OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Les forums: ou la fin des études de marché? http://owni.fr/2010/10/18/les-forums-ou-la-fin-des-etudes-de-marche/ http://owni.fr/2010/10/18/les-forums-ou-la-fin-des-etudes-de-marche/#comments Mon, 18 Oct 2010 10:11:13 +0000 Serge Soudoplatoff http://owni.fr/?p=31572 Nous avons baigné dans un environnement scolaire français qui nous a appris que, lorsqu’un problème se présente, il faut le résoudre, et le résoudre tout seul, sans aide. Ce n’est qu’en arrivant dans un milieu professionnel que nous pouvons enfin appliquer la recette la plus rapide pour résoudre un problème : trouver quelqu’un qui est déjà passé par le même chemin, et l’a résolu. Le copiage est une excellente méthode, la bonne question devenant alors : «qui a déjà résolu ce problème ? Qui sait quoi sur tel sujet ?».

De tous les lieux où s’expriment une véritable intelligence collective, le forum de discussion est probablement le plus puissant. C’est le lieu idéal du pair à pair où l’on trouve à la fois de l’empathie, de l’entraide, et de l’intelligence. Il permet de répondre à la question pré-citée.

Une définition simple s’impose : le forum de discussion est une plateforme où tout internaute peut poser une question à une communauté, question qui peut rester sans réponse, ou bien à l’inverse engendrer jusqu’à plusieurs mois de discussions passionnantes. Dans le forum des passionnés de la marque Renault, un fil de discussion a commencé le 14 mars 2005 pour se terminer le 7 juillet 2008, avec plus de mille messages, à propos d’un problème de régulateur de vitesse…

Un peu d’histoire…

Un détour par l’histoire s’impose. Les forums ont été, avec l’e-mail, les premiers services à être proposés sur Internet. Cela s’appelait la hiérarchie Usenet, elle fut inventée en 1981. On les appelait aussi les newsgroups. Comme le web n’existait pas à cette époque, l’interface était simple. C’était l’époque où il n’y avait pas de dangers dans Internet, donc pas besoin de s’enregistrer ; l’e-mail suffisait comme identifiant ; e-mail qui, à cette époque, était généralement prénom.nom@fai.qqchose. Cette hiérarchie Usenet a donné lieu à des centaines de millions de messages. Son mode de gouvernance était simple : un nouveau groupe était créé suite à un vote, ensuite, il n’y avait pas de contraintes.

Deux éléments ont changé la donne : l’augmentation du nombre d’abonnés Internet, et l’arrivée du web.

Internet, comme toute vraie innovation, est passé d’un cercle de gens ouverts et curieux à un public plus large. Ceci est souhaitable, mais le prix à payer est la dilution d’une philosophie initiale, fondée sur l’entraide en mode pair à pair. Sont donc arrivés dans ces forums des personnes plus inclines à s’exposer, généralement au travers de messages provocants, que d’aider la communauté. Elles portent un nom délicieux : les trolls. La vie est ainsi faite que la coopération est un équilibre instable, dans le sens où elle réclame que toutes les parties soient d’accord, alors que l’affrontement est un équilibre stable, dans le sens où un seul suffit pour déclarer la guerre. Ces forums se sont vites trouvés pollués par des individus qu’il était difficile de border, la technologie ne proposant pas de couche d’administration sophistiquée.

Explosion des forums

Puis arrive le web, qui, comme je l’ai signalé, est une régression, dans le sens où l’on revient à une recherche de contenus plus que de connaissance. Les forums de discussion n’étaient pas dans la logique informatique du web, ils avaient besoin de logiciels client, dits lecteurs de news. Dans le début des années 2000, sont nés des logiciels permettant de gérer des forums de discussion, dont le célèbre phpbb, qui gère 80% des forums.

Deux bonnes nouvelles sont alors arrivées, la première était l’accessibilité au travers du navigateur web, ce qui simplifiait la tache pour l’internaute, la deuxième était la possibilité d’administrer plus finement le forum, d’abord en forçant un processus d’authentification, puis en définissant des rôles (lecteur, contributeur, modérateur, administrateur), et surtout en proposant au créateur du forum de pouvoir le structurer dans une hiérarchie à deux ou trois niveaux. C’est ainsi que sont nés et ont littéralement explosé les forums de discussion.

