s’éclipsait discrètement du bar de la rue des Lombards où l’on regardait le match, la queue du taureau entre les jambes, pour aller pleurer sa mère à la maison.

Euro, WorldCup: tout, sans Raul

A la suite de cet énième fiasco, Luis Aragones, l’entraineur espagnol, eut alors la bonne idée, dès la saison suivante de virer Raul de l’équipe. Remercier un type performant comme Raul paraissait pourtant impensable. Détesté par le pays tout entier, mais prophète à Madrid, Raul – capitaine inamovible du club de la capitale comme de la sélection espagnole – cristallisait en fait malgré lui tous les traumatismes et les tourments de l’Espagne sportive. Et magie, deux ans après l’éclipse de ce type à forte tête, l’Espagne remportait l’Euro en 2008 – sans doute la compétition la plus relevée. Impensable jusque là, l’unité nationale avait fait fi de toutes les querelles régionalistes. Il fallait voir la Plaza Catalunya et la Rambla à Barcelone. Noires de monde. Des Espagnols, mais aussi des Catalans, le maillot rouge et or du pays sur les épaules. Non je ne rêvais pas, j’étais bien dans l’épicentre de la Catalogne, une Catalogne devenue folle qui célébrait un événement de portée nationale. Même à Gracia, le quartier le plus catalaniste de la ville, régnait un bordel ambiant qui avait pris le pas sur la retenue traditionnelle. Impensable vraiment. Insatiable, la Roja doublait même la mise deux ans plus tard, en 2010, décrochant le sacre ultime en Afrique du Sud, parachevant au passage quatre années de domination totale sur le football mondial.

Mais dieu sait qu’en football, tout va très vite. Avec l’improbabilité de ces quatre classicos entre le Real et le Barça en l’espace de quelques jours, cette belle unité est à deux doigts d’éclater. Un peu comme si un type qui ne s’octroyait que deux bitures par an pour éviter de sombrer dans un alcoolisme irréversible, s’infligeait tout à coup quatre tôles en l’espace de quelques jours.

¡ Olé, Real !

En novembre dernier, lors de la toute première confrontation de la saison entre Madrid et Barcelone en championnat – le jour où les Catalans humilièrent plus que jamais les Madrilènes, les crucifiant d’un magistral 5 à 0 – l’histoire avait fini en queue de poisson lorsque Sergio Ramos, défenseur du Real, assena une tarte dans la gueule de son homologue catalan Carles Puyol. Tous deux étaient pourtant deux pièces maitresses de la défense nationale.

Lors du match retour, il y a une dizaine de jours, l’épisode du tunnel évoqué plus haut a donc placé un jalon supplémentaire dans l’escalade verbale. Puis mercredi dernier, en finale de la Coupe de Roi, les gestes ont succédé aux mots quand cette petite catin madrilène d’Alvaro Arbeloa écrasa volontairement la cheville de David Villa au sol – l’arbitre n’y voyant que du feu. Tous deux étant également des joueurs inamovibles du dispositif de Vicente Del Bosque, l’entraineur de la selección, on imagine là encore assez mal ces deux-là se claquer la bise au moment des retrouvailles.

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Toujours est-il que bien mal en avait pris à Piqué d’ouvrir trop sa gueule le weekend précédent, le Real finissant par remporter la coupe. Mais une fois l’onde sonore du coup de sifflet final dissipée dans le ciel de Valence, le jeu des petites provocations ne cessa pas pour autant. Sergio Ramos, sans doute la plus grosse teigne du Real, le genre de mec à chercher la merde en permanence, avait décidé de fêter la victoire en grande pompe. L’Andalou eut alors le bon goût de se pointer sur le terrain avec une muleta. S’acquittant de quelques mouvements qu’on est plus habitué à voir exécutés par un torrero que par un footeux, avec un lacet dans les cheveux, il prit un plaisir intense à transformer le stade Mestalla de Valence en plaza de torros. Moquant les Barcelonais en les réduisant à l’état de bête blessée, la scène était d’autant plus symbolique que la Catalogne a voté l’interdiction des corridas en juillet 2010.

