OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 T’oublies or not to be http://owni.fr/2011/02/16/toublies-or-not-to-be/ http://owni.fr/2011/02/16/toublies-or-not-to-be/#comments Wed, 16 Feb 2011 08:24:22 +0000 xochipilli http://owni.fr/?p=34084 L’oubli nous évoque un phénomène inévitable, une sorte de dégradation naturelle de la mémoire comme l’érosion qui effacerait des traces sur le sable. Alors que la mémoire semble être le propre du vivant, un courageux effort contre-nature, on associe plutôt l’oubli au monde de l’inerte, à la nature qui reprend ses droits après la mort. L’analogie est tentante mais trompeuse. Je vous avais déjà raconté dans ce précédent billet sur les trous de mémoire combien l’oubli est un processus plus subtil que ça. Non seulement on peut oublier sur commande mais surtout l’oubli nous est bien utile pour s’adapter au changement, nous évitant le blanc devant le distributeur de billets lorsque notre code confidentiel a changé. Au hasard de mes lectures j’ai découvert bien d’autres cas où l’oubli s’avère être un auxiliaire à la fois discret et précieux de notre mémoire…

Le Babel des babils

Avant les années 1970, on pensait qu’un bébé apprenait sa langue maternelle à partir d’une page blanche, et que ce n’était qu’à force d’entraînement que son oreille parvenait à reconnaître tel ou tel son. Or on s’est rendu compte que dès l’âge de un mois un bébé sait distinguer des sons très proches comme “ba” ou “pa”. Et puis, en 1985: on a découvert qu’à six mois des bébés anglais pouvaient faire la différence entre des phonèmes étrangers (le Ta ‘rétroflexe’ et le ta ‘non rétroflexe’ en Hindi, ou deux phonèmes ki/qi tout aussi exotiques en langue Salish) qu’un adulte ne sait même pas distinguer! Cette capacité diminue avec l’âge et disparaît vers 12 mois: l’inverse exact de ce à quoi on s’attendait:

Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, un bébé naîtrait donc avec une capacité innée à distinguer une très large gamme de phonèmes, une espèce de grammaire universelle, commune à toutes les langues. L’apprentissage d’une langue maternelle le contraint paradoxalement à “oublier” tous les sons non-significatifs afin de mieux se focaliser sur ceux qui sont pertinents. A six mois les voyelles non usuelles passent à la trappe et à un an c’est le tour des consonnes. Peu à peu les subtilités des autres langues disparaissent de son oreille et sa petite tour de Babel intérieure se volatilise progressivement. Une fois adultes les espagnols ne distinguent pas un v d’un b ou un u d’un ou, que les français n’entendent rien aux différents r hollandais, que les japonais confondent l et r, que les allemands ne font pas la différence entre b et p, s et z etc. Le mot “barbare”ne désignait-il pas pour les Grecs tous ceux qui s’exprimaient par onomatopées “bar-bar-bar”?

Ils se ressemblent tous!

Le même phénomène de désapprentissage est à l’œuvre pour ce qui concerne la reconnaissance des visages.

Les visages utilisés dans le test

Pourquoi confondons-nous les visages des Asiatiques ou des Africains? Cette difficulté à reconnaître les faciès des autres ethnies n’est pas liée à nos préjugés ou à notre mauvaise volonté car on la retrouve chez tous les peuples: pour un chinois, tous les visages européens sont identiques. Or cette indiscrimination n’est pas innée: les nourrissons de trois mois sont tout à fait doués pour distinguer les traits d’une grande variété de visages africains, chinois, européens ou du Proche-Orient. A mesure qu’ils grandissent, les bébés se focalisent sur les types de visages auxquels ils sont fréquemment exposés et ils perdent leur capacité à différencier les autres ethnies. A neuf mois les enfants sont devenus incapables de distinguer des visages qui ne sont pas européens. Cet étrange désapprentissage serait le prix à payer pour reconnaître très rapidement les membres de sa propre ethnie et y focaliser ses capacités d’identification. Comme pour les langues étrangères dont on n’arrive plus à percevoir les subtilités, on range mentalement les visages des autres ethnies dans la catégorie “pas de chez moi”, sans pouvoir les distinguer les uns des autres.

Oublier la symétrie gauche-droite pour pouvoir lire

Nous sommes câblés pour assimiler un objet à son image dans un miroir car à part le croissant de lune dont l’orientation indique si elle est croissante ou décroissante, la plupart des objets naturels se présentent indifféremment sous leur profil droit ou gauche. C’est la raison qu’avance Stanislas Dehaene pour expliquer pourquoi les enfants qui apprennent à écrire ont souvent tendance à tracer leurs lettres à l’envers, comme dans un miroir, et confondant les b et les d, les p et les q. Pour apprendre à lire et à écrire il faut donc là aussi désapprendre à considérer comme équivalents la gauche et la droite…

Oublier, ça s’apprend!

Apprendre à vivre c’est aussi pouvoir surmonter ses peurs et ses angoisses, savoir oublier un aboiement effrayant, un chagrin d’amour ou une grosse frayeur à vélo. La manière dont un souvenir s’atténue dans notre mémoire est là encore assez différent de ce qu’on pourrait imaginer intuitivement.

Si vous entraînez un rat à avoir peur d’un son particulier en lui administrant un petit choc électrique chaque fois qu’il l’entend, vous pouvez assez facilement le “déconditionner” en l’exposant au son sans le choc, ou mieux en y associant de la nourriture. Au bout d’un moment, le son n’effraie plus notre ami le rat. Le conditionnement initial a-t-il été oublié? Pas du tout bien sûr: il revient au galop si longtemps après vous associez à nouveau un choc électric au son. Le conditionnement était simplement masqué, prêt à reprendre du service à la moindre alerte. L’observation de son petit cerveau confirme qu’après déconditionnement la peur originale est toujours bien présente (dans l’amygdale cérébrale, vous vous souvenez? On en avait parlé dans ce billet), mais qu’elle est inhibée par une autre zone du cerveau (le cortex préfontal). Ce qu’on prend pour de l’oubli est en réalité un nouvel apprentissage qui réfrène le premier comportement réflexe. D’ailleurs, en cas de lésion dans cette aire préfrontale, l’animal reste tout à fait capable d’apprendre une  nouvelle peur conditionnée, mais il est beaucoup plus difficile à déconditionner.

Pareil chez nous, les humains: on n’oublie pas une expérience traumatisante en effaçant ses traces de notre tête comme si c’était une ardoise. Un tel souvenir ne s’oublie pas, il s’apprivoise tout au plus. Pour qu’il perde un peu de sa charge émotionnelle et cesse de nous griffer, il faut apprendre à lui associer d’autres expériences positives ou neutres: remonter en selle tout de suite après sa chute, revenir sur les lieux d’un drame personnel, parler de ce qui nous a blessé etc. Bon, je ne me moquerai plus de ces fameuses “cellules d’aide psychologique” qu’on déploie de toute urgence dès qu’il y a une catastrophe quelque part…

Pas évident d’oublier dans le fond de son cerveau…

Credit: Deborah Hannula

Vous avez sans doute déjà joué à essayer de deviner l’objet qu’on a retiré d’une pièce ou d’une table que vous aviez bien observée au préalable? Et bien même si vous ne connaissez pas la réponse, vos yeux se poseront inconsciemment plus longtemps à l’endroit de l’objet manquant. On a fait l’expérience avec des volontaires à qui l’on a présenté 216 photos montrant des visages devant un paysage. Ensuite on demandait aux participants de choisir parmi trois visages, lequel ils avaient vu face à ce paysage. Pendant qu’ils réfléchissaient, les chercheurs ont analysé la direction de leur regard et ont découvert que lorsqu’ils regardaient au bon endroit, leur hippocampe (la petite zone du cerveau en charge de la mémoire) s’activait pile à ce moment précis, même s’ils optaient finalement pour un mauvais choix par la suite. Ils en ont conclu que le souvenir était bien présent physiologiquement, mais insuffisamment fort pour réveiller la conscience et faire le bon choix.

Oublier signifierait donc tantôt masquer, inhiber un souvenir, tantôt en perdre l’accès à la conscience. De la même façon “qu’effacer” un fichier informatique ne signifie pas gommer chacun des bits qui le compose mais supprimer l’index qui permet de les retrouver et de les mettre dans le bon ordre. Tout comme les experts arrivent à récupérer certains fichiers effacés par erreur ou malveillance, il arrive qu’une stimulation profonde de certaines zones du cerveau fasse ressurgir puissamment un souvenir qu’on avait complètement oublié. Drôle de bestiole décidément que l’oubli: il se niche là chez les nourrissons, lorsqu’on penserait qu’il n’y a rien à oublier et il se dérobe là où la mémoire semble justement faire défaut. Homer Simpson, grand connaisseur de l’âme humaine, avait raison: l’oubli est indispensable pour apprendre:

Cliquer ici pour voir la vidéo.

>> Article initialement publié sur Le Webinet des curiosités

>> Photo FlickR CC : ganesha.isis

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L’expertise judiciaire ADN n’est pas infaillible http://owni.fr/2011/01/05/lexpertise-judiciaire-adn-nest-pas-infaillible/ http://owni.fr/2011/01/05/lexpertise-judiciaire-adn-nest-pas-infaillible/#comments Wed, 05 Jan 2011 08:31:03 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=41132 Titre original : ADN: quand les “experts” se trompent

Souvent parée de toutes les vertus, l’ADN n’est pas la “reine des preuves” : erreurs de manipulation, d’analyse ou de conservation, “faux positifs“… les annales policières et judiciaires ont d’ors et déjà répertorié plusieurs cas de personnes, accusées et incarcérées, à tort, parce que leur ADN les désignait comme suspectes (voir Quand les “experts” se trompent). Plusieurs scientifiques tirent aujourd’hui la sonnette d’alarme : les taux d’erreurs seraient bien trop importants.

En juin 2010, plusieurs utilisateurs de 23andme, l’une des entreprises proposant de décoder son propre ADN (voir L’avènement de la génomique personnelle), découvrirent, stupéfaits, qu’ils n’avaient pas le même ADN que leurs enfants, frères, soeurs, parents, ou bien qu’ils étaient noirs, ou asiatiques (alors qu’ils étaient blancs)…

Quelques jours plus tard, 23andme découvrit qu’il s’agissait d’une erreur, une plaque comportant 96 empreintes génétiques ayant été retournée, à 180 degrés, entraînant une confusion dans les noms de ses clients.

