OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Vers un journalisme de suivi? http://owni.fr/2010/08/04/a-quand-une-plate-forme-dediee-au-journalisme-de-suivi/ http://owni.fr/2010/08/04/a-quand-une-plate-forme-dediee-au-journalisme-de-suivi/#comments Wed, 04 Aug 2010 11:18:05 +0000 Megan Garber http://owni.fr/?p=23634 Dans son analyse des implications journalistiques des fuites de Wikileaks sur les Wars Logs en Afghanistan, publié plus tôt cette semaine, Jay Rosen fait une prédiction provocatrice :

La réaction sera incroyablement plus faible que ce que nous sommes en droit d’attendre – pas parce que l’histoire n’est pas assez sensationnelle ou dérangeante, mais parce que c’est trop dérangeant, un bordel que nous ne pouvons pas réparer et que nous préférons donc oublier… Le schéma mental sur lequel la plupart du journalisme d’investigation se fonde part du principe que des révélations explosives mènent à un tollé public ; les élites reçoivent le message et réforment le système. Mais que se passe-t-il si les élites croient que la réforme est impossible parce que les problèmes sont trop gros, les sacrifices trop importants, le public trop sujet à la distraction ? Si la dissonance cognitive a été insuffisamment prise en compte dans notre théorie sur le fonctionnement du grand journalisme… et ne fonctionne souvent pas ?

Il est encore tôt pour le dire, bien sûr, mais il est bien trop probable que les prévisions de Rosen se révèleront exactes : les documents fuités, après leur révélation, se dissolvent dans un système mal équipé pour les traiter. J’espère que nous aurons tort. Cependant, cela vaut la peine d’ajouter un autre paramètre à l’analyse de Rosen : le rôle des journalistes eux-mêmes dans la mise en forme et le filtrage des documents. En effet, si l’arbre massif qu’est WikiLeaks tombe dans une forêt inhabitée, ce ne sera pas tant seulement à cause de la dynamique entre l’opinion publique et les élites politiques qui l’éludent souvent qu’en raison de la dynamique entre l’opinion publique et ceux qui la façonnent. Ce sera à cause des suppositions (parfois dépassées) que les journalistes font sur le mouvement de leurs articles à travers le monde. Le vrai défi auquel nous faisons face n’est pas la forêt vide. C’est une forêt si touffue – si débordante de croissance, retentissante de bruit, que nous oublions le bruit que fait le premier arbre en tombant.

Publication, publicité

Avant, l’imprimé et la culture de la diffusion offraient aux journalistes une audience limitée, mais quasiment automatique. Quand vous avez des abonnés et des lecteurs réguliers, leur loyauté assurée par l’étroitesse du marché des médias, vous avez le luxe d’ignorer l’aspect distribution du journalisme. Le corollaire étant que vous avez aussi le luxe de supposer que votre production journalistique, une fois publiée, impliquera des changements sur le monde. Automatiquement.

Et le journalisme d’investigation, en particulier, qu’il soit mené par Bly ou Bernstein ou Bogdanich, fonctionne généralement sous la théorie de la distribution bien rôdée : des découvertes scandaleuses mènent à des publics scandalisés mènent à modérer les décideurs mènent au changement social. (Pour plus d’information sur ce sujet, écoutez le dernier podcast de Rebooting the News.) Le journalisme était un levier de la démocratie ; la publication était la publicité, et donc, de même, la fin de l’engagement d’un média à couvrir un sujet. La question de la distribution, de la circulation d’un article important à travers la société, n’était généralement pas le problème des journalistes.

Ce qui était pratique, c’est sûr: comme groupe, les journalistes sont nécessairement obsédés par la nouveauté, et ont toujours été poussés par L’Article Suivant. Il existe une fine ligne de démarcation, entre l’amplification d’un sujet et le plaidoyer en sa faveur ; la rhétorique du “ne tirez pas sur le messager” de la collecte d’informations tient la route tant que les messagers en question maintiennent la distance appropriée avec les nouvelles qu’ils délivrent. Et une des façons de maintenir la distance, c’était une séparation structurée des articles via une trame d’endiguement narratif. Produit, publie, dégage.