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La selección, reflet des clivages politiques

Tout dans cette quadruple opposition entre le Barça et le Real renvoie l’Espagne à sa politique et ses batailles régionalistes. Et forcément, certains politiques n’ont pas tardé à s’emparer de ce sujet brûlant. Nacho Uriarte, jeune député madrilène du Parti Populaire – la droite espagnole – n’a ainsi pas manqué de revenir sur le cas Gerard Piqué et ses moqueries à l’égard de la monarchie, le qualifiant sur son blog de “personnage ultranationaliste” coupable “d’idioties politiques et excluantes [...] visant à tourner en ridicule le sentiment d’Espagne.”

Au-delà de la suprématie footballistique entre les deux villes économiques motrices de la péninsule, ce sont aussi deux conceptions politiques qui s’affrontent. Le règne de la monarchie contre la volonté d’indépendance régionaliste. Alors certes, l’équipe nationale d’Espagne est depuis longtemps le théâtre de cette logique d’opposition. Mais devant la réalité financièrement viciée du football espagnol – un championnat à deux vitesses où les deux mastodontes économiques aux dettes incontrôlées, écrasent le reste des équipes – la selección a fini par en devenir le meilleur reflet. Treize de ses vingt-deux joueurs au moins sont ainsi issus des deux clubs. Et les clans traduisent cette logique, certains ne s’exprimant par exemple qu’en catalan entre eux, se mettant à la marge ou excluant – au choix – les autres. Il y a quelques années, Oleguer Presas – alors défenseur du Barcelone et fervent catalaniste – avait même provoqué un intense tollé en Espagne, tergiversant plusieurs semaines avant de finalement accepter d’évoluer sous les couleurs du pays.

Au sortir de la deuxième des quatre confrontations, même Santiago Segurola, un des éditorialistes les plus respectés de Marca commençait ainsi à sérieusement s’inquiéter des répercussions que pourraient avoir les deux matchs de Ligue des Champions à venir. Décrivant une équipe espagnole plus que jamais sur le point de “se convertir en un monoculte du Barça et du Real”, le journaliste se demandait si les joueurs seraient capables de faire fi du “degré de crispation de cette saga Madrid-Barcelone qui pourrait avoir des effets peu salutaires pour l’harmonie de la sélection” espérant qu’ils soient capables de se plier à “un exercice extrême de contrôle, de professionnalisme et d’oubli”.

Le plaisir de l’amateur

Quand Vicente Del Bosque récupérera tout ce petit monde en juillet prochain pour une tournée de match amical aux États-Unis, il risque bien de devoir user d’une sacrée dose de calme et d’une volonté résolue de pacification pour éviter que la machine rouge ne vole en éclat. En attendant, les deux matchs à venir constituent le summum de ce que le football peut offrir en matière de plaisir.

À vrai dire, il n’y a rien de plus excitant pour l’amateur qu’une tension exacerbée et des mecs qui se fritent sur un terrain pour démontrer la suprématie d’une école sur une autre, d’autant plus quand il s’agit des meilleurs. Avec cette ultime double confrontation, c’est aussi la froideur, l’impact physique et le culte de la stratégie d’un Jose Mourinho et de son Real qui vont disputer la postérité à un Josep Guardiola et son Barça garant d’une philosophie qui ne vit que pour le mouvement, le beau jeu et la construction. Et si l’équipe nationale d’Espagne doit endosser le rôle du taureau qui s’effondrera au bout de cette corrida footballistique, entre nous, je n’en ai rien à cirer. En espérant même qu’on lui coupe les deux oreilles et la queue.

Illustration CC FlickR marcp_dmoz

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Crise d’identité dans les Balkans http://owni.fr/2010/11/12/crise-didentite-dans-les-balkans/ http://owni.fr/2010/11/12/crise-didentite-dans-les-balkans/#comments Fri, 12 Nov 2010 16:24:09 +0000 [Enikao] http://owni.fr/?p=35479 [NDLR] Il n’y pas que le tourisme qui fleurit en Croatie : libéré par les nouveaux canaux de communication, le nationalisme s’épanouit, empêchant la pacification avec les nouveaux voisins. Pour ouvrir notre dossier sur les identités dans les Balkans, Enikao nous offre un tour d’horizon des divers fronts de poussée de fièvre du nationalisme croate.