En décembre 2009, la société deCODE genetics, qui cherchait à concurrencer 23andme en proposant à ses clients une autre interprétation de leur ADN, avait expliqué à certains d’entre eux, à tort, qu’ils encourraient un risque élevé d’être atteint par la maladie d’Alzheimer : 23andme avait changé le format de ses données, mais deCODE ne s’en était pas aperçu, et continuait à utiliser une ancienne grille d’analyse…

En août 2009, un journaliste du New Scientist, qui avait demandé à deCODE d’analyser son ADN, reçu quant à lui cette étonnante réponse, par e-mail :

La question va peut-être vous paraître étrange, mais êtes-vous bien sûr qu’il s’agit d’un Homo sapiens ?

En l’espèce, il s’agissait d’un bug logiciel affectant la façon d’extraire les informations de la base de données de deCODE… Mais l’erreur peut aussi être humaine, et avoir des répercussions d’autant plus graves lorsqu’elle permet de suspecter, voire de condamner, à tort, un innocent.

11 erreurs judiciaires (au moins) imputables à l’ADN aux USA

En 2004, un procureur du New Jersey annonça ainsi que le viol et le meurtre d’une étudiante, 36 ans auparavant, venait enfin d’être élucidé :

Grâce à l’ADN, nous avons enfin pu mettre un visage sur le meurtrier de Jane Durrua, et ce visage appartient à Jerry Bellamy.

Deux ans plus tard, Bellamy fut libéré après que les enquêteurs découvrirent que l’échantillon génétique issu de la scène du crime avait en fait été contaminé, dans le laboratoire de la police technique et scientifique, au contact de l’ADN de Bellamy, qui devait y être également expertisé, mais dans un autre dossier…

Gregory Turner, un Canadien, avait ainsi été accusé de meurtre, au motif qu’on avait trouvé l’ADN de la victime sur sa bague, et que la probabilité qu’elle n’émane pas de cette femme de 56 ans était de 1 sur 163 trillions (soit 163 milliards de milliards). On découvrit, en fait, que l’ADN était celui de l’”experte” qui avait analysé sa bague… Il risquait la prison à vie, et avait déjà passé 27 mois en détention.

L’affaire dite du Fantôme d’Heilbronn est probablement la plus connue des erreurs liées à l’ADN. Qualifiée sur TF1 de “plus grande énigme criminelle de l’Histoire“, elle mobilisa plus de 100 policiers, sur plus de 1400 pistes différentes, entraînant 2400 analyses génétiques, afin d’identifier une tueuse en série à qui les polices allemande et autrichienne imputait une dizaine de meurtres, et des dizaines de cambriolages, depuis 1993.

En mars 2009, on découvrit que l’ADN de la tueuse en série était en fait celui d’une employée de la société de matériel médical qui fournissait les cotons-tiges de prélèvement génétique utilisés par la police, et qu’il n’existait donc pas de Fantôme d’Heilbronn.

Ce même mois de mars 2009, un homme, mis en examen en 2004 pour le meurtre de sa femme après analyse de son ADN, était définitivement mis hors de cause : une consultation du fichier d’empreintes génétiques révéla qu’il avait le même profil génétique qu’un autre homme, connu pour des faits de proxénétisme, mais décédé depuis.

Brandon L. Garrett est professeur à l’école de droit de Virginie, Peter J. Neufeld, cofondateur de l’Innocence Project qui a permis, à ce jour, d’innocenter 261 personnes en démontrant que leur ADN ne correspondait pas à celui du véritable coupable de ce pour quoi ils avaient été condamnés (plus de la moitié d’entre eux avaient pourtant été, notamment, condamnés sur la foi de preuves apportées par la police technique et scientifique qui, par la suite, se sont en fait avérées erronées).

Sur les 137 cas qu’ils ont analysés, en 2009, pour leur étude qu’ils ont consacrée aux erreurs des “experts” de la police scientifique et technique, Garrett et Neufeld ont découvert 11 erreurs judiciaires imputables, en partie, à une mauvaise interprétation ou exploitation de “la preuve par l’ADN“.

L’une des victimes de ces erreurs judiciaires fit les frais d’une “grossière erreur” dans l’analyse de son ADN. Trois autres furent condamnés sur la base de faux témoignages des experts ayant analysé leur ADN. Pire : l’ADN de sept d’entre eux avaient précisément démontré leur innocence, en vain.

Josiah Sutton, un noir américain de 16 ans, fut ainsi condamné pour viol, en 1999, à 25 ans de prison (il n’en fit “que” 4 ans 1/2). Son ADN ne correspondait pas au sperme trouvé sur le lieu du viol, mais cet aspect ne figura pas dans le rapport officiel, et l’”expert” déclara, a contrario, qu’il correspondait bien au sien, avançant un taux de probabilité de 1 sur 694 000 personnes. Dans les faits, un homme noir sur 16 partageait ses caractéristiques génétiques, et le laboratoire de Houston, impliqué dans plusieurs centaines d’autres cas litigieux, fut finalement fermé.

Gilbert Alejandro fut de même condamné pour viol sur la base du témoignage de l’”expert“, qui déclara être sûr à 100% que l’ADN du violeur était le sien. Il s’avéra que cet “expert“, Fred Zain, avait non seulement menti sur son diplôme, et qu’il ne possédait aucune qualification à même de justifier ce pour quoi il travailla pourtant pendant 20 ans pour la police scientifique et technique du Texas, mais également qu’il n’avait pas proprement effectué l’analyse en question. Zain fut finalement impliqué dans 134 condamnations douteuses, et plusieurs dizaines de personnes, qu’il avait contribué à condamner, furent ensuite innocentés.

1 “chance” sur 1M, sur 40 000, ou bien sur 3

En août dernier, Linda Geddes, journaliste au New Scientist revenait de son côté sur le calvaire traversé par Richard Smith, accusé de viol, et qui risquait 25 ans de prison.

Le prélèvement génétique effectué sur son pénis lors de son arrestation comportait deux ADN mêlés. L’expert qui témoigna à son procès estima que la probabilité que l’autre ADN ne soit pas celui de la victime était de 1 sur 95 000. Son supérieur hiérarchique estima quant à lui que la probabilité était de 1 sur 47. Une expertise ultérieure avança qu’elle était plutôt de 1 sur 13. En changeant de méthode statistique, elle n’était plus que de 1 sur 2…

Une étude du National Institute of Standards and Technology (NIST), qui avait envoyé une seule empreinte génétique à 69 laboratoires américains révéla que les méthodes utilisées étaient tellement variées que les résultats obtenus variaient d’une magnitude de 10. Les résultats émanant de laboratoires utilisant les mêmes méthodes statistiques n’étaient guère plus rassurants : en fonction des analyses, la probabilité d’identification de l’ADN variait de 1 sur 100 000 à 1 sur un quadrillion (10 puissance 15, soit mille milliards).

On pense souvent que l’expertise génétique relève de quelque chose de scientifique. Dans les faits, c’est aussi et surtout de la statistique ou, plus exactement, un calcul de probabilités, comme le soulignent Élie Escondida et Dante Timélos, auteurs d’un “guide de self-défense juridique“, Face à la police / Face à la justice, qui notent qu’”on a rarement rappelé le fait que la preuve par l’ADN n’est, tout simplement, pas infaillible” :

Pour profiler quelqu’un, les “experts” analysent en effet généralement 13 marqueurs (ou locis, régions chromosomiques) de l’échantillon ADN qu’ils expertisent, dans la mesure où l’analyse de ces marqueurs suffit généralement à distinguer l’empreinte d’un individu, avant d’estimer la probabilité de concordance de profils (random match probability, RMP, en anglais), à savoir le risque de voir cet ADN correspondre à une ou plusieurs personnes. Dès lors, l’objectif n’est donc pas tant de déterminer l’”empreinte” ADN d’un individu, mais son “profil“, et ça change tout, pour Escondida et Timélos :

Deux ADN différents peuvent donner deux profils ADN semblables justement parce que le profil n’utilise qu’une fraction de l’ADN et non l’ADN dans sa totalité.

Pour pallier ces difficultés, les experts vont se livrer à un calcul de probabilités. L’idée est simple. Même si on ne peut certifier que deux profils ADN identiques représentent bien un ADN unique, il est toujours possible d’essayer d’estimer la probabilité d’une coïncidence fortuite. Autrement dit, le résultat d’une expertise ADN n’est pas, contrairement à ce qu’on croit, une affirmation du type « l’ADN retrouvé dans cette trace appartient à telle personne » mais bien une affirmation du type « il y a x probabilités pour que l’ADN retrouvé dans cette trace appartienne à telle personne ». Si on peut réfuter, avec une certitude absolue, l’identité entre deux profils, on ne peut en revanche jamais confirmer celle-ci avec une certitude de 100 %.

En mai 2008, le Los Angeles Times revenait ainsi sur le cas de John Puckett, un Américain qui, en 2004, à l’âge de 70 ans, se vit inculpé d’un meurtre commis 30 ans auparavant, parce que son ADN correspondait partiellement au sperme prélevé sur la victime.

Lors de son procès, les experts de l’accusation avancèrent que la probabilité d’une coïncidence de profils ADN était de 1 sur 1,1 millions. Les experts de la défense, utilisant d’autres méthodes de calcul, avancèrent les chiffres de 1 sur 40 000, et de 1 sur 16 400. Après 48h de délibéré, les jurés le déclarèrent coupable.

Or, d’après le LA Times, la probabilité que l’ADN de Puckett et celui du meurtrier soient les mêmes était en fait de 1 sur 3… Car le fichier génétique répertoriait, à l’époque, 338 000 profils ADN, et qu’il convenait donc, pour affiner la probabilité, de diviser 338 000 par 1,1 million, soit une probabilité de concordance de profils de 1 sur 3…

Interrogé par le LA Times, l’un des jurés expliqua que le taux de probabilité de 1,1 million était ce qui leur avait finalement permis de conclure à la culpabilité de Puckett. Et que s’ils avaient eu vent de ce taux de 1 sur 3 seulement, le verdict aurait très certainement été très différent.