Ces forums présentent un avantage, c’est de pouvoir montrer le nombre d’inscrits, et le nombre de messages publiés depuis le début du forum. Le rapport des deux donne une indication de sa dynamique.

Ces forums sont nombreux, et parfois surprenants. Ainsi, face au géant Doctissimo,  qui est le premier forum francophone, il y a le forum vivre sans thyroïde, créé par une femme qui avait des problèmes de santé de ce type, et a réussi à créer une communauté très active de plus de 10.000 membres. Le forum des enseignants du primaire, qui unit plus de 90.000 enseignants qui s’échangent des bonnes pratiques, forum d’une très grande intelligence, a été créé par un enseignant de l’île de la Réunion, sans nécessiter l’intervention de l’Éducation nationale. Que penser du surprenant forum des passionnés de gros tracteurs, où plus de 10.000 agriculteurs se sont échangés près de 600.000 messages sur les tracteurs et leur adéquation aux technique agricoles !

Voici une petite collection de forums francophones, représentatifs de plusieurs thématiques. Les chiffres datent du 30 septembre 2010.

Forum Thématique Membres Messages ratio
Doctissimodoctissimo santé 2402085 201355878 83,8
Forum thyroïdeforum thyroide santé 10307 248323 24,1
Hardware.frHardware.fr hightech 813250 78154292 96,1
Le repairele repaire hightech 112542 1063594 9,5
Home cinémahomecinéma hightech 128258 7193978 56,1
Forum VoyageForum voyages voyages 582236 3072893 5,3
Forum météoInfoclimat sciences 8992 1288776 143,3
Futura scienceFutura science sciences 418211 3149488 7,5
Jeux on lineJeux On Line jeux 189299 21369683 112,9
SkiSki sport 58087 2128536 36,6
Vélo vertVélo vert sport 100771 3751028 37,2
Caradisiaccaradisiac auto/moto 863848 45858793 53,1
MotoCrazy moto auto/moto 94325 9252957 98,1
Cyber bricoleurCyber bricoleur brico/jardin 110875 3226753 29,1
forum jardinaujardin brico/jardin 56543 1729799 30,6
forum contruireconstruire brico/jardin 58687 1429860 24,4
Les gros tracteursLes gros tracteurs agriculture 10128 592056 58,5
Enseignants du primaireenseignants du primaire enseignement 99192 4692024 47,3
Classes prépaclasses prépas enseignement 19752 306198 15,5
Forum mathsforum maths enseignement 68908 685801 10,0

Le plus grand forum de discussion est Gaia, qui réunit plus de 24 millions de personnes ayant échangé plus de 1,8 milliards de messages.

C’est quoi un bon forum ?

Pour qu’un forum de discussion soit actif, il faut qu’il s’y passent de vrais échanges. Un forum où s’échangent de bonnes pratiques, des trucs ou astuces, ou bien de l’empathie, est un forum de qualité. À l’inverse, les forums liés à la politique, parfois liés aux journaux, sont des lieux rarement intéressants, car sans utilité pratique.

Lorsqu’un forum de discussion est actif, alors c’est un endroit important pour le monde de l’entreprise, car les clients s’échangent beaucoup d’informations. Moore le disait explicitement, dans son livre Crossing the chasm : « il vaut mieux trois clients qui se parlent que dix clients qui ne se parlent pas.» La justification première était de réduire le coût des ventes. Mais l’intérêt est surtout d’apprendre comment les clients s’approprient les produits et services des entreprises.

La méthode traditionnelle pour faire des études de marché est de définir des questions à poser, puis de trouver un échantillon représentatif (de 1000 personnes, ce qui est faible…), et de recueillir les avis. Toute personne qui a été du côté des sondés sait très bien que la réalité est plus complexe que les questions qui sont posées ; qu’on ne sait pas répondre par «oui ou non» car la réalité est souvent «oui» dans un contexte et «non» dans un autre ; que les messages qui semblent importants au sondé sont, comme par hasard, absents du sondage, etc. Le sondeur a perdu du temps et de l’argent, le sondé a perdu du temps et gagné de l’énervement.

Un outil plus fin et efficace

En revanche, les forums de discussion permettent deux choses que les sondages ne permettent pas : un, de faire émerger les questions des utilisateurs, et deux de les faire réagir entre eux. La connaissance que l’on peut avoir est largement supérieure à tout sondage.