La Croatie a déclaré son indépendance le 25 juin 1991, souhaitant tourner la page de la fédération yougoslave et trouvant dans les premières élections multipartites de 1990 l’occasion propice pour cela. Ce petit pays de moins de 5 millions d’habitants, avant de redevenir une destination touristique à la mode, a connu la partition, une guerre avec son vieux voisin serbe qui souhaitait maintenir les États yougoslaves au sein de la fédération, l’occupation d’une partie de son territoire par l’armée Yougoslave, et surtout un processus de reconstruction identitaire particulièrement intéressant. Plusieurs acteurs jouent un rôle dans la recomposition identitaire, entre imaginaire collectif, fierté patriotique et messages politiques aux accents nationalistes.

Un divorce armé : les frères ennemis se séparent

La Yougoslavie, fédération comptant six républiques et deux autonomies (Kosovo et Voïvodine, afin de respecter les minorités albanaises et hongroises), a été un modèle complexe et multiculturel difficile à appréhender comme à gérer. Ce patchwork comportait plusieurs cultures que l’histoire a mis en conflit : Empire romain d’Orient et d’Occident, Venise, l’Autriche-Hongrie, l’Empire Ottoman, monde slave et monde latin, continent et Adriatique, chrétienté d’Orient et d’Occident… La population s’exprimait dans trois langues officielles (serbe, croate, slovène) et une espèce de melting pot construit progressivement baptisé serbo-croate, deux alphabets (latin et cyrillique), rassemblait quatre religions (orthodoxe, catholique, musulmane et une minorité juive) et vivait dans un régime communiste non-affilié au Pacte de Varsovie. La Yougoslavie de Tito se permit même en 1956 de proclamer, aux côtés de l’Egypte, du Cambodge et de l’Indonésie, son non-alignement avec les grandes puissances.

La chute du Rideau de Fer a entrainé à l’Est de nombreuses recompositions territoriales, et même des partitions comme la Tchécoslovaquie, qui donna pacifiquement naissance à la Slovaquie et à la République Tchèque. Dans le cas de la Yougoslavie, la partition se fit dans la douleur et par le réveil des nationalismes longtemps tus par la poigne du Maréchal Tito et de sa police politique. Le décès du dictateur en 1980 et l’instabilité politique qui a suivi en raison du système de présidence tournante instauré alors, ont laissé une chance et une place à prendre, sur l’échiquier politique croate, à la génération contestataire du printemps des peuples de 1971 et à ses revendications « patriotiques » réprimées jusqu’alors.

Alors qu’en Serbie les nationalistes diffusaient un discours panserbe, attisant les craintes des minorités installées dans diverses régions (au Kosovo, en Krajina), la Croatie connaissait de manière symétrique le début d’un processus de renationalisation des symboles et des esprits. Ces deux processus se sont effectué sur fond de revanche des deux précédentes guerres, mondiales, qui avaient vu les deux pays dans des camps différents à chaque fois. Langue, religion, structures de pouvoir, culture : plusieurs strates ont été travaillées par des entrepreneurs identitaires pour réveiller la fièvre patriotique. Le poids de l’histoire leur a simplifié la tâche et l’engrenage de la violence s’est déclenché rapidement, attisé par les radicaux de chaque camp.

Improviser une armée pour défendre la patrie

La guerre d’indépendance, que les Croates appellent « guerre patriotique », s’est étalée de 1991 à 1995, a causé plus de 20 000 morts et déplacé plus de 200 000 personnes en Croatie. Elle a bien évidemment laissé des traces physiques, mais aussi marqué durablement les esprits et contribué à forger et renforcer le nouveau sentiment d’appartenance. L’armée fédérale yougoslave étant très fortement encadrée par un état-major serbe centralisé, la Croatie dépourvue de structures a du improviser, faire le blocus des casernes pour récupérer du matériel, engager les volontaires et composer avec un pays occupé sur près d’un tiers de sa surface. L’armée fraîchement constituée a été la colonne vertébrale première d’un système de solidarité naissant, fournissant aux appelés vivres et vêtements, aux engagés volontaires des avantages plus importants comme le relogement dans des habitations de l’ancienne armée yougoslave et une couverture maladie efficace.