Condamné par un “expert”, innocenté par 16 autres

Aux Etats-Unis, la fascination exercée par la police scientifique et technique porte un nom : le CSI Effect, du nom de la série télé (”Les experts“, en VF) qui cartonne en terme d’audience, et qui a bouleversé la façon de présenter le travail de la police à la télévision.

Or, cette vision, comme toute fascination, est une représentation glamour, romancée, exagérée et inexacte, pour ne pas dire faussée, de la réalité, comme l’ont noté plusieurs sociologues et juristes américains :

Par exemple la place de la preuve ADN est grandement exagérée tout comme sa pertinence. Les procureurs sont poussés à produire toujours plus de preuves scientifiques même si cela ne présente aucun intérêt pour l’affaire a priori.

Bien que les technologies présentées par la série et ses dérivés existent dans les laboratoires criminels, elles demandent bien plus de temps et sont souvent bien plus équivoques dans la réalité.

Les analystes craignent que les gens en viennent à croire que les sciences légales sont aussi efficaces que dans les séries et s’attendent donc à des effets plus spectaculaires dans les cours de justice.”

Pour comprendre pourquoi un seul et même prélèvement génétique pouvait ainsi être interprété de façon si différente, le New Scientist a demandé à 17 “experts” d’analyser un prélèvement génétique ayant permis la condamnation d’un homme, Kerry Robinson, pour viol. Comme le résume sobrement Le Matin, dans un article intitulé Crime : peut-on faire confiance à l’ADN ?, “les avis sont apparus étonnamment divergents” :

Quatre ont affirmé que les résultats n’étaient pas probants, douze ont établi que la présence de l’homme en question sur le lieu du crime pouvait être écartée, et un seul s’est rallié à l’avis qui avait prévalu lors du jugement, concluant qu’il n’était pas possible d’exclure sa présence sur les lieux.

Autrement dit : pour près des 3/4 des laboratoires, le prélèvement génétique permettait d’établir l’innocence du prévenu, pour 1/4 d’entre eux, qu’il ne permettait d’établir rien du tout. Et le seul laboratoire qui s’est rangé à l’avis de l’expert ayant contribué à faire condamner cet homme n’a pas affirmé qu’il était le coupable recherché, mais que sa présence sur les lieux ne pouvait pas être exclue…

Pour le New Scientist, “la technique est subjective et faillible“. Or, il suffit de l’”opinion” d’un seul individu pour finir en prison. De fait, Richard Smith et Kerry Robinson, bien qu’innocentés par une grande majorité des laboratoires ayant contre-expertisé les échantillons génétiques leur ayant valu condamnations, sont toujours en prison.

“On n’est jamais sûr à 100%”

Pour Raphaël Coquoz, chargé de cours à l’Ecole des sciences criminelles de l’université de Lausanne et spécialiste de l’ADN, interrogé par Le Matin, ces divergences d’expertises ne sont pas très étonnantes : “Un profil ADN n’est pas quelque chose d’univoque” :

On lui accorde trop de valeur. L’analyse ADN donne une probabilité que telle ou telle personne ait été présente à un endroit. Le concept de probabilité est parfois difficile à entendre quand on aimerait voir les choses en blanc ou en noir.

En présence d’un profil “faible”, lorsque les traces sont infimes ou mélangées, la probabilité diminue. Lorsque le profil est de bonne qualité, les certitudes sont élevées, mais on n’est jamais sûr à 100%.

L’ADN n’est qu’un outil parmi d’autres, qui peut mener à des erreurs judiciaires. Il faut le reconnaître.

Tout dépend en effet d’abord de la qualité de l’échantillon recueilli. Parfois, il est trop petit, ou abîmé, dégradé, pollué, quand il ne comporte pas plusieurs ADN, qui peuvent se masquer les uns les autres… rendant son analyse encore plus ardue. Le mythe de l’infaillibilité des “experts“, et la pression de la hiérarchie et de la justice sont tels que, par ailleurs, les policiers procèdent de plus en plus à des prélèvements d’échantillons génétiques sur les scènes de crimes.

Un rapport de l’autorité de contrôle britannique de la génétique (HGC) avait ainsi révélé, en 2009, que la police arrêtait de plus en plus de gens aux seules fins de les ficher génétiquement : alors que la délinquance baissait, les arrestations, et le fichage ADN, progressait, au point que 1 million d’innocents figuraient dans la base de données policière britannique (forte de 6,3 millions de profils, dont 282 000 mineurs de moins de 18 ans), ainsi que 75% des Noirs de 18 à 35 ans.

Dans son rapport sur le projet de loi de finances français pour 2011, le député UMP Guy Geoffroy rappelait ainsi que le fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG) continuait sa “montée en puissance, avec 1 582 595 traces génétiques enregistrées au 1er juillet 2010” :

Rien que sur l’année 2010, près de 375 000 traces supplémentaires devraient avoir été insérées.

Depuis la constitution du fichier, de très nombreux rapprochements d’affaires ont été réalisés : 5548 avec une trace non identifiée, 25 884 avec l’empreinte génétique d’une personne mise en cause et 8796 avec celle d’une personne condamnée.

Visitant en octobre dernier un laboratoire de la police technique et scientifique, Brice Hortefeux a ainsi rappelé l’objectif fixé par son ministère de l’Intérieur : “réaliser des prélèvements d’empreintes génétiques sur 100% des cambriolages et des voitures volées retrouvées“.

Dans le même temps, et conséquemment, ceux qui sont transmis aux laboratoires d’analyse sont de moins en moins bonne qualité. De plus, il existe plusieurs techniques et méthodes statistiques pour expertiser un échantillon génétique. Et moins l’empreinte est de qualité, plus il faut recourir à des techniques complexes, mais donc également plus compliquées à appréhender par un juge, et a fortiori par des jurés, qui n’ont jamais été formés aux subtilités de la statistique ni de la génétique.

La confiance populaire dans la “preuve par l’ADN” est telle que, sous la pression des juges, victimes, avocats, procureurs ou encore de l’opinion publique, les “experts” sont bien souvent sommés de parler, sinon de prendre parti, alors même que certaines empreintes ou prélèvements sont tellement abîmés, partiels ou complexes à analyser qu’il est très difficile de distinguer ce qui relève du signal de ce qui relève du bruit ou encore des artefacts techniques, au point qu’il est impossible d’espérer pouvoir en tirer une expertise véritablement fiable.

Mais au lieu d’expliquer la méthodologie statistique utilisée, afin de permettre à ceux qui vont juger de le faire un connaissance de cause, nombreux sont les experts et les laboratoires qui se contentent d’expliquer qu’ils “pensent” que l’ADN est (ou pas) celui du suspect, ou de la victime, entraînant juges et jurés à condamner quelqu’un en accordant une confiance aveugle à une “expertise” qui, d’un point de vue scientifique ou statistique, pourrait pourtant être contestée par un autre expert…

Or, comme le rappelle le New Scientist dans son éditorial, les jurés américains estiment, à 95%, que la preuve par l’ADN est fiable, et un prévenu est plus susceptible d’être condamné si le dossier comporte une “preuve” ADN que s’il n’en comporte pas…

John Butler, responsable du groupe de génétique appliquée au National Institute of Standards and Technology (NIST), a ainsi examiné 5000 échantillons ADN de 14 laboratoires différents, et découvert que 34% d’entre-eux comportaient l’ADN de deux personnes, et 11% celui de trois voire quatre personnes différentes.

Parallèlement, une étude de Dan Krane, de l’université de Wright, parue dans le Journal of Forensic Sciences, a démontré que 3% des échantillons comportant trois ADN différents pouvaient être interprétés comme ne comportant que deux ADN seulement, et que 70% des échantillons de quatre ADN pouvaient, pareillement, être analysés comme ne comportant que deux ou trois ADN différents.

Or, comme le résume Dan Krane qui, en tant que consultant, effectue régulièrement des contre-expertises, “si vous ne pouvez déterminer combien de personnes étaient présentes sur les lieux, il est ridicule de suggérer que vous pouvez être en mesure d’identifier le profil ADN ou l’identité de ceux qui y étaient vraiment.

Itiel Dror, professeur de neuroscience au collège universitaire de Londres, qui a contribué à l’expérimentation du New Scientist, en appelle à la conscience professionnelle des “experts” :

Ceux qui travaillent dans l’analyse des empreintes digitales, et autres disciplines de la police technique et scientifique, ont désormais accepté que la subjectivité et le contexte pouvaient affecter leurs jugements et décisions.

Il est désormais aussi temps que les experts génétiques acceptent que, dans certaines conditions, la subjectivité, voire même certains biais, puissent affecter leur travail.

Le problème se double du fait que, comme le souligne Linda Geddes dans le New Scientist, les “experts” n’utilisent pas forcément tous les mêmes procédures. Un questionnaire, auquel ont répondu 19 laboratoires américains, canadiens, britanniques et australiens, a révélé que 11 d’entre eux interdisaient à leurs analystes d’interpréter les résultats de manière subjective, mais que 4 d’entre eux l’autorisaient régulièrement, et deux autres de manière exceptionnelles.

L’ADN, une preuve essentiellement “à charge”

Si la génétique permet souvent d’accuser, ou d’innocenter, quelqu’un sans trop de difficultés, David Balding, un généticien et statisticien anglais, n’en estime pas moins que juges et jurés sont trop fréquemment confrontés à des preuves exploitées essentiellement “à charge“, pour confondre tel ou tel suspect, et non pas seulement de manière neutre et scientifique.

Il est ainsi courant qu’un laboratoire se voit demander si l’ADN de tel suspect, qui a été appréhendé, se trouve aussi sur l’échantillon prélevé sur la scène du crime. Ce qui est tout à fait différent que de demander au laboratoire d’identifier le ou les ADN du prélèvement, sans faire de lien, d’emblée, avec tel ou tel suspect.

Dan Krane et William Thompson, professeur de criminologie à l’université de Californie, ont ainsi soumis un échantillon de salive prélevé sur le sein d’une femme qui avait été violée à 1000 “experts“, répartis en quatre catégories.

Trois hommes avaient été suspectés, un seul fut condamné. Les trois premiers groupes devaient estimer si l’ADN de chacun de ces trois suspects pouvait être identifié, ou non, dans l’échantillon, le quatrième étant chargé d’y rechercher l’ADN de la victime.