Les spécialistes de l’informatique théorique ont l’habitude de structurer la connaissance en trois niveaux : la connaissance individuelle (quelqu’un sait), la connaissance collective (tout le monde sait), et la connaissance globale (tout le monde sait que les autres savent). Le fameux quatrième pouvoir des médias consiste à savoir faire passer du niveau un au niveau deux ; tout le monde (ou presque) ayant lu les journaux, écouté la radio, vu la télévision. La grande puissance d’Internet est de faire passer du niveau deux au niveau trois.

La méthode, par rapport à une question posée, consiste à trouver les bons forums, puis à en extraire les tendances lourdes, les signaux faibles, et d’agrémenter tout cela d’une bonne dose de verbatim.

Il n’est pas facile de trouver les bons forums, car il n’existe pas de moteur de recherche. La partie «forum» de Google est en fait l’indexation de la hiérarchie Usenet, que Google a acquis au travers de dejanews.com qui avait repris tous les fichiers de cette hiérarchie.

Ensuite, il faut, au travers des moteurs de recherche internes, trouver les messages intéressants, et ramasser les pépites. Lors de l’observation d’un forum automobile, un fil de discussion était lancé sur le sujet de la qualité du concessionnaire. La plupart étant des passionnés de haut niveau, la note moyenne n’était pas excellente… Sauf un passionné qui a avoué que son concessionnaire était un membre actif du forum qui ne s’était jamais déclaré, qu’ils s’étaient un jour aperçus que l’un était le client de l’autre, et que le concessionnaire lui avait demandé de le contacter à chaque fois qu’il irait dans une concession afin de lui mettre à disposition un technicien pointu. Voici un concessionnaire qui, au lieu d’attendre que le client vienne chez lui, allait là où ils se trouvaient, à savoir dans un forum, savait détecter un client pas comme les autres, et établir une relation particulière.

Seul le forum de discussion permet de mettre en valeur une telle démarche intelligente, qui passera inaperçue à toute étude de marché. Il est plus difficile de poser la bonne question que de trouver la bonne réponse. Le forum permet souvent de trouver  les bonnes questions.

L’entreprise doit favoriser les discussions

Un forum est essentiellement un lieu d’observation. Toute tentative que pourrait avoir une entreprise d’y intervenir directement pour tout autre objet que d’aider la communauté est vouée à l’échec. Ce sont des lieux où le faux devient vite évident, la communauté étant très forte pour les détecter, et les rejeter. En revanche, le rôle principal d’une entreprise est de délivrer de l’information dont l’objectif principal est de faire discuter les clients entre eux. Et surtout, l’entreprise ne doit pas empêcher ces discussions, elle doit les favoriser. Citons comme exemple de ce qu’il ne faut pas pas faire un grand distributeur qui n’avait pas aimé ce qu’on disait de lui dans un forum de passionnés de Canon Eos Numériques, avec comme conséquence la transformation dans les message de son nom d’enseigne en f**c…

Allons même plus loin : beaucoup de passionnés mettent comme signature automatique leur configuration, que ce soit leur voiture, leur chaîne hifi, ou bien les softs sur leur téléphone portable. Combien d’entreprises dépensent de l’argent pour savoir de quoi sont équipés leurs clients, alors qu’ils le disent spontanément dans les forums.

Les conversations dans les réseau sociaux atteignent rarement le degré d’intérêt qui existe dans les forums. La simplicité du bouton «j’aime» de Facebook ne pousse pas à écrire des commentaires réfléchis. Le forum de discussion reste encore, en 2010, un lieu intéressant pour y gagner de la connaissance au travers des échanges de bonnes pratiques et d’opinion entre les internautes.

Billet initialement publié sur Almatropie, le blog de Serge Soudoplatoff

Images CC Flickr betsythedevine, sea turtle

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Serge Soudoplatoff: ||”Internet, c’est assez rigolo” http://owni.fr/2010/07/06/serge-soudoplatoff-internet-cest-assez-rigolo/ http://owni.fr/2010/07/06/serge-soudoplatoff-internet-cest-assez-rigolo/#comments Tue, 06 Jul 2010 14:25:25 +0000 Guillaume Ledit http://owni.fr/?p=19564
Depuis plus d’un quart de siècle, soit à peu près l’âge moyen de l’équipe éditoriale d’OWNI, Serge Soudoplatoff se consacre à Internet avec un amour débordant. Il le dit clairement sur son blog, avec l’enthousiasme franc, presque naïf, d’un early-adopter jamais déçu (?): La rupture Internet, sous-titré “la passion de Serge Soudoplatoff pour Internet“. Alors que les membres de la soucoupe jouaient encore aux LEGO, ce chercheur en informatique au centre de recherche d’IBM découvrait avec délice Internet. C’était en 1984, exactement.