Le web, cependant, pour répéter nos observations, change tout cela. Les plates-formes digitales – les blogs, de la façon la plus explicite, mais aussi les véhicules du journalisme digital dans leur ensemble – ont introduit une forme de storytelling plus itérative, qui met au défi de façon subtile le print et les suppositions admises de confinement conceptuel. Pour des journalistes comme Josh Marshall et Glenn Greenwald et autres chasseurs de scandales des temps modernes, être journaliste est aussi, implicitement, être un avocat. Et donc, se concentrer sur l’aspect de suivi du journalisme, pas uniquement allumer des feux, mais les maintenir vivaces- est fondamental dans leur travail. De plus en plus, dans l’économie des médias digitaux, les bons journalistes trouvent les histoires. Les très bons les entretiennent. Les meilleurs les gardent enflammés.

Et pourtant, pour en revenir à la question de WikiLeaks, cet éthos de la continuité n’a en général pas été intégré dans la culture au sens large, parmi les journalistes et leur public. L’un des raisons à cela est la question du momentum, le défi éditorial du maintien de l’intérêt du lecteur pour un sujet donné, sur une longue période de temps. Les questions politiques prises dans l’inertie du Congrès, les campagnes militaires qui durent de mois en années, les questions sociales cachées à la vue de tout le monde, – leur temporalité en elle-même devient un problème à résoudre. Pour prendre l’exemple le plus infamant, il y a une raison pour laquelle les campagnes politiques ne se distinguent souvent pas d’un épisode de Toddlers and Tiaras“ : les campagnes étant des affaires qui s’étalent sur des années (elles sont plus longues maintenant, en fait : Mitt Romney et Mike Huckabee sont sans doute en train de creuser Maid-Rite loose-meats pendant que j’écris ce texte), les journalistes se focalisent souvent sur les bagatelles/conflits/etc. pas nécessairement parce qu’ils pensent que ce focus aboutit à un meilleur journalisme, mais parce qu’ils estiment, probablement avec raison, que cela soutient l’attention de leur audience comme la saison des élections démarre.

Which is all to say — and not to put too expansive a point on it, but — time itself poses a challenge to the traditional notion of “the story.” Continuity and containment aren’t logical companions; stories end, but the world they cover goes on. The platform is ill-suited to the project.

Ce qui signifie – et pour ne pas être trop expansif là-dessus- , mais le temps en lui-même pose un défi à la notion traditionnelle de “l’article” [story]. La continuité et l’endiguement ne sont pas des compagnons logiques ; les histoires prennent fin mais le monde qu’elle couvre continue. La plateforme n’est pas adapté au projet.

Dossierasuivre.org ?

Alors que s’attaquer de front au problème n’est pas une tâche facile – c’est à la fois systémique et culturel et donc très dur à résoudre, j’aimerais finir avec une considération expérimentale (quoique petite, timide, en l’air). Si nous avions un cadre dédié au journalisme de continuité – une organisation dédiée à l’information dont le seul but serait de suivre les sujets dont la maigre ampleur les empêche d’être l’objet d’un suivi par les médias déjà existant ? Que se passerait-il si nous prenions le modèle de PolitiFact – une niche dédiée non pas à un sujet ou une région en particulier, mais à une pratique particulière – et l’appliquions à suivre les faits plutôt qu’à les vérifier ? Si nous avions un cadre dédié au reportage, à l’agrégation et à l’analyse de sujets qui méritent notre attention – une équipe de journalistes, de chercheurs, d’analystes et de spécialistes de l’engagement dont l’existence professionnelle entière est centrée sur le maintien en vie de ces histoires qui méritent notre attention ?

Bien sûr, vous pourriez avancer que les blogueurs professionnels et amateurs font déjà ce travail de suivi ; les organes de presse historiques le font eux-mêmes, aussi. Mais ils ne font pas assez souvent, ou de façon assez systématique. (C’est une raison majeure pour laquelle c’est si facile d’oublier que la guerre fait toujours rage en Irak, que 12,6% des Américains vivent en-dessous du seuil de pauvreté, etc.) Ils manquent souvent d’incitation, pour, disons, localiser un sujet comme les Wars Logs pour leurs lecteurs. Ou pour la contextualiser. Ou, en général, pour suivre son évolution. Un cadre indépendant – et, hé, c’est une idée expérimentale, “cadre indépendant” peut aussi inclure un blog dédié sur le site d’un média historique – n’empêcherait pas d’autres boutiques de faire du travail de suivi sur leurs propres sujets ou celui d’un autre, comme la présence de PolitiFact n’empêche pas d’autres cadres de faire du fact-checking. Une boutique solitaire cependant servirait comme une sorte de réseau de sécurité sociale – une assurance contre l’apathie.

Comme le contributeur du Lab C.W. Anderson faisait remarquer lundi : “Je me demande ce qu’il faudrait pour qu’un dossier comme la bombe des War Logs reste dans l’esprit des gens assez longtemps pour que cela signifie quelque chose”.