Tous ont estimé que l’ADN de la personne qui leur était présentée pouvait être identifié dans l’échantillon de salive en question. Or, souligne Dan Krane, près du tiers des affaires qu’il a à traiter, au quotidien, comportent de tels biais d’interprétation subjective…

Le New Scientist explique également que les “experts” sont souvent trop proches de la police, et qu’ils en savent souvent trop sur l’affaire, ou les suspects, au point que cela pourrait constituer un biais dans leurs analyses. Un “expert” américain, témoignant de façon anonyme, dénonce ainsi les risques de partialité de ses confrères :

Les laboratoires criminels ne devraient pas être placés sous le contrôle de l’institution policière. Nous sommes des scientifiques, pas des policiers, ni des procureurs.

Avec Peter Gill, co-inventeur de la “preuve par l’ADN avec Sir Alec Jeffreys, et ancien responsable du laboratoire de police scientifique britannique, David Balding a ainsi élaboré une méthode, le “ratio de probabilité” (”likehood ratio“, LR) , dont l’énoncé suffit à mettre à mal l’infaillibilité supposée de la preuve par l’ADN :

Il s’agit de se demander quelle est la probabilité que cette preuve puisse être utilisée par l’accusation, et quelle est la probabilité qu’elle puisse être exploitée par la défense. Ensuite, vous faire un ratio des deux.

Aussi surprenante qu’elle puisse paraître pour un profane, cette méthode a officiellement été recommandée, l’an passé, par l’International Society for Forensic Genetics (ISFG), et le Scientific Working Group on DNA Analysis Methods (SWGDAM), un laboratoire du FBI chargé d’effectuer des recommandations aux laboratoires de police scientifique et technique américains, dès lors que l’empreinte génétique s’avère complexe à expertiser.

Pour Peter Gill, qui déplore le “mythe” de l’infaillibilité de l’ADN, “le manque de compréhension de la part du public, mais également des juges et des avocats, est considérable“. Ainsi, aux Etats-Unis, il estime que seuls 10 à 15% des avocats dont les clients ont pourtant été, en tout ou partie, incriminés sur la base de leur empreinte génétique, effectuent une contre-expertise… Dane Krane, lui, estime que le taux serait plutôt inférieur à 1%, soulignant la croyance aveugle qu’accorderait les avocats dans la preuve génétique…

Bruce Budowle, ancien responsable du laboratoire génétique du FBI, plaide ainsi pour que les laboratoires généralisent la contre-expertise, et la vérification, de leurs analyses, et pour que toutes ces données et conclusions soient aussi confiées aux avocats et défenseurs des personnes dont l’ADN a été identifié.

18 des 19 laboratoires interrogés par le New Scientist procèdent à de telles contre-expertises, mais dans la majorité des cas, le second analyste a préalablement pris connaissance des conclusions de son prédécesseur, faussant ainsi potentiellement leurs résultats.

Si 15 de ces laboratoires expliquent qu’en cas de désaccord, c’est le supérieur hiérarchique qui tranche, seuls deux d’entre eux déclarent mentionner, dans leurs rapports, l’existence d’une divergence d’analyses…

Il ne s’agit pas pour autant de jeter l’opprobre sur l’utilisation judiciaire de l’ADN, ni de conclure que les expertises seraient systématiquement sujettes à caution.

Par contre, le fait que l’on ait d’ores et déjà autant d’erreurs, et les biais et problèmes de subjectivité soulevés par le New Scientist, plaident pour une vigilance accrue en la matière, d’autant que la police et la justice exploitent de plus en plus la génétique dans leurs enquêtes.

L’expertise génétique est une discipline encore relativement nouvelle, mais nous disposons également de suffisamment d’éléments pour ne plus lui accorder la confiance aveugle qu’on lui prête généralement.

Il est temps de “libérer” l’ADN

Dans son rapport, très critique (voir Quand les “experts” se trompent), sur le caractère non scientifique des techniques utilisées par la police technique et scientifique, le conseil national de la recherche américain soulignait ainsi que “les méthodes développées dans les laboratoires afin d’aider les forces de l’ordre” pourraient grandement bénéficier des contributions des chercheurs et scientifiques.

Et c’est précisément pour renforcer la confiance que l’on peut accorder au système judiciaire, et à la façon qu’ont les “experts” d’exploiter traces et identifiants génétiques, que Dan Krane a publié dans la revue Science, en décembre 2009, un appel cosigné par 40 autres scientifiques et professeurs de droit, intitulé Time for DNA disclosure (.pdf) (Il est temps de libérer l’ADN), appelant à libérer la base de données de profils génétiques de la police américaine, afin que d’autres chercheurs et scientifiques y aient eux aussi accès :

Nous pensons que le temps est venu pour le FBI de permettre aux scientifiques d’accéder aux profils génétiques anonymisés de sa base de données afin qu’ils puissent y effectuer des recherches qui profiteront à l’ensemble de la justice criminelle.

Les forces de l’ordre devraient honorer les normes scientifiques et ouvrir leurs bases de données ADN au regard scientifique indépendant. Cela ne pose guère de risque significatif, et ne peut que renforcer la qualité de l’exploitation judiciaire de l’ADN.

Comme le souligne également le New Scientist dans l’éditorial qu’il consacra à cette demande, “si le FBI s’est trompé dans ses statistiques, les conséquences sont tellement profondes que nous devrions pouvoir le savoir. S’il ne s’est pas trompé, les recherches ne pourront que renforcer la preuve par l’ADN. Dans les deux cas, la justice en sortira gagnante.”

Cette évaluation serait d’autant plus pressante, mais également pertinente, que ladite base de données est de plus en plus exploitée par la police et la justice, et qu’elle répertorie plus de 9 millions de profils génétiques, augmentant d’autant la probabilité de voir une ou plusieurs personnes partager le même profil ADN, et donc déboucher sur des erreurs judiciaires. Comme l’expliquent Escondida et Timélos, “plus un fichier augmente en taille, plus il est censé être efficace, mais plus sa fiabilité théorique est en chute libre“.

Interrogé par le LA Times, Jonathan Jay Koehler, professeur de droit spécialiste des sciences du comportement, et notamment de ce qui préside aux décisions judiciaires basées sur les expertises de la police technique et scientifique, estime que le taux d’erreur, dans les laboratoires, est de l’ordre de 1 pour 1000, qu’il s’agisse d’ADN identifié, à tort, ou bien, a contrario, non identifié alors qu’il aurait pu l’avoir été :

Personne ne voudrait prendre l’avion s’il devait s’écraser une fois tous les 1000 vols.

William Thompson, considéré comme l’un des meilleurs spécialistes des erreurs en matière de génétique criminelle, se rappelle que lors de la création des premières bases de données d’ADN, on estimait que les innocents n’avaient rien à craindre, et qu’ils ne devaient donc pas avoir peur d’être fichés.

Mais aujourd’hui, quand on regarde la somme d’erreurs répertoriées de par le monde – et nous ne connaissons que la partie émergée de l’iceberg -, le problème se pose vraiment de savoir combien de personnes nous voulons ainsi ficher. Et je n’aimerais certainement pas être l’une d’entre elles.

77% des personnes fichées, en France, sont “innocentes”

En 1994, la loi qui avait créé le fichier génétique américain avait expressément anticipé le fait que des chercheurs pourraient y effectuer des contrôles qualité “dans la mesure où les informations personnelles et identifiables en seraient retirées“, ce qu’il est d’autant plus facile à faire que les identifiants génétiques fichés sont “non-codants“, et donc non susceptibles de révéler d’informations sensibles (une affirmation cela dit contestée par Catherine Bourgain, chargée de Recherches de l’Unité INSERM 535 “Génétique épidémiologique et structures des populations humaines“, pour qui il n’y a pas d’ADN “neutre”).

Si le FBI s’est déjà illustré en essayant de camoufler les erreurs identifiées par certains “experts” dans son fichier génétique, il refuse d’accéder aux demandes des scientifiques précisément (ou, plutôt, “officiellement“) en raison de considérations liées à la protection de la vie privée, et des caractéristiques génétiques de ceux qui sont fichés dans sa base de données.

Ces derniers voudraient ainsi vérifier le taux d’erreur, au moment de la saisie manuelle des fichiers. Une étude portant sur 15 021 profils génétiques contenus dans une base de donnée gouvernementale australienne avait ainsi révélé un taux d’erreur de 1 sur 300, “ce qui soulève un certain nombre de questions au regard des opportunités manquées d’aboutir sur certaines enquêtes“.

A contrario, l’article que Linda Geddes, du New Scientist, a consacré à cette lettre ouverte, met plutôt l’accent sur les risques d’erreurs judiciaires. Elle cite ainsi plusieurs expériences, menées sur près de 300 000 profils génétiques extraits de trois bases de données ADN américaines. A la grande surprise des scientifiques, plus de 2000 profils partageaient des caractéristiques qui, normalement, auraient dû rendre leurs profils “uniques“.

Interrogé à ce sujet, Bruce Budowle, ancien responsable scientifique du fichier génétique du FBI, explique que sélectionner le profil d’un suspect afin de le comparer à un échantillon prélevé sur une scène de crime est à peu près aussi pertinent que de tenter d’identifier un suspect à partir de sa seule date de naissance : plus la base de données contient de profils génétiques, plus grandes sont les chances d’en voir un certain nombre partager certaines caractéristiques.

En décembre 2008, la Grande-Bretagne était condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme à détruire les profils ADN de 850 000 personnes, soit près de 13% des 6,3 millions d’individus présents dans le fichier génétique de la police britannique.

Les juges avaient en effet estimé que leur fichage génétique était une “atteinte disproportionnée au respect de la vie privée“, au motif que leur casier judiciaire était vierge, et qu’ils n’avaient pas été condamnés dans l’affaire qui leur avait valu d’être fichés, et qu’ils devaient donc toujours être présumés innocents.

Le Fichier national automatisé des empreintes génétiques, son équivalent français, ne comporte, lui, “que” 1,6 million de profils. Créé en 1998 afin de ficher les criminels sexuels, et lutter contre la récidive, il a depuis été élargi à la quasi-totalité des personnes à l’€™encontre desquelles il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elles aient commis un crime ou un délit (à l’exception notable de la délinquance routière et financière).