L’aura de l’armée croate a grandi encore suite à l’opération Eclair en mai 1995, puis à l’opération Tempête en août, deux blitz très bien préparés (d’aucuns y voient le soutien logistique et notamment l’appui d’images satellites de puissances étrangères) qui permirent à la Croatie de reprendre en quelques jours l’essentiel des terres occupées et de revenir à peu près dans ses frontières originelles. Ces faits d’arme restent présents dans les mémoires et sont régulièrement glorifiés dans les discours ou par des monuments et changements de noms de rues, de places. Nombre de cadres de l’armée de l’époque ont été accusés d’avoir participé à des exactions contre les Serbes et musulmans bosniaques durant cette période et inculpés par le Tribunal Pénal International de La Haye. Pourtant, la population les considère encore aujourd’hui comme des héros de guerre et voue un culte à son armée.

Le Général Ante Gotovina, en particulier, a joui du soutien actif de la population. Sa figure orne encore des bouteilles de vin blanc et des cartes postales visibles aux comptoirs des cafés. Certaines municipalités sont allées jusqu’à payer de grands panneaux indiquant qu’elles ne le livreraient jamais à des tribunaux jugés illégitimes et partisans. Certain de son impunité, l’ancien de la Légion Etrangère s’est même payé le luxe d’obtenir une audition papale durant sa cavale. Il a été dénoncé et arrêté en 2005 dans les îles Canaries, sa capture levant ainsi l’une des dernières barrières à une candidature officielle de la Croatie à l’entrée dans l’Union Européenne. Mais dans les esprits, Ante Gotovina reste le symbole d’un pays qui se bat seul. Faire partie des 500 000 vétérans de guerre officiels, un chiffre impressionnant (10% de la population !) masquant un clientélisme électoral du HDZ, demeure une source de fierté autant qu’un passe-droit.

Dieu et les croates, des retrouvailles politiques

Le Vatican fut un des premiers Etats à reconnaître officiellement la Croatie indépendante : Jean-Paul II vit là une occasion unique de renouer avec un pays catholique à plus de 90% et de signer un intéressant concordat. Le catholicisme est redevenu rapidement un ancrage très fort de l’identité croate, et même si le pays ne dispose officiellement pas de devise, l’expression Bog i hrvati (Dieu et les croates) reste très présente dans les esprits comme les écrits. Le catholicisme constitue un vecteur du renouveau nationaliste facile à mettre en œuvre car il distingue de l’orthodoxie du voisin serbe et de l’Islam des musulmans bosniaques. Le retour de la religion signe également une revanche contre l’époque communiste où la pratique et même l’affirmation de la croyance était socialement mal vue voire sanctionnée dans une carrière au sein de l’administration. L’Eglise croate a aisni pu s’imposer rapidement dans la sphère sociale et politique.

Dès 1992, le réseau Caritas (représenté en France par le Secours Catholique) a apporté une aide précieuse en nourriture, produits d’hygiène, aide aux blessés, veuves et orphelins, ce qui vint renforcer encore la popularité de l’Eglise. Celle-ci en a profité pour devenir un entrepreneur politique sourd et discret, appuyant sur divers leviers pour faire évoluer la société dans des sens nouveaux. Les Eglises furent parmi les premiers bâtiments à être rénovés dès la fin des bombardements, avant même les opérations de relogement des réfugiés. Les prêches des prêtres ont, pendant toute la guerre, pris des tournures étranges dans lesquels la justification de l’indépendance croate devenait un commandement divin voire une grâce mariale. Ces prêches aux accents politiques perdurent aujourd’hui encore.