Après un passage à l’Institut Géographique National (IGN), il devient directeur du centre de recherche en informatique chez Cap Gemini Innovation puis entre à la direction de l’innovation de France Telecom. Il est aujourd’hui à la tête de sa propre société, Hyperdoxe, qui fait du conseil en stratégie informatique.

Bref, un ponte cool, du genre à ponctuer ses mails par un smiley. Animé par une véritable passion pour les mondes virtuels et les serious game, il fait œuvre de pédagogie tant dans des articles approfondis que dans les cours qu’il assure à l’Hetic. Il prépare en ce moment la suite de son premier livre, Avec Internet, où allons nous?. Comme la question nous intéresse aussi, nous nous sommes connectés à Skype et avons échangé avec Serge Soudoplatoff.


OWNI: Au moment où vous découvrez Internet, on vous prend pour un fou ?

Serge Soudoplatoff: Fou, je ne dirais pas, les gens avaient plutôt l’impression que l’on se faisait plaisir. En 1984 très peu de gens parlait d’Internet. Moi je j’utilisais, je trouvais ça intéressant. On s’en servait et on trouvait ça assez rigolo en fait. Personne ne voyait vers où les usages se dirigeaient. Il fallait être assez visionnaire à cette époque pour voir ce qu’on pouvait en faire.

Les échanges avaient lieu uniquement parmi les membres de la communauté scientifique?

Il faut rappeler que dans les années 1980, seuls les centres de recherche étaient connectés. Le grand apport du Livre blanc d’Al Gore, publié en 1991, est d’avoir levé la contrainte d’un Internet réservé aux centres de recherche.

Internet s’est en effet développé au sein de communautés de chercheurs.

Maintenant, quand on browse le web sur l’histoire d’Internet, on trouve des chercheurs qui disaient dans les années 1960: “ça ne sert à rien de faire communiquer nos ordinateurs”. L’esprit visionnaire n’est absolument pas lié au fait qu’on soit un chercheur.

Spécimen préhistorique d'ordinateur personnel

La transition vers le paysage que l’on connaît actuellement s’est-elle faite par l’intermédiaire de ces mêmes passionnés?

Pour moi, ce qui fait qu’Internet prend un autre essor c’est la combinaison de deux éléments: l’invention du web par Tim Berners-Lee, (qui pour moi est une régression), et le fait que derrière Al Gore il y ait le capital-risque américain.

Au début des années 1990, c’est la déprime dans la Silicon Valley. Il n’y a plus la puce pour assurer des leviers de croissance extraordinaires. Tout le secteur de l’informatique au sens traditionnel du terme est déjà verrouillé.

Les Venture capital se posent la question de savoir où placer leur argent pour bénéficier des mêmes effets de levier. Arrive Internet et tout le travail qu’a fait Al Gore pour le libéraliser et investir en masse.

Fin des années 1990, ça allait jusqu’à 25 milliards de dollars par trimestre d’investis dans le high-tech. Aujourd’hui, on arrive à la même somme sur un an.

Internet est donc fondamentalement libéral au sens économique du terme ? Sans le libéralisme, Internet n’existerait pas ?

Sans le venture-capital. J’ai horreur des termes comme libéral ou libéralisme parce qu’on y met tout et n’importe quoi.

On peut revenir sur le fait que vous considériez l’apport de Tim Berners Lee comme une régession ?

Si vous voulez, le premier Internet est en p2p. C’est à dire en clair: mon ordinateur est connecté à ton ordinateur, mon adresse IP connaît ton adresse IP, et je peux aller chez toi comme toi tu peux aller chez moi.

Qu’est-ce que l’invention du web? C’est le retour vers une architecture client-serveur.

Le retour vers le modèle de la télé où au lieu d’accéder à l’ordinateur de quelqu’un d’autre, j’accède à du contenu. C’est une régression sur le plan philosophique. Ceci dit, je pense qu’il fallait passer par cette étape.