En décembre 2009, alors qu’il n’en recensait “que” 1,2 million de profils, le nombre de personnes condamnées enregistrées était de 280 399, soit 23%. Dit autrement : 77% des personnes fichées génétiquement, en France, n’ont été que “mises en cause” et suspectées, mais jamais condamnées. Elles sont donc toujours “présumés innocentes“…

Comme le soulignait l’an passé Matthieu Bonduelle, secrétaire général du Syndicat de la magistrature, au sujet du FNAEG, “Il faut reconnaître qu’il permet de résoudre des affaires, mais on est maintenant dans une logique d’alimentation du fichier. Personne ne prône le fichage généralisé, mais, de fait, on est en train de l’effectuer“ (voir Objectif: ficher l’ADN de toute la population).

>> Illustrations CC FlickR : Null Value, didbygraham

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http://owni.fr/2011/01/05/lexpertise-judiciaire-adn-nest-pas-infaillible/feed/ 5
L’expertise judiciaire génétique loin d’être infaillible http://owni.fr/2010/12/13/adn-quand-les-experts-se-trompent/ http://owni.fr/2010/12/13/adn-quand-les-experts-se-trompent/#comments Mon, 13 Dec 2010 13:23:55 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=33647 Titre original : ADN: quand les “experts” se trompent

Souvent parée de toutes les vertus, l’ADN n’est pas la “reine des preuves” : erreurs de manipulation, d’analyse ou de conservation, “faux positifs“… les annales policières et judiciaires ont d’ors et déjà répertorié plusieurs cas de personnes, accusées et incarcérées, à tort, parce que leur ADN les désignait comme suspectes (voir Quand les “experts” se trompent). Plusieurs scientifiques tirent aujourd’hui la sonnette d’alarme : les taux d’erreurs seraient bien trop importants.

En juin 2010, plusieurs utilisateurs de 23andme, l’une des entreprises proposant de décoder son propre ADN (voir L’avènement de la génomique personnelle), découvrirent, stupéfaits, qu’ils n’avaient pas le même ADN que leurs enfants, frères, soeurs, parents, ou bien qu’ils étaient noirs, ou asiatiques (alors qu’ils étaient blancs)…

Quelques jours plus tard, 23andme découvrit qu’il s’agissait d’une erreur, une plaque comportant 96 empreintes génétiques ayant été retournée, à 180 degrés, entraînant une confusion dans les noms de ses clients.

En décembre 2009, la société deCODE genetics, qui cherchait à concurrencer 23andme en proposant à ses clients une autre interprétation de leur ADN, avait expliqué à certains d’entre eux, à tort, qu’ils encourraient un risque élevé d’être atteint par la maladie d’Alzheimer : 23andme avait changé le format de ses données, mais deCODE ne s’en était pas aperçu, et continuait à utiliser une ancienne grille d’analyse…

En août 2009, un journaliste du New Scientist, qui avait demandé à deCODE d’analyser son ADN, reçu quant à lui cette étonnante réponse, par e-mail :

La question va peut-être vous paraître étrange, mais êtes-vous bien sûr qu’il s’agit d’un Homo sapiens ?

En l’espèce, il s’agissait d’un bug logiciel affectant la façon d’extraire les informations de la base de données de deCODE… Mais l’erreur peut aussi être humaine, et avoir des répercussions d’autant plus graves lorsqu’elle permet de suspecter, voire de condamner, à tort, un innocent.

11 erreurs judiciaires (au moins) imputables à l’ADN aux USA

En 2004, un procureur du New Jersey annonça ainsi que le viol et le meurtre d’une étudiante, 36 ans auparavant, venait enfin d’être élucidé :

Grâce à l’ADN, nous avons enfin pu mettre un visage sur le meurtrier de Jane Durrua, et ce visage appartient à Jerry Bellamy.

Deux ans plus tard, Bellamy fut libéré après que les enquêteurs découvrirent que l’échantillon génétique issu de la scène du crime avait en fait été contaminé, dans le laboratoire de la police technique et scientifique, au contact de l’ADN de Bellamy, qui devait y être également expertisé, mais dans un autre dossier…

Gregory Turner, un Canadien, avait ainsi été accusé de meurtre, au motif qu’on avait trouvé l’ADN de la victime sur sa bague, et que la probabilité qu’elle n’émane pas de cette femme de 56 ans était de 1 sur 163 trillions (soit 163 milliards de milliards). On découvrit, en fait, que l’ADN était celui de l’”experte” qui avait analysé sa bague… Il risquait la prison à vie, et avait déjà passé 27 mois en détention.

L’affaire dite du Fantôme d’Heilbronn est probablement la plus connue des erreurs liées à l’ADN. Qualifiée sur TF1 de “plus grande énigme criminelle de l’Histoire“, elle mobilisa plus de 100 policiers, sur plus de 1400 pistes différentes, entraînant 2400 analyses génétiques, afin d’identifier une tueuse en série à qui les polices allemande et autrichienne imputait une dizaine de meurtres, et des dizaines de cambriolages, depuis 1993.

En mars 2009, on découvrit que l’ADN de la tueuse en série était en fait celui d’une employée de la société de matériel médical qui fournissait les cotons-tiges de prélèvement génétique utilisés par la police, et qu’il n’existait donc pas de Fantôme d’Heilbronn.

Ce même mois de mars 2009, un homme, mis en examen en 2004 pour le meurtre de sa femme après analyse de son ADN, était définitivement mis hors de cause : une consultation du fichier d’empreintes génétiques révéla qu’il avait le même profil génétique qu’un autre homme, connu pour des faits de proxénétisme, mais décédé depuis.

Brandon L. Garrett est professeur à l’école de droit de Virginie, Peter J. Neufeld, cofondateur de l’Innocence Project qui a permis, à ce jour, d’innocenter 261 personnes en démontrant que leur ADN ne correspondait pas à celui du véritable coupable de ce pour quoi ils avaient été condamnés (plus de la moitié d’entre eux avaient pourtant été, notamment, condamnés sur la foi de preuves apportées par la police technique et scientifique qui, par la suite, se sont en fait avérées erronées).

Sur les 137 cas qu’ils ont analysés, en 2009, pour leur étude qu’ils ont consacrée aux erreurs des “experts” de la police scientifique et technique, Garrett et Neufeld ont découvert 11 erreurs judiciaires imputables, en partie, à une mauvaise interprétation ou exploitation de “la preuve par l’ADN“.

L’une des victimes de ces erreurs judiciaires fit les frais d’une “grossière erreur” dans l’analyse de son ADN. Trois autres furent condamnés sur la base de faux témoignages des experts ayant analysé leur ADN. Pire : l’ADN de sept d’entre eux avaient précisément démontré leur innocence, en vain.

Josiah Sutton, un noir américain de 16 ans, fut ainsi condamné pour viol, en 1999, à 25 ans de prison (il n’en fit “que” 4 ans 1/2). Son ADN ne correspondait pas au sperme trouvé sur le lieu du viol, mais cet aspect ne figura pas dans le rapport officiel, et l’”expert” déclara, a contrario, qu’il correspondait bien au sien, avançant un taux de probabilité de 1 sur 694 000 personnes. Dans les faits, un homme noir sur 16 partageait ses caractéristiques génétiques, et le laboratoire de Houston, impliqué dans plusieurs centaines d’autres cas litigieux, fut finalement fermé.

Gilbert Alejandro fut de même condamné pour viol sur la base du témoignage de l’”expert“, qui déclara être sûr à 100% que l’ADN du violeur était le sien. Il s’avéra que cet “expert“, Fred Zain, avait non seulement menti sur son diplôme, et qu’il ne possédait aucune qualification à même de justifier ce pour quoi il travailla pourtant pendant 20 ans pour la police scientifique et technique du Texas, mais également qu’il n’avait pas proprement effectué l’analyse en question. Zain fut finalement impliqué dans 134 condamnations douteuses, et plusieurs dizaines de personnes, qu’il avait contribué à condamner, furent ensuite innocentés.

1 “chance” sur 1M, sur 40 000, ou bien sur 3

En août dernier, Linda Geddes, journaliste au New Scientist revenait de son côté sur le calvaire traversé par Richard Smith, accusé de viol, et qui risquait 25 ans de prison.

Le prélèvement génétique effectué sur son pénis lors de son arrestation comportait deux ADN mêlés. L’expert qui témoigna à son procès estima que la probabilité que l’autre ADN ne soit pas celui de la victime était de 1 sur 95 000. Son supérieur hiérarchique estima quant à lui que la probabilité était de 1 sur 47. Une expertise ultérieure avança qu’elle était plutôt de 1 sur 13. En changeant de méthode statistique, elle n’était plus que de 1 sur 2…

Une étude du National Institute of Standards and Technology (NIST), qui avait envoyé une seule empreinte génétique à 69 laboratoires américains révéla que les méthodes utilisées étaient tellement variées que les résultats obtenus variaient d’une magnitude de 10. Les résultats émanant de laboratoires utilisant les mêmes méthodes statistiques n’étaient guère plus rassurants : en fonction des analyses, la probabilité d’identification de l’ADN variait de 1 sur 100 000 à 1 sur un quadrillion (10 puissance 15, soit mille milliards).

On pense souvent que l’expertise génétique relève de quelque chose de scientifique. Dans les faits, c’est aussi et surtout de la statistique ou, plus exactement, un calcul de probabilités, comme le soulignent Élie Escondida et Dante Timélos, auteurs d’un “guide de self-défense juridique“, Face à la police / Face à la justice, qui notent qu’”on a rarement rappelé le fait que la preuve par l’ADN n’est, tout simplement, pas infaillible” :

Pour profiler quelqu’un, les “experts” analysent en effet généralement 13 marqueurs (ou locis, régions chromosomiques) de l’échantillon ADN qu’ils expertisent, dans la mesure où l’analyse de ces marqueurs suffit généralement à distinguer l’empreinte d’un individu, avant d’estimer la probabilité de concordance de profils (random match probability, RMP, en anglais), à savoir le risque de voir cet ADN correspondre à une ou plusieurs personnes. Dès lors, l’objectif n’est donc pas tant de déterminer l’”empreinte” ADN d’un individu, mais son “profil“, et ça change tout, pour Escondida et Timélos :

Deux ADN différents peuvent donner deux profils ADN semblables justement parce que le profil n’utilise qu’une fraction de l’ADN et non l’ADN dans sa totalité.