On vit également apparaître au début des années 2000 des mouvements christiques et charismatiques, qui ont culminé avec la médiatisation d’un personnage étrange, le père Zlatko Sudac. Ce dernier cultive une apparence proche du Jésus popularisé par ses représentations traditionnelles en Occident et affirme avoir reçu des stigmates ainsi qu’une croix de sang sur son front. Le père Sudac (littéralement : le père Juge) a reçu un certain écho dans de nombreux médias grand public, ses messages traditionalistes en direction de la jeunesse ont été particulièrement repris au début des années 2000 et ont marqué une génération, contribuant à ancrer la religion comme valeur centrale de la société.

L’enseignement religieux à l’école obtenu grâce au concordat véhicule encore aujourd’hui, parfois jusque dans les manuels scolaires, des thématiques aux accents fortement nationalistes voire xénophobes, en particulier à l’égard des gitans et des musulmans. La critique systématique de l’avortement (dont la pratique est devenue dix fois moins courante en 20 ans) et de la contraception, l’homophobie et la stigmatisation des malades du SIDA ont été critiqués à plusieurs reprises par l’Union Européenne, sans effets. Quant à l’œcuménisme, il n’est clairement pas à l’ordre du jour.

Des carrés pour encourager le ballon rond

Parmi les héritages de l’époque yougoslave, le goût du sport, en particulier des sports collectifs (football, handball, basket, water polo) est demeuré très vif autant qu’il est devenu source de fierté et enjeu politique. Les sportifs yougoslaves, disposant de bonnes structures de formation et d’entrainement, ont longtemps été des « valeurs » recherchées par les équipes européennes. C’est ainsi par le sport que la Croatie a pu faire parler d’elle de manière positive à l’échelle internationale dans la seconde moitié des années 90, alors que la guerre venait de s’achever et que le pays cherchait à faire revenir les touristes sur ses côtes déjà célèbres à l’époque Yougoslave. La présence remarquée d’un Toni Kukoč dans l’équipe des Chicago Bulls ou d’un Dino Rađa chez les Cetics, le succès d’un Goran Ivanišević sur les cours de tennis, les excellents résultats de l’équipe de handball et surtout la troisième place de la Croatie à la coupe du monde de football en 1998 et le succès des joueurs emblématiques comme Zvonimir Boban ou Davor Šuker, constituèrent en réalité les premières brochures touristiques. Les grandes compétitions sportives firent également connaître un peu partout ces drôles de supporters portant des maillots à damier rouge et blanc, rappel du blason figurant sur le drapeau national.

Mais les succès sportifs masquent un double visage, en particulier dans le football. Les belles réussites ont vu naître en parallèle un comportement jusque là très marginal : le hooliganisme. En particulier, deux clubs se haïssent de longue date sur un mode ressemblant à la dualité PSG / OM en France. Le Dynamo de Zagreb, riche capitale administrative de l’intérieur des terres, et le Hajduk de Split, grande ville portuaire du Sud connue pour son « milieu » proche de la ‘Ndranghetta calabraise, s’affrontent sur les terrains comme dans les tribunes et sur les murs des villes. Ces violences touchent désormais les autres clubs que ces deux ville affrontent au cours des compétitions sportives.

Les ultras des deux clubs, radicaux et violents, sont composés en grande partie d’anciens militaires proches du grand banditisme, souvent impliqués dans le trafic d’armes et de stupéfiants. Les plus sages se sont reconvertis dans la sécurité privée dont les affaires fleurissent : les gardiens à l’entrée des banques et des sièges des grandes entreprises sont armés. Ce milieu bénéficie d’un certain soutien politique ou du moins d’un laisser-faire, les bandits d’aujourd’hui étant encore considérés par beaucoup comme des héros de la guerre d’hier.

Un air patriotique enflammé : la musique endurcit les mœurs

La musique a également servi de vecteur pour les messages nationalistes. Le cas le plus emblématique reste celui de Marko Perković dit « Thompson », en hommage à la mitrailleuse du même nom dit la légende. Chanteur rock très populaire auprès de toutes les tranches d’âge, Thompson a composé des chansons et ballades aux thèmes ouvertement nationalistes qui ont plu très rapidement. Ses déclarations fracassantes contre les communistes, les Serbes de Croatie ont reçu un fort écho dès le départ.