Pour moi, ce qu’on appelle le web2.0, c’est remettre du p2p dans le cadre d’une architecture client-serveur. D’ailleurs, les seuls logiciels qui sont vraiment dans la philosophie du début d’Internet c’est tous ceux qu’on veut empêcher: E-mule, Napster etc…

Il n’y a pas que moi qui le dit, les historiens de l’Internet vous diront la même chose. Régression est peut-être un terme un peu fort mais c’est vrai que d’un seul coup on revient vers le modèle de la télé…

Ici commence l'Interouèbe

En parallèle en France, le minitel a déjà bien décollé. Qu’est ce qu’on peut dire de cette exception française?

Alors d’abord, cela a commencé avec les BBS ((le Bulletin Board System est un serveur équipé d’un logiciel offrant des services d’échange de messages, de stockage et d’échange de fichiers via un ou plusieurs modems reliés à des lignes téléphoniques)) Si vous voulez regardez l’équivalent du minitel aux États-Unis ce sont les Bulletin Board Systems.

A quel moment, en tant qu’observateur privilégié, avez-vous senti qu’un des deux allait écraser l’autre?

Ce qui apparaissait de manière très évidente, c’est que le problème numéro 1 du minitel c’était son modèle économique.

Ce qui fait le succès d’un service n’est pas tant sa qualité  que son modèle économique.

Or, le modèle économique d’un paiement à la durée est un modèle qui in fine reste un frein pour le développement des usages.

Ceci dit, on peut analyser le gratuit sur Internet comme étant une guerre Yahoo contre AOL. Si on fait l’histoire du développement des BBS aux États-Unis, il faut savoir que l’appel local est gratuit, dans un cadre forfaitaire. Donc un BBS c’était un ordinateur-serveur sur lequel tout le monde se connectait. On y trouvait du chat, de l’e-mail et un peu de contenu: tout les services dits “de base”. Le seul problème c’est que quand j’étais à San Francisco je pouvais pas aller sur un BBS à Los Angeles, encore moins à New-York.

Qu’ont fait Compuserve et AOL? Grosso modo ils ont doublé les opérateurs de télécom: ils ont fait leurs propres tuyaux, et ont développé des Point of Presence (Un POP est une interface réseau (les fameux POP) . Du coup, tout le monde se connectait localement à un BBS mais avec des réplications de base de données. C’était finalement une manière de doubler les opérateurs de télécoms. Et comme ils voulaient pas faire payer à la durée, ils faisaient des abonnements sur la data.

Ensuite arrive Yahoo. Et que fait Yahoo dans les années 1990? Il fait la même chose mais en gratuit. La guerre du contenu gratuit s’est fait uniquement pour détrôner AOL et Compuserve. AOL a résisté, pas terriblement, et Compuserve est mort.

"Les gens n'ont pas de carte d'Internet. Ils cherchent. Faites en sorte qu'ils vous trouvent"

En tant qu’ancien membre de l’IGN, que pensez-vous du mouvement de spatialisation de la pensée auquel on assiste?

Ce que je peux dire, c’est que plein de gens ne savent pas lire les cartes. Quand je fais des conférences, j’emmène les gens dans le web, et je leur explique que pour moi, le véritable paradigme est que je les emmène sur une terra incognita. De moins en moins tout de même, mais l’idée est qu’on arrive sur une île où les gens parlent un autre langage etc.

Pierre Lévy et Michel Serres ont écrit des choses beaucoup plus approfondies que moi sur ces questions. C’est très intéressant sur le plan didactique. Ceci dit, beaucoup de gens ne sont pas du tout à l’aise avec la représentation cartographique. Dès fois, il faut savoir ne pas les utiliser.

Pour revenir sur cette idée de terra incognita, pensez-vous qu’on en soit encore là avec les développements récents des usages et pratiques de l’Internet?

Il existe encore évidemment plein de terra incognitas à découvrir. Ce qu’il y a de sûr c’est qu’on est bien loin des années 1990 où quand je faisais venir les gens chez moi pour qu’ils découvrent Internet, ils se trouvaient face à une véritable terra incognita. Ils découvraient les premiers ports. Altavista démarrait tout juste. Rien que ça pour les gens c’était fascinant. J’avais une copine colombienne qui découvrait qu’elle pouvait lire les nouvelles de son pays depuis chez moi: elle était ébahie.