Pour pallier ces difficultés, les experts vont se livrer à un calcul de probabilités. L’idée est simple. Même si on ne peut certifier que deux profils ADN identiques représentent bien un ADN unique, il est toujours possible d’essayer d’estimer la probabilité d’une coïncidence fortuite. Autrement dit, le résultat d’une expertise ADN n’est pas, contrairement à ce qu’on croit, une affirmation du type « l’ADN retrouvé dans cette trace appartient à telle personne » mais bien une affirmation du type « il y a x probabilités pour que l’ADN retrouvé dans cette trace appartienne à telle personne ». Si on peut réfuter, avec une certitude absolue, l’identité entre deux profils, on ne peut en revanche jamais confirmer celle-ci avec une certitude de 100 %.

En mai 2008, le Los Angeles Times revenait ainsi sur le cas de John Puckett, un Américain qui, en 2004, à l’âge de 70 ans, se vit inculpé d’un meurtre commis 30 ans auparavant, parce que son ADN correspondait partiellement au sperme prélevé sur la victime.

Lors de son procès, les experts de l’accusation avancèrent que la probabilité d’une coïncidence de profils ADN était de 1 sur 1,1 millions. Les experts de la défense, utilisant d’autres méthodes de calcul, avancèrent les chiffres de 1 sur 40 000, et de 1 sur 16 400. Après 48h de délibéré, les jurés le déclarèrent coupable.

Or, d’après le LA Times, la probabilité que l’ADN de Puckett et celui du meurtrier soient les mêmes était en fait de 1 sur 3… Car le fichier génétique répertoriait, à l’époque, 338 000 profils ADN, et qu’il convenait donc, pour affiner la probabilité, de diviser 338 000 par 1,1 million, soit une probabilité de concordance de profils de 1 sur 3…

Interrogé par le LA Times, l’un des jurés expliqua que le taux de probabilité de 1,1 million était ce qui leur avait finalement permis de conclure à la culpabilité de Puckett. Et que s’ils avaient eu vent de ce taux de 1 sur 3 seulement, le verdict aurait très certainement été très différent.

Condamné par un “expert”, innocenté par 16 autres

Aux Etats-Unis, la fascination exercée par la police scientifique et technique porte un nom : le CSI Effect, du nom de la série télé (”Les experts“, en VF) qui cartonne en terme d’audience, et qui a bouleversé la façon de présenter le travail de la police à la télévision.

Or, cette vision, comme toute fascination, est une représentation glamour, romancée, exagérée et inexacte, pour ne pas dire faussée, de la réalité, comme l’ont noté plusieurs sociologues et juristes américains :

Par exemple la place de la preuve ADN est grandement exagérée tout comme sa pertinence. Les procureurs sont poussés à produire toujours plus de preuves scientifiques même si cela ne présente aucun intérêt pour l’affaire a priori.

Bien que les technologies présentées par la série et ses dérivés existent dans les laboratoires criminels, elles demandent bien plus de temps et sont souvent bien plus équivoques dans la réalité.

Les analystes craignent que les gens en viennent à croire que les sciences légales sont aussi efficaces que dans les séries et s’attendent donc à des effets plus spectaculaires dans les cours de justice.”

Pour comprendre pourquoi un seul et même prélèvement génétique pouvait ainsi être interprété de façon si différente, le New Scientist a demandé à 17 “experts” d’analyser un prélèvement génétique ayant permis la condamnation d’un homme, Kerry Robinson, pour viol. Comme le résume sobrement Le Matin, dans un article intitulé Crime : peut-on faire confiance à l’ADN ?, “les avis sont apparus étonnamment divergents” :

Quatre ont affirmé que les résultats n’étaient pas probants, douze ont établi que la présence de l’homme en question sur le lieu du crime pouvait être écartée, et un seul s’est rallié à l’avis qui avait prévalu lors du jugement, concluant qu’il n’était pas possible d’exclure sa présence sur les lieux.

Autrement dit : pour près des 3/4 des laboratoires, le prélèvement génétique permettait d’établir l’innocence du prévenu, pour 1/4 d’entre eux, qu’il ne permettait d’établir rien du tout. Et le seul laboratoire qui s’est rangé à l’avis de l’expert ayant contribué à faire condamner cet homme n’a pas affirmé qu’il était le coupable recherché, mais que sa présence sur les lieux ne pouvait pas être exclue…

Pour le New Scientist, “la technique est subjective et faillible“. Or, il suffit de l’”opinion” d’un seul individu pour finir en prison. De fait, Richard Smith et Kerry Robinson, bien qu’innocentés par une grande majorité des laboratoires ayant contre-expertisé les échantillons génétiques leur ayant valu condamnations, sont toujours en prison.

“On n’est jamais sûr à 100%”

Pour Raphaël Coquoz, chargé de cours à l’Ecole des sciences criminelles de l’université de Lausanne et spécialiste de l’ADN, interrogé par Le Matin, ces divergences d’expertises ne sont pas très étonnantes : “Un profil ADN n’est pas quelque chose d’univoque” :

On lui accorde trop de valeur. L’analyse ADN donne une probabilité que telle ou telle personne ait été présente à un endroit. Le concept de probabilité est parfois difficile à entendre quand on aimerait voir les choses en blanc ou en noir.

En présence d’un profil “faible”, lorsque les traces sont infimes ou mélangées, la probabilité diminue. Lorsque le profil est de bonne qualité, les certitudes sont élevées, mais on n’est jamais sûr à 100%.

L’ADN n’est qu’un outil parmi d’autres, qui peut mener à des erreurs judiciaires. Il faut le reconnaître.

Tout dépend en effet d’abord de la qualité de l’échantillon recueilli. Parfois, il est trop petit, ou abîmé, dégradé, pollué, quand il ne comporte pas plusieurs ADN, qui peuvent se masquer les uns les autres… rendant son analyse encore plus ardue. Le mythe de l’infaillibilité des “experts“, et la pression de la hiérarchie et de la justice sont tels que, par ailleurs, les policiers procèdent de plus en plus à des prélèvements d’échantillons génétiques sur les scènes de crimes.

Un rapport de l’autorité de contrôle britannique de la génétique (HGC) avait ainsi révélé, en 2009, que la police arrêtait de plus en plus de gens aux seules fins de les ficher génétiquement : alors que la délinquance baissait, les arrestations, et le fichage ADN, progressait, au point que 1 million d’innocents figuraient dans la base de données policière britannique (forte de 6,3 millions de profils, dont 282 000 mineurs de moins de 18 ans), ainsi que 75% des Noirs de 18 à 35 ans.

Dans son rapport sur le projet de loi de finances français pour 2011, le député UMP Guy Geoffroy rappelait ainsi que le fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG) continuait sa “montée en puissance, avec 1 582 595 traces génétiques enregistrées au 1er juillet 2010” :

Rien que sur l’année 2010, près de 375 000 traces supplémentaires devraient avoir été insérées.

Depuis la constitution du fichier, de très nombreux rapprochements d’affaires ont été réalisés : 5548 avec une trace non identifiée, 25 884 avec l’empreinte génétique d’une personne mise en cause et 8796 avec celle d’une personne condamnée.

Visitant en octobre dernier un laboratoire de la police technique et scientifique, Brice Hortefeux a ainsi rappelé l’objectif fixé par son ministère de l’Intérieur : “réaliser des prélèvements d’empreintes génétiques sur 100% des cambriolages et des voitures volées retrouvées“.

Dans le même temps, et conséquemment, ceux qui sont transmis aux laboratoires d’analyse sont de moins en moins bonne qualité. De plus, il existe plusieurs techniques et méthodes statistiques pour expertiser un échantillon génétique. Et moins l’empreinte est de qualité, plus il faut recourir à des techniques complexes, mais donc également plus compliquées à appréhender par un juge, et a fortiori par des jurés, qui n’ont jamais été formés aux subtilités de la statistique ni de la génétique.

La confiance populaire dans la “preuve par l’ADN” est telle que, sous la pression des juges, victimes, avocats, procureurs ou encore de l’opinion publique, les “experts” sont bien souvent sommés de parler, sinon de prendre parti, alors même que certaines empreintes ou prélèvements sont tellement abîmés, partiels ou complexes à analyser qu’il est très difficile de distinguer ce qui relève du signal de ce qui relève du bruit ou encore des artefacts techniques, au point qu’il est impossible d’espérer pouvoir en tirer une expertise véritablement fiable.

Mais au lieu d’expliquer la méthodologie statistique utilisée, afin de permettre à ceux qui vont juger de le faire un connaissance de cause, nombreux sont les experts et les laboratoires qui se contentent d’expliquer qu’ils “pensent” que l’ADN est (ou pas) celui du suspect, ou de la victime, entraînant juges et jurés à condamner quelqu’un en accordant une confiance aveugle à une “expertise” qui, d’un point de vue scientifique ou statistique, pourrait pourtant être contestée par un autre expert…

Or, comme le rappelle le New Scientist dans son éditorial, les jurés américains estiment, à 95%, que la preuve par l’ADN est fiable, et un prévenu est plus susceptible d’être condamné si le dossier comporte une “preuve” ADN que s’il n’en comporte pas…

John Butler, responsable du groupe de génétique appliquée au National Institute of Standards and Technology (NIST), a ainsi examiné 5000 échantillons ADN de 14 laboratoires différents, et découvert que 34% d’entre-eux comportaient l’ADN de deux personnes, et 11% celui de trois voire quatre personnes différentes.

Parallèlement, une étude de Dan Krane, de l’université de Wright, parue dans le Journal of Forensic Sciences, a démontré que 3% des échantillons comportant trois ADN différents pouvaient être interprétés comme ne comportant que deux ADN seulement, et que 70% des échantillons de quatre ADN pouvaient, pareillement, être analysés comme ne comportant que deux ou trois ADN différents.

Or, comme le résume Dan Krane qui, en tant que consultant, effectue régulièrement des contre-expertises, “si vous ne pouvez déterminer combien de personnes étaient présentes sur les lieux, il est ridicule de suggérer que vous pouvez être en mesure d’identifier le profil ADN ou l’identité de ceux qui y étaient vraiment.