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Ce chanteur est véritablement né de la guerre et a participé en tant que soldat à l’Opération Tempête. Dix ans après la prise de Knin, ancienne place forte serbe de la minorité vivant en Krajina, la ville organisa une grande fête à l’occasion de la Saint-Roch et Marko Perković, qui fut l’un des premiers soldats croates à entre dans la ville, était le clou du spectacle. Le concert en plein air rassembla plus de 20 000 personnes, la sécurité était assurée par des gros bras au crâne rasé arborant des T-shirts faisant référence aux Oustachis, mouvement nationaliste fasciste fondé par Ante Pavelić qui s’allia avec l’Axe et participa au massacre et à la déportation des Serbes, Tziganes, Juifs, musulmans de Bosnie et Monténégrins qui fit environ 800 000 victimes de 1941 à 1945.

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Čavoglave, au stade Maksimir, Zagreb 2007. A 1’41’’ le spectateur qui arbore un drapeau porte clairement un T-shirt de la Légion Oustacha qui se porta volontaire pour le front de l’Est aux côtés de la Wehrmacht.

Le concert débuta d’ailleurs par un hommage appuyé à Ante Pavelić et à l’ancien président Franjo Tuđman, père de l’indépendance croate souvent accusé de révisionnisme et qui n’hésitait pas à déclarer « je suis heureux que ma femme ne soit ni serbe ni juive ». Son entrée en scène fut saluée par de nombreux bras tendus et saluts romains. Ces débordements sont monnaie courante et Thompson a l’intelligence de garder le plus possible ces moments de directs hors de portée des caméras et micros afin d’éviter les procès. A plusieurs reprises, ses concerts ont été annulés hors de Croatie et à l’occasion de matches de football. Il ya quelques mois encore, les fans du chanteur ont lapidé des journalistes et des Serbes à l’occasion du quinzième anniversaire de l’opération Tempête.

Une télévision très nationale

Les médias et les journalistes ne sont pas en reste dans le processus de reconstruction identitaire. En particulier, la programmation des deux chaînes de télévision nationale, HRT1 et HRT2, montre des choix partisans. Plusieurs émissions, sous couvert de culture ou de pédagogie, sont l’occasion de mettre en avant le folklore et c’est surtout dans les commentaires des présentateurs, dans la voix off ou dans les insinuations des invités en plateau que se niche le discours nationaliste.

Le « calendrier » quotidien, émission éducative diffusée avant le journal du midi, relate les temps forts de l’histoire du monde et inclut ainsi souvent une vision de l’histoire orientée. Autre exemple fort : les reportages de Goran Milić, qui prend différents angles pour partir micro à la main à la découverte du monde entier, des peuples et des cultures, sont autant d’occasion de glisser des idées infondées et des comparaisons partisanes sur le ton badin de la discussion avec ses interlocuteurs. Le travail d’implantation des idées par le soft power s’effectue ainsi depuis déjà près de 20 ans.

Des esprits maintenus dans le conflit

Ainsi, malgré des apparences paisibles, une économie assainie et un tourisme fortement reparti à la hausse autour des destinations phares de sa côte, la Croatie n’est pas devenue une nation apaisée. Les relations avec certains voisins comme la Serbie sont à peine normalisées, elles demeurent conflictuelles avec la Slovénie pour des raisons de zone de pêche dans le golfe de Piran. Les négociations d’adhésion à l’Union Européenne divisent fortement la société : une certaine élite y tient mais une large part de la population ne souhaite pas abandonner une souveraineté si récente. Sous couvert de particularismes locaux, la culture et les pratiques sont ainsi teintées d’un fort nationalisme lancinant et d’un sentiment de revanche.

Les entrepreneurs identitaires poursuivent un travail qui est assuré d’un certain succès populaire, mais qui mine par ailleurs le retour du pays sur la scène internationale et son insertion politique. Les dérives sont encore nombreuses et l’interpénétration des milieux nationalistes, sportifs, mafieux et politiques laisse planer une forte inquiétude pour l’avenir et la stabilité du pays, qui n’a toujours pas fait un pas en direction de son voisin serbe. La visite récente du Président Serbe à Vukovar et ses excuses publiques, dans une ville chargée d’un fort pouvoir symbolique, n’a pas été bien accueillie. Il n’y a pas eu à ce jour d’excuses réciproques. La réconciliation des anciens ennemis, qui fut pour l’Allemagne et la France un moteur de croissance et un projet politique engageant, n’est toujours pas à l’ordre du jour dans cette partie des Balkans malgré les bonnes intentions de certains courants politiques. Certains veillent activement à ce qu’elle ne le soit pas.