Je me le demande aussi. J’adorerais trouver.

Billet initialement publié sur le Nieman Lab ; traduction Sabine Blanc et Martin Untersinger

À lire aussi : Pour un journalisme de suivi

Illustration CC FlickR fotoamater.com

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Ne méprisez pas forcément les goûts de Madame Michu http://owni.fr/2010/07/20/journalistes-ne-meprisez-pas-forcement-les-gouts-de-madame-michu/ http://owni.fr/2010/07/20/journalistes-ne-meprisez-pas-forcement-les-gouts-de-madame-michu/#comments Tue, 20 Jul 2010 13:05:11 +0000 Laura McGann http://owni.fr/?p=22400 Est-ce que les médias doivent donner à leur audience ce qu’elle veut ?

Changez “médias” par “entreprise” et “audience” par “clients” et la question devient absurde. Mais les journalistes considèrent traditionnellement que les goûts de leur audience ne doivent pas déterminer leurs choix éditoriaux. Le traitement basé sur les clics tire-t-il vraiment l’information par le bas, ouvre-t-il vraiment la voie aux galeries photo des bras de Michelle Obama et aux frasques des people ?

1 – La semaine dernière, quand le New York Times a écrit sur The Upshot, le blog de Yahoo, le journaliste s’est concentré sur la façon dont ce dernier allait utiliser les données de recherche pour guider ses choix éditoriaux :

Le logiciel de Yahoo étudie automatiquement les noms communs, les phrases et les sujets qui sont populaires parmi les utilisateurs à travers tout le réseau. Pour aider à créer du contenu pour le blog, appelé The Upshot, une équipe va analyser ces schémas et les transmettre à l’équipe éditoriale de Yahoo, composée de deux éditeurs et six blogueurs. Cette dernière utilisera ensuite ces données de recherche pour créer des articles – si le procédé fonctionne comme prévu – et va leur permettre de s’adapter plus précisément à leurs lecteurs.

L’équipe de Yahoo était estomaquée par l’article, expliquant que l’outil de recherche n’était qu’une partie de leur processus éditorial. Michael Calderone : “Le NYT est obsédé par l’utilisation d’un outil de recherche, et passe sous silence les choses plus ennuyeuses et traditionnelles (l’actu chaude, les analyses, les conférence éditoriales… etc.).” Andrew Golis : “Sérieusement, le NYT a oublié une myriade d’analyses et de reportages brillants et traditionnels pour ne garder qu’un minuscule aperçu des recherches.

2 – Le médiateur du Washington Post Andrew Alexander écrit que le titre est en pleine contradiction, entre les journalistes qui veulent utiliser les données des internautes et les reporters papier qui eux se demandent : “Si le trafic finit par guider les choix éditoriaux, est-ce que le Post choisira de ne pas se consacrer à des reportages importants, parce qu’ils sont ‘ennuyeux’ ?” Alexander note ensuite que l’article de la rédaction le plus visité de l’année précédente portait sur… Les Crocs. “L’article sur les Crocs illustre une réalité cruelle du Washington Post. Souvent (pas toujours), les lecteurs viennent pour les infos décalées ou inhabituelles. Ils sont plus motivés par des vidéos d’animaux mignons ou des galeries photos de célébrités.” Ou par des chaussures en caoutchouc.

Et si parfois “ce que le public veut” était plus sérieux que ce que lui donne le média ?

3 – Une étude du Pew sortie mercredi révèle que, alors que l’intérêt des gens pour la marée noire du Golf du Mexique avait légèrement diminué – de 57 % affirmant suivre l’affaire de près à 43% – la couverture de la fuite de pétrole avait chuté significativement, passant de 44% des actualités à 15 %. Et la baisse de l’intérêt du public a suivi la chute de la couverture, pas l’inverse. Pendant ce temps, les gens étaient submergés par l’affaire de Lebron James et Lindsay Lohan (note : les données couvrent la période allant du 10 juin au 10 juillet, donc avant que BP n’annonce avoir stoppé la fuite).