Quand je montrais aux gens les newsgroups, je peux vous assurer que les IRC étaient des trucs que l’on montrait à peu de gens. Le langage était hermétique, personne ne comprenait.

On se plaint du langage SMS mais allez voir ce que c’est qu’un langage de geeks dans un forum IRC du début d’Internet

Aujourd’hui, je rencontre rarement quelqu’un qui n’a jamais été dans Internet. Les gens ont a minima un e-mail et ils ont surfé sur Google.

Les gros continents inconnus du moment, c’est quoi?

Par définition, je ne les connais pas (rires). C’est marrant parce que j’ai rarement vu les choses se faire comme les gens le prévoyaient.

Avant Twitter, on parlait très peu de web temps réel finalement. Tout le monde parlait de web sémantique.

Moi, je parle beaucoup de web virtuel, et puis c’est Twitter qui nous est tombé sur le coin de la figure.

Je pense que d’un côté, on observe tout le phénomène de débordement d’Internet dans les activités au quotidien: c’est santé 2.0, gouvernement 2.0 etc. D’un autre côté il y a toutes les choses auxquelles on ne songe pas souvent et qui ne sont pas forcément technologique: une des grandes terra incognita, c’est le local. Je n’ai aucun problème pour savoir ce qu’il se passe dans l’ambassade américaine à Téhéran. En revanche, on est dimanche, il est 19h55, je n’ai pas de pain, j’ai trois boulangeries en bas de chez moi qui ferment à 20h00 et je n’ai pas le temps d’aller les faire toutes les trois. Je veux savoir laquelle des trois a du pain: je n’ai pas ça sur Internet.

L’hyperlocal commence pourtant à émerger avec Foursquare ou dans le domaine de l’information…

Oui, ça commence, et il va y avoir une guerre sanglante entre Google et Pages Jaunes là dessus. Contrairement à ce qu’on pense, Pages Jaunes va dans le bon sens.

Vous décrivez Internet comme un mode de gouvernance en réseau et sans chef. Peut-on dire que cette vision est encore utopiste? Vous considérez-vous vous-même comme un utopiste?

Attendez, ce n’est pas une vision utopiste, c’est un constat que je fais: Internet s’est fait dans un mode de gouvernance anti-pyramidale. Je vous conseille de lire le livre Et Dieu créa l’Internet où il est bien dit que on regardait ce que faisaient les opérateurs de télécoms et on faisait exactement l’inverse.

La gouvernance de l’Internet telle qu’elle est aujourd’hui est très pratique.

On ne propose pas une norme si on ne propose pas un bout de code pour implémenter cette norme. Autant dire qu’on est loin de la logique “maîtrise d’ouvrage-maîtrise d’œuvre”. Internet est pragmatique.

Les forums, qui apparaissent maintenant un peu old-school, restent pour vous la quintessence du web?

Franchement, j’ai pas trouvé mieux pour illustrer le web2.0 que les forums de discussions.

C’est l’un des rares endroit où je vois s’échanger beaucoup de choses du quotidien qui débloquent énormément de situations.

Je ne parle pas des forums politiques par exemple qui sont bourrés de trolls, mais je parle des forums pratico-pratiques. Je parle des forums de bricolage, de matériel informatique. Mon chouchou c’est celui des enseignants du primaire: 89 000 profs qui se sont échangés 4,5 millions de messages. Je parle d’un autre de mes chouchous qui est le forum des gens qui ont des problèmes de thyroïde, bourré à la fois d’empathie et de sérieux.

Dedans, j’y vois du sens et de la richesse, ce que je n’observe pas dans Facebook, ou Linkedin.

Je n’ai pas trouvé plus bel endroit d’expression de l’échange horizontal des gens que les forums de discussions.

Ils sont bien installés et continue de croître et d’embellir. Doctissimo, le numéro un en France, c’est quand même un nouveau membre par minute, et c’est 2,5 à 3 millions de nouveaux messages par mois. A tel point que la ministre de la Santé veut faire un portail santé en s’en inspirant.

Vous dites également qu’Internet n’a rien inventé et qu’il a permis à des formes sociales qui préexistaient de se développer. Il permet également d’en redécouvrir?

Oui évidemment. La mutualisation en est un très bel exemple. Je suis beaucoup les sites de prêts en social-lending aux États-Unis. Ça se fait dans le monde entier sauf en France: merci à la règlementation bancaire qui empêche l’innovation, mais c’est comme ça.