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Nationalité(s) bosnienne(s) : lost in translation http://owni.fr/2010/11/12/identites-bosniaques-lost-in-translation/ http://owni.fr/2010/11/12/identites-bosniaques-lost-in-translation/#comments Fri, 12 Nov 2010 12:55:35 +0000 Adeline Bruzat http://owni.fr/?p=35466 Parfois je la déteste. Cette Bosnie-Herzégovine où j’ai posé mes bagages comme volontaire européenne, pour subir ses questions identitaires et tout ce qu’elles impliquent quotidiennement. Depuis six mois, je vis à Jajce, dans le centre du pays, une ville réputée pour être « multi-ethnique ». Foutaises ! Côte à côte vivent les Croates (catholiques), les Bosniaques (musulmans) et les Serbes (orthodoxes). En apparence tout le monde vit ensemble, en pratique c’est bien plus compliqué. Il n’y a pas une identité dans ce pays mais plusieurs, largement liées à la religion et au nationalisme. Plus qu’être bosnien, ce qui compte c’est l’appartenance ethnique.

Jajce, vu des collines.

Ici, on ne commence pas une discussion en vous demandant ce que vous faîtes dans la vie. Non. On est curieux de savoir « qui vous êtes ». Ou plus exactement « quel est votre nom de famille ». Il ne s’agit pas de savoir si l’on connaitrait un de vos parents. Le seul but est de vous enfermer dans une boîte, vous classer dans l’une des ethnies. Grâce à votre nom, il est facile de deviner si vous êtes serbe, croate ou bosniaque. Moi aussi je suis cataloguée mais j’ai plutôt de la chance, on me considère comme étant « neutre », je suis rangée dans la case « étranger ». C’est peut-être la meilleure position car chacun me parle plus librement, sans mâcher ses mots.

Pas d’étiquette, pas de subvention

Au centre de jeunesse de la ville, le responsable préfère avoir des volontaires internationaux pour animer les différentes activités : quand l’animateur n’est pas « neutre », les parents sont plus réticents à lui envoyer leurs enfants. Mauvais calcul, car la municipalité ne soutient pas les associations multi-ethniques. Encore une fois il faut choisir son bord. L’orchestre de la ville a le même problème : il accueille tout le monde sans se préoccuper de l’appartenance ethnique. Le toit du bâtiment dans lequel il répète est endommagé et la pluie s’infiltre dans la salle, propageant dans le local une odeur nauséabonde de moisi. Pas d’étiquette, pas de subvention.

C’est mon statut d’étranger « neutre » qui m’a valu d’essuyer la colère d’Aïda. Ne la connaissant que très peu, je la croise un jour dans un café. Folle de rage, elle décide de me faire partager sa colère, dégoûtée par la stupidité du système (on peut tout critiquer, mais pas avec tout le monde). Après avoir vécu plus de dix ans au Canada, elle rentre en Bosnie-Herzégovine et elle décide d’inscrire son fils de sept ans à l’école primaire. Aïda souhaite rencontrer le directeur de l’établissement, la secrétaire lui demande son nom. Ici la question n’est pas anodine, alors Aïda refuse et réitère sa demande d’entretien. La secrétaire ne cède pas, pas de nom, pas de rendez-vous. Quand Aïda finit par s’incliner, la secrétaire répond « d’accord, donc pour vous c’est le directeur de l’école bosniaque ». A Jajce, comme dans bien d’autres villes l’école est séparée. D’un côté du couloir principal, ce sont les enfants croates et de l’autre, toujours sous le même toit, les élèves bosniaques. Dès le plus jeune âge, la différence leur est apprise comme une base de l’organisation du monde.