Itiel Dror, professeur de neuroscience au collège universitaire de Londres, qui a contribué à l’expérimentation du New Scientist, en appelle à la conscience professionnelle des “experts” :

Ceux qui travaillent dans l’analyse des empreintes digitales, et autres disciplines de la police technique et scientifique, ont désormais accepté que la subjectivité et le contexte pouvaient affecter leurs jugements et décisions.

Il est désormais aussi temps que les experts génétiques acceptent que, dans certaines conditions, la subjectivité, voire même certains biais, puissent affecter leur travail.

Le problème se double du fait que, comme le souligne Linda Geddes dans le New Scientist, les “experts” n’utilisent pas forcément tous les mêmes procédures. Un questionnaire, auquel ont répondu 19 laboratoires américains, canadiens, britanniques et australiens, a révélé que 11 d’entre eux interdisaient à leurs analystes d’interpréter les résultats de manière subjective, mais que 4 d’entre eux l’autorisaient régulièrement, et deux autres de manière exceptionnelles.

L’ADN, une preuve essentiellement “à charge”

Si la génétique permet souvent d’accuser, ou d’innocenter, quelqu’un sans trop de difficultés, David Balding, un généticien et statisticien anglais, n’en estime pas moins que juges et jurés sont trop fréquemment confrontés à des preuves exploitées essentiellement “à charge“, pour confondre tel ou tel suspect, et non pas seulement de manière neutre et scientifique.

Il est ainsi courant qu’un laboratoire se voit demander si l’ADN de tel suspect, qui a été appréhendé, se trouve aussi sur l’échantillon prélevé sur la scène du crime. Ce qui est tout à fait différent que de demander au laboratoire d’identifier le ou les ADN du prélèvement, sans faire de lien, d’emblée, avec tel ou tel suspect.

Dan Krane et William Thompson, professeur de criminologie à l’université de Californie, ont ainsi soumis un échantillon de salive prélevé sur le sein d’une femme qui avait été violée à 1000 “experts“, répartis en quatre catégories.

Trois hommes avaient été suspectés, un seul fut condamné. Les trois premiers groupes devaient estimer si l’ADN de chacun de ces trois suspects pouvait être identifié, ou non, dans l’échantillon, le quatrième étant chargé d’y rechercher l’ADN de la victime.

Tous ont estimé que l’ADN de la personne qui leur était présentée pouvait être identifié dans l’échantillon de salive en question. Or, souligne Dan Krane, près du tiers des affaires qu’il a à traiter, au quotidien, comportent de tels biais d’interprétation subjective…

Le New Scientist explique également que les “experts” sont souvent trop proches de la police, et qu’ils en savent souvent trop sur l’affaire, ou les suspects, au point que cela pourrait constituer un biais dans leurs analyses. Un “expert” américain, témoignant de façon anonyme, dénonce ainsi les risques de partialité de ses confrères :

Les laboratoires criminels ne devraient pas être placés sous le contrôle de l’institution policière. Nous sommes des scientifiques, pas des policiers, ni des procureurs.

Avec Peter Gill, co-inventeur de la “preuve par l’ADN avec Sir Alec Jeffreys, et ancien responsable du laboratoire de police scientifique britannique, David Balding a ainsi élaboré une méthode, le “ratio de probabilité” (”likehood ratio“, LR) , dont l’énoncé suffit à mettre à mal l’infaillibilité supposée de la preuve par l’ADN :

Il s’agit de se demander quelle est la probabilité que cette preuve puisse être utilisée par l’accusation, et quelle est la probabilité qu’elle puisse être exploitée par la défense. Ensuite, vous faire un ratio des deux.

Aussi surprenante qu’elle puisse paraître pour un profane, cette méthode a officiellement été recommandée, l’an passé, par l’International Society for Forensic Genetics (ISFG), et le Scientific Working Group on DNA Analysis Methods (SWGDAM), un laboratoire du FBI chargé d’effectuer des recommandations aux laboratoires de police scientifique et technique américains, dès lors que l’empreinte génétique s’avère complexe à expertiser.

Pour Peter Gill, qui déplore le “mythe” de l’infaillibilité de l’ADN, “le manque de compréhension de la part du public, mais également des juges et des avocats, est considérable“. Ainsi, aux Etats-Unis, il estime que seuls 10 à 15% des avocats dont les clients ont pourtant été, en tout ou partie, incriminés sur la base de leur empreinte génétique, effectuent une contre-expertise… Dane Krane, lui, estime que le taux serait plutôt inférieur à 1%, soulignant la croyance aveugle qu’accorderait les avocats dans la preuve génétique…

Bruce Budowle, ancien responsable du laboratoire génétique du FBI, plaide ainsi pour que les laboratoires généralisent la contre-expertise, et la vérification, de leurs analyses, et pour que toutes ces données et conclusions soient aussi confiées aux avocats et défenseurs des personnes dont l’ADN a été identifié.

18 des 19 laboratoires interrogés par le New Scientist procèdent à de telles contre-expertises, mais dans la majorité des cas, le second analyste a préalablement pris connaissance des conclusions de son prédécesseur, faussant ainsi potentiellement leurs résultats.

Si 15 de ces laboratoires expliquent qu’en cas de désaccord, c’est le supérieur hiérarchique qui tranche, seuls deux d’entre eux déclarent mentionner, dans leurs rapports, l’existence d’une divergence d’analyses…

Il ne s’agit pas pour autant de jeter l’opprobre sur l’utilisation judiciaire de l’ADN, ni de conclure que les expertises seraient systématiquement sujettes à caution.

Par contre, le fait que l’on ait d’ores et déjà autant d’erreurs, et les biais et problèmes de subjectivité soulevés par le New Scientist, plaident pour une vigilance accrue en la matière, d’autant que la police et la justice exploitent de plus en plus la génétique dans leurs enquêtes.

L’expertise génétique est une discipline encore relativement nouvelle, mais nous disposons également de suffisamment d’éléments pour ne plus lui accorder la confiance aveugle qu’on lui prête généralement.

Il est temps de “libérer” l’ADN

Dans son rapport, très critique (voir Quand les “experts” se trompent), sur le caractère non scientifique des techniques utilisées par la police technique et scientifique, le conseil national de la recherche américain soulignait ainsi que “les méthodes développées dans les laboratoires afin d’aider les forces de l’ordre” pourraient grandement bénéficier des contributions des chercheurs et scientifiques.

Et c’est précisément pour renforcer la confiance que l’on peut accorder au système judiciaire, et à la façon qu’ont les “experts” d’exploiter traces et identifiants génétiques, que Dan Krane a publié dans la revue Science, en décembre 2009, un appel cosigné par 40 autres scientifiques et professeurs de droit, intitulé Time for DNA disclosure (.pdf) (Il est temps de libérer l’ADN), appelant à libérer la base de données de profils génétiques de la police américaine, afin que d’autres chercheurs et scientifiques y aient eux aussi accès :

Nous pensons que le temps est venu pour le FBI de permettre aux scientifiques d’accéder aux profils génétiques anonymisés de sa base de données afin qu’ils puissent y effectuer des recherches qui profiteront à l’ensemble de la justice criminelle.

Les forces de l’ordre devraient honorer les normes scientifiques et ouvrir leurs bases de données ADN au regard scientifique indépendant. Cela ne pose guère de risque significatif, et ne peut que renforcer la qualité de l’exploitation judiciaire de l’ADN.

Comme le souligne également le New Scientist dans l’éditorial qu’il consacra à cette demande, “si le FBI s’est trompé dans ses statistiques, les conséquences sont tellement profondes que nous devrions pouvoir le savoir. S’il ne s’est pas trompé, les recherches ne pourront que renforcer la preuve par l’ADN. Dans les deux cas, la justice en sortira gagnante.”

Cette évaluation serait d’autant plus pressante, mais également pertinente, que ladite base de données est de plus en plus exploitée par la police et la justice, et qu’elle répertorie plus de 9 millions de profils génétiques, augmentant d’autant la probabilité de voir une ou plusieurs personnes partager le même profil ADN, et donc déboucher sur des erreurs judiciaires. Comme l’expliquent Escondida et Timélos, “plus un fichier augmente en taille, plus il est censé être efficace, mais plus sa fiabilité théorique est en chute libre“.

Interrogé par le LA Times, Jonathan Jay Koehler, professeur de droit spécialiste des sciences du comportement, et notamment de ce qui préside aux décisions judiciaires basées sur les expertises de la police technique et scientifique, estime que le taux d’erreur, dans les laboratoires, est de l’ordre de 1 pour 1000, qu’il s’agisse d’ADN identifié, à tort, ou bien, a contrario, non identifié alors qu’il aurait pu l’avoir été :

Personne ne voudrait prendre l’avion s’il devait s’écraser une fois tous les 1000 vols.

William Thompson, considéré comme l’un des meilleurs spécialistes des erreurs en matière de génétique criminelle, se rappelle que lors de la création des premières bases de données d’ADN, on estimait que les innocents n’avaient rien à craindre, et qu’ils ne devaient donc pas avoir peur d’être fichés.

Mais aujourd’hui, quand on regarde la somme d’erreurs répertoriées de par le monde – et nous ne connaissons que la partie émergée de l’iceberg -, le problème se pose vraiment de savoir combien de personnes nous voulons ainsi ficher. Et je n’aimerais certainement pas être l’une d’entre elles.

77% des personnes fichées, en France, sont “innocentes”

En 1994, la loi qui avait créé le fichier génétique américain avait expressément anticipé le fait que des chercheurs pourraient y effectuer des contrôles qualité “dans la mesure où les informations personnelles et identifiables en seraient retirées“, ce qu’il est d’autant plus facile à faire que les identifiants génétiques fichés sont “non-codants“, et donc non susceptibles de révéler d’informations sensibles (une affirmation cela dit contestée par Catherine Bourgain, chargée de Recherches de l’Unité INSERM 535 “Génétique épidémiologique et structures des populations humaines“, pour qui il n’y a pas d’ADN “neutre”).

Si le FBI s’est déjà illustré en essayant de camoufler les erreurs identifiées par certains “experts” dans son fichier génétique, il refuse d’accéder aux demandes des scientifiques précisément (ou, plutôt, “officiellement“) en raison de considérations liées à la protection de la vie privée, et des caractéristiques génétiques de ceux qui sont fichés dans sa base de données.