Prosper, Circle Landing, PPDI en Chine: tous ces sites qui permettent aux particuliers de se prêter entre eux sont finalement une redécouverte de la tontine. C’est la tontine à la sauce Internet. On est proche du modèle de microcrédit développé par Mohammad Yunus.

Dans moins de dans ans, on aura aux Etats-Unis des sites de santé en p2p.

Moi je rigole parce qu’un site de santé en p2p c’est une mutuelle. Aujourd’hui, l’outil est là, je suis sûr qu’on va revenir à l’esprit mutualiste. On y est déjà.

Comment jugez-vous la Hadopi, la Loppsi, toutes ces lois qui tentent de restreindre la libertés des internautes?

J’essaye d’éviter de faire des comparaisons politiques de restriction de libertés. J’ai fait l’objet d’un débat récemment dans VoxPop avec Patrick Eudeline, qui est un musicien pro-Hadopi et très anti-Internet. C’était à mourir de rire. Il dit qu’Internet a tué la musique. Je trouve que pour tuer la musique, il faut y mettre le paquet et que Internet ne suffit pas.

Ce n’est pas le côté politique qui m’intéresse. Oui, il y a toujours eu des gouvernements qui ont voulu contrôler, d’autres qui ont plus laissé faire: ça, c’est la vie.

En revanche, là où Hadopi m’a gêné c’est par le fait que ça renforçait une ancienne forme et ça n’aidait pas à innover, à promouvoir une nouvelle forme. Grosso modo, si au lieu de se battre pour revenir à avant, les majors se disaient: “le monde évolue”, et se mettait à racheter des sites commes Sellaband, comme Mymajor etc… Si elles se mettaient en mode 2.0, là ce serait innovant.

C’est comme le social lending: circle lending qui était le numéro trois aux Etats-Unis a été racheté par Virgin et est devenu Virgin Money. Moi, ce que je trouve dommage avec des lois comme Hadopi c’est que finalement, ça empêche d’innover. On ne peut pas s’élever contre une loi qui est faite pour contrôler quelque chose de considéré comme hors-la-loi. C’est dommage.

On aurait mieux fait de faire coller la loi aux usages plutôt que de renforcer une loi du passé.

Sur les questions de privations de liberté, je laisse les autres le faire, la Quadrature s’en charge très bien. Mon débat se situe sur le plan de savoir comment un pays innove et se transforme.

Dans le cadre de votre activité de conseil, êtes-vous confronté aux difficultés des entreprises à passer au mode de communication horizontale qu’implique Internet? Et comment les aidez-vous à changer de paradigme?

C’est pas facile de changer de paradigme. Je cite toujours le cas “Lippi” que vous trouverez sur mon blog et celui de Billaut.

C’est une entreprise de gréage industriel de 300 personnes qui a fait la totale. La totale est un triptyque “structure-outil-comportements”. D’abord, Lippi forme les gens aux technologies du numérique (comportement). Ensuite, Lippi change sa structure, change entre autres le rôle du middle management et enfin, l’entreprise utilise les moyens modernes en interne: Twitter est la colonne informationnelle de l’entreprise. Quand on est 300 c’est déjà pas facile, à 30 000 c’est encore plus difficile.

De toutes façons, on sera obligés d’y passer puisque les clients, eux, sont déjà en mode réseau. Les jeunes collaborateurs qui arrivent aujourd’hui n’ont pas du tout la même culture, et les autres collaborateurs commencent à être gêné au quotidien.

Au quotidien aujourd’hui, on se doit d’être sur les réseaux sociaux, on se doit d’être sur YouTube

Quand on est dans des entreprise où tout cela est bloqué on arrive à un moment où finalement vous pouvez plus bosser efficacement. Il va donc bien falloir que ça change puisque c’est une bête question d’efficacité.

Cette analyse là peut-elle s’appliquer aux gouvernements et aux institutions? Le problème est-il franco-français?

Encore une fois, on va être obligé d’y passer, il n’y a pas le choix. C’est comme tout Internet, c’est anglo-saxon, c’est la culture communautaire. Cette culture est très peu développée en France, où plutôt seulement dans certaines zones.

On est pris dans un mouvement, on va être obligé d’y aller. Il faudrait que ça se fasse dans la souplesse, pas dans la tension.