Trois langue quasi identique ou comment se faire rejeter à un mot près

La rupture passe aussi par la langue. Ne dîtes jamais « je parle serbo-croate », c’est très mal vu. J’ai essayé et mes interlocuteurs n’ont pas apprécié. Ici, il y a trois langues : le serbe, le croate et le bosniaque. Trois langues qui se ressemblent beaucoup, sont presque identiques mais où quelques mots changent et cette différence définit votre identité. J’enrage donc régulièrement, obligée d’apprendre les trois mots différents pour dire « gare », au lieu d’un seul dans ma langue maternelle. Damir, lui aussi s’agace : le langage est pour lui « un exercice acrobatique ».

Quand je parle croate face à des Bosniaques ou de Serbes, je dois adapter mon langage et utiliser les mêmes mots qu’eux, sinon je ressens une certaine tension.

Au cours de mes premières semaines d’apprentissage de la langue, j’en ai fait la mauvaise expérience. Très fière de moi, j’ai eu le malheur de dire bon appétit en croate à des Bosniaques, « dobar tek ». Erreur de débutant. Ils m’ont regardé comme si j’avais égorgé quelqu’un et m’ont corrigé sur le champ, me répondant sèchement « priatno ».

Tag à Jajce : le HDZ, union démocratique croate.

Même sort pour l’animateur bosniaque de la radio locale : en lisant à l’antenne la publicité d’une entreprise du coin, il dit « hiljada » pour « 1000 ». Dix minutes plus tard, l’annonceur appelle la radio pour se plaindre du non-respect du contrat. Pourquoi? Parce que la société est croate et en croate 1000 se prononce « tisuća ». En attendant moi « tisuća », je n’y arrive toujours pas. Alors je dis « hiljada ». Je ne vais pas me faire que des amis.

Titoslalgie et rêve d’un pays « bosnien »

Ne noircissons pas trop le tableau : il y a aussi une jeune génération qui se revendique « bosnienne ». J’en connais plusieurs, j’aime leur ouverture d’esprit et leur regard critique sur ce pays. Pas de « je suis croate » ou « je suis Serbe de Bosnie » avec eux. Ils se définiront comme bosno-croates ou bosno-serbes, une nuance importante. Ils fréquentent des membres de chaque ethnies et rejettent en bloc les idées nationalistes. Ils rêvent d’Europe occidentale ou d’une autre Bosnie, plus tolérante, où les communautés cohabiteraient sereinement.

C’est un peu la même idée que l’on retrouve chez les nostalgiques de Tito, très nombreux à Jajce car c’est ici que Tito a fondé la Yougoslavie, un 29 novembre 1943. Même s’il ne reste plus qu’un musée et un fan-club de Tito, combien de fois ai-je entendu des jeunes, pas même nés du temps de la Yougoslavie, me dire

quand c’était Tito, c’était bien mieux. C’est ce qu’il nous faudrait aujourd’hui : un nouveau Tito.

Les mêmes arguments reviennent à chaque fois : moins de chômage, moins de tensions entre les ethnies, tout le monde vivait heureux.

Musée de la fondation de la République de Yougoslavie, à Jajce.

Quand je réponds « mais arrête tu n’étais même pas né », on me fait un sourire énigmatique du genre « toi l’étrangère, tu n’es pas une fille des Balkans, tu ne peux pas comprendre ». Utopie nostalgique. A ceux qui leur demandent qui ils sont, ils rétorquent comme si c’était une évidence « des Yougoslaves ». Quant à la religion, certains croient, d’autres pas, mais aucun ne pratique. Ils ont pris leurs distances.

Que l’on s’identifie à son ethnie, sa religion, au passé ou à son pays, la question identitaire en Bosnie est bien complexe et me laisse perplexe. Une des grandes injustices de ce pays me révolte : dans la Constitution de Bosnie-Herzégovine il est écrit que l’on ne peut pas se présenter à la présidence du pays si l’on n’est ni Croate, ni Bosniaque, ni Serbe. Et pour les juifs, les Roms et autres minorités ? Rien, comme toujours. En clair, si l’on veut être quelqu’un dans ce pays, on doit choisir son bord.

Photos : FlickR CC anjči ; Brenda Annerl.

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