4 – Pendant ce temps, le bi-mensuel américain Mother Jones a sorti ses chiffres de fréquentation pour le deuxième trimestre. Les visiteurs uniques augmentent de 125 % d’une année sur l’autre et leur revenu a augmenté de 61 %. Cette période correspond à peu près à la décision du site de doubler sa couverture de la fuite de pétrole, même si les autres sujets ont également leur part dans cette augmentation. Kate Sheppard, journaliste du magazine, ne couvre presque que la fuite, alimentant en direct un compte Twitter avec des liens vers son propre travail ou celui d’autres collègues. Cela peut expliquer une partie de l’augmentation de 676 % en un an du trafic venant des médias sociaux. Pew a également révélé que la fuite de pétrole avait lentement pénétré dans le monde des médias sociaux, a pris de la vitesse et a atteint un sommet le mois dernier en représentant quasiment un quart de tous les liens sur Twitter.

Donner aux lecteurs ce qu’ils veulent peut-il concilier le bon journalisme avec une ligne éditoriale plus exigente ? Les deux ne vont pas aller de pair tout le temps, mais il est utile de se rappeler que “ce que l’audience veut” ne s’accorde par toujours avec le stéréotype.

Billet initialement publié sur The Nieman Lab ; image CC Flickr striatic ; traduction Martin Untersinger

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Un modèle “pay what you want” pourrait-il marcher pour l’info? http://owni.fr/2010/06/09/un-modele-decide-du-prix-pourrait-il-marcher-pour-linfo/ http://owni.fr/2010/06/09/un-modele-decide-du-prix-pourrait-il-marcher-pour-linfo/#comments Wed, 09 Jun 2010 17:18:56 +0000 Megan Garber http://owni.fr/?p=17644 L’ancien directeur de Panera Bread a récemment annoncé une expérimentation intrigante : le magasin de la chaine à Clayton, dans le Missouri, se débarrasse des prix. La franchise de Clayton, actuellement présentée comme un restaurant “non-profit” et renommée “Saint Louis Bread Company Cares Cafe” offre les mêmes produits que les magasins Panera classiques : pâtisseries, soupes et salades. Au lieu d’assigner une valeur monétaire aux produits, le magasin laisse les clients décider de ce qu’ils vont payer.

“Prenez ce dont vous avez besoin, laissez ce qui vous semble juste”, peut-on lire sur une pancarte au-dessus du comptoir.

Ce type de modèle n’est pas nouveau. Mais souvent, cela ne marche pas. “Si vous utilisez un schéma PWYW [Pay What You Want, Ndt] trop généreusement, vous vous exposez à un désastre financier“, fait remarquer l’économiste Stephen Dubner. Imaginez si Tiffany & Co. instaurait une journée PWYW sur les bijoux en diamant.”

Pourtant, dans les conditions adéquates, cette approche peut se révéler assez efficace. Chez One World Everybody Eats, une soupe populaire à Salt Lake City, Denise Cerreta gère un service analogue à l’expérience de Panera : au lieu d’attribuer un prix aux repas que One World sert, elle demande aux clients de payer ce qu’ils peuvent – et, m’a-t-elle dit, “de payer un peu plus si possible.” Elle a vu juste, semble-t-il : One World fonctionne depuis sept ans.

Ce qui m’amène à la question que vous avez sentie venir : est-ce que le modèle de paiement de Panera fonctionnerait pour l’information ?

Sollicitation, pas demande

De nombreux exemples tendent à prouver que le modèle ne tient pas pour l’information. Carta, la publication allemande sur les affaires publiques, a reçu 198,27 dollars en dons de 65 personnes sur Kachingle, une plate-forme spécialisée, soit le record actuel du site. Woo. Le ridicule des sommes récoltées s’explique par une raison : nous aimons les prix. Ou, plus précisément, nous sommes conditionnés à en attendre.

Mais que se passerait-il si nos attentes changeaient ? Si les sites de l’information implémentaient dans leurs interfaces en ligne une sollicitation plus structurée et systématique pour rétribuer les contenus  ?

Prenons de nouveau One World. Une des raisons pour lesquelles l’effort de Denise Cerreta porte ses fruits, c’est qu’au café, le comportement des consommateurs est surveillé. Le café a construit en son sein ce que Cerreta appelle “un point de responsabilité” : un endroit où, évoluant dans le continuum consommation-satisfaction, les consommateurs savent que c’est le moment où l’on attend  qu’ils compensent ce qu’ils ont (littéralement) consommé. Dans le cas de One World, le “point de responsabilité” est une simple boîte à dons. Elle est placée – de façon explicite, intentionnelle et inévitable – en public.

Et c’est ça qui fait une grosse – peut-être toute – la différence (souvenez-vous de l’expérience Big Brother Eyes d’il y a quelques années). On peut dire que quand cette responsabilité est négociée en privée, que seul l’éclat de l’écran éclaire nos actions (bonnes ou mauvaises), notre volonté de mettre quelques pièces dans la boîte à dons devient certainement moins affirmée.