Lors de votre intervention aux Ernest, vous avez résumer le dilemme ainsi mais sans y répondre me semble-t-il : face à la rupture Internet, est-ce qu’on se comportera comme des Egyptiens ou comme des Grecs? Dans votre conférence, on vous sent optimiste: l’êtes-vous vraiment?

Moi je dis aux gens: “c’est à vous de choisir”. Alors évidemment, comme je dis aux gens que les Egyptiens se sont effondrés et que les Grecs ont embellis et prospéré c’est dur. Je vais vous dire pourquoi je fais ça: à chaque fois que j’ai des gens qui sont réticents, qui me disent que tout ce que je dis c’est des bêtises, que le monde ne va pas évoluer comme ça, ma réponse c’est : “est-ce que t’es pas en train de nous la faire à l’égyptienne?”.

Je crois que c’est un choix individuel de toutes façons. La chance qu’on a aujourd’hui c’est que si on ne se sent pas bien en France, on peut aller ailleurs.

En même temps, Internet est une construction mondiale, il y a des normes internationales qui ne dépendent pas uniquement de chaque internaute.

Je vous rappelle que chaque internaute peut contribuer à l’IETF, l’Internet Engeneering Taskforce, qui est l’organisation qui fait le moteur d’Internet, qui fait les normes technologiques. Je vous rappelle qu’elle n’a pas d’existence juridique, et qu’elle se définit comme un ensemble flou qui réunit des gens passionnés par le sujet de faire évoluer la technologie Internet. Le tao de l’IETF c’est “nous rejetons les présidents et le vote, nos croyons au consensus grossier et au bout de code qui marche”.

Quels sont à votre avis les avantages et les risques pour un gouvernement à libérer ses données, de permettre à tout un chacun de les manipuler?

On peut raisonner entreprise: l’avantage c’est que d’un seul coup, tout doit mieux marcher… en théorie. Data.gov, c’est open311.org. C’est une ville qui ouvre ses API et laisse faire les programmeurs en acceptant de jouer le jeu.

Je suis une entreprise ou un gouvernement, d’un seul coup, le monde devient extrêmement complexe avec plein d’interactions. Comment je peux gérer cette complexité? En travaillant avec les gens. Contrairement à ce que pense beaucoup de gens, le crowdsourcing, c’est très bien. On dit, et qu’est ce que c’est franchouillard, que c’est faire travailler les gens sans faire payer. Je ne suis pas d’accord.

Il n’y a que la communauté qui peut gérer un bien commun.

Le premier gain qu’aurait un gouvernement à faire de l’opendata c’est de l’efficacité dans la gestion des choses au quotidien. Contrairement à ce qu’on pense, c’est pas les grandes idées qui font bouger les choses. La vérité, c’est “est-ce qu’on mon maire entretient et développe bien ma ville?”. Je vote pour celui qui est efficace, qu’il soit de droite ou de gauche.

L’opendata est avant tout une question d’efficacité.

N’y a-t-il pas un risque qu’il y ait trop de données, et qu’on arrive plus à en faire émerger du sens?

C’est l’effet longue-traîne. Vous raisonnez comme si il n’y avait qu’un seul point d’entrée . Tout le monde n’a pas besoin d’accéder à toute les données. Mais il faut le maximum de données, pour que chacun puisse les utiliser en fonction de ses centres d’intérêt.

L’opendata, c’est pas seulement ouvrir ses données, mais c’est ouvrir ses API

Autrement dit, j’accepte de faire un système d’information qui n’est pas fini et je laisse la communauté finir mon système d’information. Vous allez sur AirParif, vous pouvez télécharger les données, mais pas rentrer dans les API Airparif. J’aimerais que les programmeurs puissent attaquer les API d’Airparif.

En revanche, il faut effectivement une couche de la communauté entre les gens et les données. On ne peut pas mettre brutalement les gens en face des données. Le génie d’opendata et d’open311 c’est de mettre une couche entre les deux.

Je ne crois pas au marketing one to one, je ne crois pas au marketing de masse, je crois au cosdesign. Mais pas avec n’importe qui, avec des passionnés. Ce sont eux qui feront le relais entre les données, les gens et les usages.

Crédits photos CC FlickR: mikeleeorg, impresa.mccabe, FindYourSearch, codiceinternet, victornuno, bionicteaching.

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