Ces derniers voudraient ainsi vérifier le taux d’erreur, au moment de la saisie manuelle des fichiers. Une étude portant sur 15 021 profils génétiques contenus dans une base de donnée gouvernementale australienne avait ainsi révélé un taux d’erreur de 1 sur 300, “ce qui soulève un certain nombre de questions au regard des opportunités manquées d’aboutir sur certaines enquêtes“.

A contrario, l’article que Linda Geddes, du New Scientist, a consacré à cette lettre ouverte, met plutôt l’accent sur les risques d’erreurs judiciaires. Elle cite ainsi plusieurs expériences, menées sur près de 300 000 profils génétiques extraits de trois bases de données ADN américaines. A la grande surprise des scientifiques, plus de 2000 profils partageaient des caractéristiques qui, normalement, auraient dû rendre leurs profils “uniques“.

Interrogé à ce sujet, Bruce Budowle, ancien responsable scientifique du fichier génétique du FBI, explique que sélectionner le profil d’un suspect afin de le comparer à un échantillon prélevé sur une scène de crime est à peu près aussi pertinent que de tenter d’identifier un suspect à partir de sa seule date de naissance : plus la base de données contient de profils génétiques, plus grandes sont les chances d’en voir un certain nombre partager certaines caractéristiques.

En décembre 2008, la Grande-Bretagne était condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme à détruire les profils ADN de 850 000 personnes, soit près de 13% des 6,3 millions d’individus présents dans le fichier génétique de la police britannique.

Les juges avaient en effet estimé que leur fichage génétique était une “atteinte disproportionnée au respect de la vie privée“, au motif que leur casier judiciaire était vierge, et qu’ils n’avaient pas été condamnés dans l’affaire qui leur avait valu d’être fichés, et qu’ils devaient donc toujours être présumés innocents.

Le Fichier national automatisé des empreintes génétiques, son équivalent français, ne comporte, lui, “que” 1,6 million de profils. Créé en 1998 afin de ficher les criminels sexuels, et lutter contre la récidive, il a depuis été élargi à la quasi-totalité des personnes à l’??encontre desquelles il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elles aient commis un crime ou un délit (à l’exception notable de la délinquance routière et financière).

En décembre 2009, alors qu’il n’en recensait “que” 1,2 million de profils, le nombre de personnes condamnées enregistrées était de 280 399, soit 23%. Dit autrement : 77% des personnes fichées génétiquement, en France, n’ont été que “mises en cause” et suspectées, mais jamais condamnées. Elles sont donc toujours “présumés innocentes“…

Comme le soulignait l’an passé Matthieu Bonduelle, secrétaire général du Syndicat de la magistrature, au sujet du FNAEG, “Il faut reconnaître qu’il permet de résoudre des affaires, mais on est maintenant dans une logique d’alimentation du fichier. Personne ne prône le fichage généralisé, mais, de fait, on est en train de l’effectuer“ (voir Objectif: ficher l’ADN de toute la population).

>> Illustrations CC FlickR : Null Value, didbygraham

>> Article initialement publié sur Internet Actu

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J’ai des livres qui se mélangent dans ma tête, c’est grave docteur? http://owni.fr/2010/12/11/jai-des-livres-qui-se-melangent-dans-ma-tete-cest-grave-docteur/ http://owni.fr/2010/12/11/jai-des-livres-qui-se-melangent-dans-ma-tete-cest-grave-docteur/#comments Sat, 11 Dec 2010 14:00:30 +0000 Benjamin Berton http://owni.fr/?p=38935 Le jeune Marc de Limoges m’écrit en ces termes : “Depuis l’âge de 12 ans, je lis énormément. Des romans, du théâtre, de la poésie, des essais, tout ce qui me tombe sous la main. Comme je lis beaucoup et assez vite, j’ai tendance à ne retenir de mes lectures que quelques images, quelques passages, mais suis incapable de me souvenir précisément d’une intrigue ou de tous les personnages. Souvent, tout se mélange dans ma tête et j’ai l’impression de devenir fou. Pouvez-vous m’aider ?”
La réponse est évidemment “oui”, Marc. Le Dr Littérature, qui a fait de longues études pour cela, et notamment décroché un module en sciences cognitives et neurosciences, a une explication bien trouvée pour ce genre de phénomène, dont, chance, il continue lui-même de souffrir depuis de longues années.

Le cerveau en action

Commençons par un peu de biologie : lorsqu’on lit, le lobe occipital est activé (le lobe temporal est activé lorsqu’on écoute de la musique ou qu’on entend quelqu’un lire). L’acte de lire n’est pas un acte inné (contrairement à ce que j’ai pu prétendre parfois) mais nécessite l’activation d’assez larges zones du cerveau qui, chez les analphabètes, ne restent pas en sommeil mais sont dédiées à d’autres fonctions (stimulations visuelles notamment). D’une certaine manière, et pour rester simple, disons que l’espace occupé par la lecture empiète ou rogne sur d’autres fonctions, en asservissant certaines ressources.

Ce premier combat mené pour la lecture ne se fait néanmoins pas au détriment pur et simple de ces autres fonctions puisqu’il a été démontré, par d’éminents chercheurs et encore tout récemment dans une étude datée de novembre 2010, que cet arrimage de la lecture dans ces zones les stimulaient et leur permettaient d’être plus performantes en intéractions médiatiques (lecture, audio, visuel…).

Passée la phase de décryptage, la lecture franchit une autre zone pour s’installer (et on en vient à votre problème) dans la zone de stockage des informations. Selon la doctrine, le stockage des informations lues peut s’organiser, chez les individus, selon deux modèles, et en fonction de l’organisation initiale des espaces cérébraux.

Dans un cas, les informations lues iront se loger dans un container dédié (ce qui n’est pas le plus courant) et qui sera rendu étanche par le cerveau par rapport à d’autres réceptions sensorielles. Dans un autre, qui est le cas le plus fréquent, la zone de stockage dédiée à la lecture sera partagée avec d’autres émotions et notamment avec d’autres types de plaisirs intellectuels que vous avez pu rencontrer (des films, des disques, des diapos de vacances…). La structure de la zone de stockage est donc non seulement plus limitée, organisée, comme chacun sait en couches de disponibilité, qui vont définir, dans leur organisation, leur partition, le SPECTRE MEMORIEL de l’individu, autrement dit sa capacité propre et individuelle à se nourrir de culture et à la digérer.

Se souvenir des belles choses

Si j’en reviens à votre cas, Marc, ce que vous prenez pour un état confusionnel (“je ne me souviens pas”, “je mélange”) ou un cas bénin de confusion mentale n’est probablement qu’une conséquence d’une structuration spécifique de votre cerveau. Il est à parier que vous avez développé convenablement votre réception occipitale (vous lisez beaucoup et ce depuis l’enfance – pour l’anecdote, le résultat aurait été biologiquement identique si vous aviez commencé à lire il y a 1 an ou 2) et que votre zone de stockage est une zone partagée. Votre rapport à l’écrit est tel que la conservation de vos lectures est immédiatement transformée non en container lettres mais en “cinèmes”, c’est-à-dire des clichés images signifiants contenant un visuel (un cryptogramme) et une émotion. Le texte disparaît, de même que les liaisons entre les émotions.

Au final, et pour le dire encore plus simplement, vous ne retenez d’un livre que ce qui vous intéresse ou intéresse votre esprit, alors que d’autres personnes auront une approche différente, soit qu’elles retiennent les données en tant que telles, soit qu’elles sélectionnent des séquences continues. Le méli-mélo que vous semblez considérer n’en est pas un mais répond à un ordonnancement particulier de vos émotions de lecture qui n’a rien à envier à un ordonnancement qui consisterait à tout retenir. Dans un de ses romans les plus intéressants, l’écrivain Alex Garland évoquait la situation d’un homme qui se souvenait de tout. Cela s’appelait le Tesser Act. Il s’inspirait d’ailleurs d’une affection réelle qu’on désigne dans le jargon comme une capacité de mémoire intégrale. Votre situation est une variation sélective et émotionnelle de cette affection qui n’a aucune portée clinique.

Mélange, surimpression, poésie de l’oubli

Si l’on sort du domaine strict de la médecine littéraire, on voit que vous avez raison d’avoir cette approche du livre. Les Français, comme les Européens épris de culture, ont souvent une approche trop respectueuse des livres et du souvenir qu’on doit en garder : ils vénèrent les citations, ils valorisent et survalorisent les lecteurs qui sont capables de se souvenir très précisément d’un ouvrage et d’épater la galerie en en parlant précisément, alors que le plaisir de lire commande lui que le cerveau soit égoïste, qu’on ne garde de ses lectures qu’une impression (plaisir, souffrance, ennui) fugace et sous forme de trace émotionnelle.

Comme on ne peut pas se souvenir de tout, il importe que la trace laissée par le livre soit une trace sensitive et non une trace rationnelle. Quel intérêt y aurait-il à connaître par cœur “Le Dormeur du Val” ou Le Rouge et le Noir, si on passait à côté de l’émotion que leur lecture a suscité ? Ne vaudrait-il mieux pas n’en avoir retenu aucun mot mais en avoir une idée suffisamment précise pour être capable de ressusciter en nous l’émotion de notre première lecture ? Sans nous emmener dans des débats proustiens, on voit bien ici que la science s’arrête (ou démarre) là où commence la poésie.

Exceptionnellement, et dans votre cas, je ne donnerai aucun conseil autre que celui-ci : CONTINUEZ A OUBLIER CE QUE VOUS LISEZ. Continuez à mélanger, à surimprimer, à confondre les époques, les héros, les intrigues, les meurtres, les poèmes. Continuez à avoir la tête en feu et le cerveau en coton. Il n’y a pas de mémoire des livres. Ceux-ci meurent dès qu’on les a terminés. Ils meurent sur chaque lecteur consommé et renaissent avec le suivant. Il n’y a pas de mémoire des livres, juste la mémoire du lecteur. C’est une des règles sacrées de la médecine littéraire : toujours considérer l’homme derrière la page.

Un problème insoluble vous torture les neurones ? Vous aussi posez votre question à notre Dr Littérature.

Article initialement publié sur Fluctuat.

Crédits photos CC flickR MrdOeSe, El Bibliomata, Éole.

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