Pourquoi ne pas envisager une approche plus souple de la définition de ce qui est public ou ne l’est pas?  Que se passerait-il si nous traduisions le point de responsabilité physique de Cerreta en interactions éphémères du web ? Si les citoyens ont besoin d’une petite incitation pour se comporter dans le privé avec autant de sens civique que dans le public, impossible d’affirmer que les sites d’information ne puissent la fournir  (ou du moins expérimenter pour ce faire). Il s’agirait simplement d’intégrer cette incitation dans la structure et les modèles de consommation. De créer, pour adapter la phrase de Cass Sunstein, une architecture de la responsabilité.

La première étape serait de recadrer les termes de la transaction concernant les fournisseurs d’information : de la cotisation (obligatoire et donc purement économique) au don (optionnel, et qui implique que l’on considère l’information comme un bien commun). C’est un glissement sémantique, certainement ; mais il pourrait aussi être psychologique.

Prenons le travail d’Edward Deci. Lors d’une série d’expériences dans les années 70, le socio-psychologue a étudié le comportement de deux groupes de sujets. L’un devait résoudre un puzzle, l’autre était payé pour résoudre le même puzzle. Ceux qui ont travaillé pour ce que Deci appelait la récompense “intrinsèque” de la résolution du puzzle – la simple satisfaction du travail bien fait – eurent plus de succès, constata-t-il, pour trouver la solution que ceux qui étaient payés. C’est ironique, mais le paiement produit un effet désincitatif.

Deci étudiait la motivation à travailler, plutôt que la motivation à payer. Cependant, ses découvertes générales (officiellement, que “la récompense monétaire contingente réduisait en fait la motivation intrinsèque de la tâche“) sont éclairantes. Introduire un moyen concret de paiement dans un échange qui serait sinon éphémère peut parfois décourager l’action, plutôt que de l’encourager ; assigner une valeur monétaire à des biens et des expériences peut limiter – et même nier – leur valeur. Les prix sont pratiques, bien sûr, et, dans la plupart des cas, entièrement nécessaires. Mais nous préférons nous voir motivés par autre chose qu’une obligation machinale, peut-être par ce qu’on appelle l’altruisme.

Responsabilité et urgence

Ce que les découvertes de Deci suggèrent pour l’information, c’est que, paradoxalement, “ce serait bien si vous payiez” pourrait en fait être plus incitatif pour les consommateurs que le plus brusque et plus transactionnel “vous devez payer”. Les murs payants sont une chose ; les portes de paiement, du type “prenez un bout”, “payez ce que vous estimez être juste !”, en sont une autre. La perméabilité suggère la confiance ; l’espoir que quelqu’un se comporte bien suscite son comportement positif. Le contraire de la théorie des fenêtres cassées.

De nouveau, le caractère public (lire : la responsabilité publique) constitue la clé. Les personnes qui font tout pour être de bons citoyens veulent aussi être reconnus comme tels. Chaque année, je reçois une série de mails de ma faculté (comprenant habituellement un petit diaporama : “campus en automne”, “campus au printemps”, “campus en été”, avec enfants, chiots et arc-en-ciel) demandant des contributions pour sa campagne annuelle de dons. Souvent, je laisse passer plusieurs de ces mails avant de faire effectivement un don. Ce n’est pas que je ne veux pas ou que je n’ai pas l’intention de donner, c’est qu’il ne semble pas urgent de répondre. Le paiement se veut une sollicitation mais fait l’effet d’une demande : il n’y a pas à payer maintenant, cela peut-être effectué n’importe quand. Et cela diminue la dynamique de la transaction.

L’un des mails les plus récents que j’ai reçus utilisait toutefois un autre ressort que la simple nostalgie : il montrait une longue liste de donateurs de ma classe -ostensiblement, comme une manière de les remercier pour leur contribution en le faisant savoir publiquement… mais aussi, bien sûr, comme une façon de pousser en avant ceux qui n’avaient pas encore contribué. Le bruyant espace vide entre “Ganson” et “Geannette”, je dois dire, engendre un excellent effet dissuasif contre une future velléité de trainer des pieds. Soudain, l’urgence était implicite.

En d’autres termes, l’équipe en charge de la récolte des dons a introduit dans sa sollicitation un point de responsabilité. Pas un tiroir-caisse virtuel, une approche “payez maintenant ou vous n’obtiendrez pas les biens que vous voulez” : c’est impossible pour des gens en quête de donateurs qui ne vendent pas des biens mais du bien potentiel. Mais un message plus subtil et pourtant aussi marquant : “vous payez maintenant ou tout le monde saura que vous n’avez pas payé“.

Le capital social est un bien économique autant qu’un bien civique ; ces personnes en quête de donateurs ont imbriqué cela dans leur mail de façon si implicite que leur sollicitation a soudainement pris l’apparence de la demande. En mettant l’accent sur l’aspect social de leur appel à l’action plutôt que sur le monétaire, , ils ont transmis le fait qu’ils parlaient business. Littéralement.

Tirer partie de l’économie sociale

Quand on parle du problème de la monétisation, nous tombons parfois dans le piège de l’équation “modèle payant” = “paywall”. Nous supposons que l’information est une marchandise simple, et que le modèle du tiroir-caisse est donc la seule solution viable pour la monétiser (“nous ne sommes pas NPR, après tout“). Mais l’approche focalisée sur la marchandise ignore l’aspect social de l’économie des médias.

Particulièrement en ligne, avec les mécanismes de mutualisation intégrés dans le web, l’information est un bien social autant (et peut-être même plus) qu’un produit à acheter et vendre. C’est donc un bien d’expérience – quelque chose qui a besoin d’être consommé avant que sa valeur ne soit déterminée avec précision. Un modèle basé sur le principe du pourboire – qui combine la récompense obtenue pour un job bien fait avec le prestige social de se montrer assez généreux pour laisser un pourboire – fait plus sens que le paywall, qui par nature n’est pas fluctuant.

Mes exemples de dons, l’expérimentation de Denise Cerreta (“décide du prix”) et les anciens de ma fac, sans parler de l’expérience de beaucoup de médias publics financés par les cotisations des auditeurs – suggèrent le potentiel du paiement de l’information orientée sur la sollicitation plutôt que sur la demande. Ils montrent ce qui se passerait si nous injections un peu d’humanité dans les business models de rétribution des contenus, pratiques mais néanmoins totalement impersonnels. Les individus sont, après tout, plus heureux de donner que de payer des factures. Même si les chèques que nous signons sont du même montant.

Cela ne veut pas dire que le recadrage des termes de la transaction est une réponse large au problème de la monétisation des contenus. “Pas de formule magique” est devenue à raison une ritournelle connue. De plus, comme Laura Walk, la présidente et directrice de WNYC, me l’a dit lors d’une conversation à propos de la généralisation du modèle PWYW:

Je pense qu’il y a un attrait plus fort vers le soutien à une organisation qui n’est pas financée par la publicité – il ne s’agit pas là de fournir une audience aux annonceurs – mais qui mène une mission. C’est pourquoi, je crois, les gens nous apprécient.

Cela vaut peut-être la peine d’élargir nos idées quant aux structures de payement. Les nombreuses expérimentations que nous observons dans les réseaux sociaux en ce moment – le HuffPo met en place la reconnaissance des membres engagés de la communauté, le système de commentaire star de Gawker, la liste publique des donateurs de Kickstarter et de Spot.us, le système des badges au mérite de Foursquare – tirent partie de la connexion culturelle à l’information des utilisateurs, et de leur désir d’être reconnus pour leur bon comportement citoyen dans les cultures que les systèmes d’informations créent.

Que se passerait-il si ces mêmes motivations étaient employées au service de la monétisation de l’information en ligne ? Si nous dirigions notre attention des transactions aux échanges ? Kachlingle n’a peut-être pas seulement révolutionné les structures du paiement en ligne : son bocal à pourboire digital reste rare sur les sites. Mais si le New York Times – ou le Washington Post, ou le Huffington Post – proposaient leur propre Kachingle ? S’ils avaient aussi un système de badge pour louer en public les gens qui ont soutenu financièrement leurs services ? Si, au lieu d’ériger un paywall, ils bâtissaient leur site sur une architecture de l’altruisme ?

C’est une expérience, certainement. Une expérience qui va peut-être échouer. Encore un mot cependant: j’adorerais voir ce qui se passerait si nous élargissions un peu notre idée de modèle payant viable.

Billet initialement publié sur le Nieman Lab.

A lire également sur le sujet, hors de la soucoupe : Flattr, le système de micropaiement qui va sauver la presse ?wall de rue 89 ; Paul Jorion

Crédits Photo CC Flickr : Danielygo, Another Point In Time, Ken Wilcox, Shelly’s Blogger.

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