OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 De qui ‘trou du cul’ est-il le nom? Eloge d’un bombardement sémantique http://owni.fr/2010/09/15/de-qui-trou-du-cul-est-il-le-nom-eloge-dun-bombardement-semantique/ http://owni.fr/2010/09/15/de-qui-trou-du-cul-est-il-le-nom-eloge-dun-bombardement-semantique/#comments Wed, 15 Sep 2010 06:30:24 +0000 Olivier Ertzscheid http://owni.fr/?p=28136

Prologue. Mettons les différents cas de figure suivants :

Si tu insultes le chef de l’État, tu risques :

Et si tu insultes le chef de l’État sur le web ? C’est plus compliqué.

Si tu insultes le chef de l’État sur un site Internet, si par exemple tu écris (ce qui suit n’est qu’un exemple, une illustration, et donc pas une insulte, hein ?), si par exemple tu écris, disais-je : “Nicolas Sarkozy est un trou du cul“, a priori tu encours également des poursuites pénales pour insulte (ou outrage, j’en sais rien, je suis pas Maître Eolas), vu que la loi s’applique aussi sur le web. Mais …

Mais si tu écris que : “la page classée première pour la requête ‘trou du cul’ sur Google est le compte Facebook officiel du président de la République“, ou – autre exemple – si tu écris, “il s’agit cette fois de désigner Nicolas Sarkozy comme un trou du cul“, ou bien encore, “grâce à cela, Nicolas Sarkozy est un trou du cul“, tu n’insultes pas le chef de l’État, tu relates ou participes à une forme de catharsis collective visant à détourner volontairement le fonctionnement des algorithmes de pertinence que les moteurs de recherche utilisent pour classer leurs résultats, tu fais du Google Bombing.

Plus subtil :

  • Nicolas Sarkozy est un trou du cul !” : c’est clairement une insulte.
  • Nicolas Sarkozy est un trou du cul !” : c’est toujours une insulte, mais doublée d’un Google Bombing.
  • Quel trou du cul !” : magie du lien hypertexte qui permet au signifiant de ne désigner qu’en creux son signifié et de garder celui-ci dans les limbes d’un intertexte en perpétuel réagencement jusqu’à l’activation délibérée dudit lien, magie du lien disais-je, ce n’est plus une insulte, c’est juste un Google Bombing :-)

Kesako Google Bombing ?

Le Google Bombing, comme l’écrit Wikipédia, est “une technique de référencement visant à influencer le classement d’une page dans les résultats du moteur de recherche Google. Elle exploite une caractéristique de l’algorithme PageRank qui accorde un certain poids au texte avec un hyperlien vers une page. Si plusieurs sites utilisent le même texte pour pointer sur la même cible, Google additionne ce poids et il devient possible de faire apparaître la page cible dans les résultats d’une recherche sur le texte contenu dans les liens pointant vers elle.” La suite de la page Wikipédia regorge d’exemples en tous genres. Je vous y renvoie.

Dernière bombe en date donc, celle renvoyant, sur la requête “trou du cul” à la page Facebook officielle de Nicolas Sarkozy. N’en fallait pas davantage aux médias internationaux de tous poils (sic) pour se faire l’écho de cet outrage par la bande. Joint au téléphone dans l’après-midi par une journaliste de l’AFP qui était tombée sur cet ancien article d’Affordance, notre conversation s’est transformée en dépêche AFP, laquelle s’achève sur un contresens dommageable que je vais ci-après m’efforcer de corriger (sans acrimonie aucune pour la journaliste en question : nous étions tous deux pressés par le temps, et l’entretien s’est fait dans l’urgence de l’événement, du coup je n’ai certainement pas été assez clair… et comme j’ai un blog pour rectifier le tir, j’en profite :-)

Retour sur la dépêche AFP.

Première inexactitude.

  • Q : En quoi consiste le “Google Bombing”, est-ce une nouvelle forme de piratage ?
  • R : “Ce n’est absolument pas du piratage mais simplement une manière d’utiliser et de détourner le système d’exploitation du moteur de recherche. Quand on veut “dézinguer” une page, l’objectif pour les auteurs est de produire un maximum de liens entrants dans Google qui associent un mot-clé et une adresse. Google évalue la valeur et la popularité des sites grâce à son système “PageRank”: donc plus ces sites ou ces pages ont un “ranking élevé” et plus ils auront de poids et d’influence pour que leurs informations figurent en tête des résultats de recherche”

Il ne s’agit pas du “système d’exploitation” du moteur de recherche mais bien de son algorithme, c’est-à-dire du programme informatique lui permettant de classer les pages par ordre de pertinence.

Deuxième inexactitude.

  • Q : Combien de sites ou de personnes interviennent dans un cas de ce type ?
  • R : “C’est très difficilement chiffrable, mais grosso modo on peut dire que 5.000 sites ou pages ayant un “ranking” important peuvent arriver à leurs fins assez rapidement en termes de “Google Bombing”. Par contre, si des sites, pages ou blogs ont une “valeur” moins élevée, il faudra qu’ils soient 10.000, 20.000 ou même plus pour réussir, et en plus de temps”.

Les chiffres donnés à la journaliste l’étaient davantage au titre d’une parabole explicative que d’un authentique exemple. De fait, personne n’est capable d’indiquer (même très approximativement) combien de sites sont nécessaires à la fabrication d’une Google Bomb. On sait juste qu’il en faut… beaucoup, et que cela dépend d’au moins deux critères :

  • la cible : Nicolas Sarkozy est, comme Georges W. Bush en son temps, une personnalité à l’empreinte lexicale très forte sur Internet. Les marqueurs et mots-clés qui lui sont habituellement associés (son “champ lexical” si vous préférez) sont, qualitativement très connotés (“président”, “Élysée”, “nabot”, “premier personnage de l’État”, “république”, “hyperactif”, etc.) et quantitativement innombrables (des dizaines de millions d’occurrences). Il est donc très délicat d’inverser la logique de ces marqueurs, sauf à mobiliser une très grosse quantité de sites. À l’inverse, si vous choisissez une cible à l’empreinte lexicale numérique beaucoup plus faible (moi par exemple), il sera, théoriquement, plus facile de mettre rapidement en place un Google Bombing efficace et ce à l’aide d’une communauté de sites participant nettement plus faible que dans l’exemple précédent.
  • la pondération des sites “attaquants” : plus le “pagerank” du site à l’origine du backlink (= le site qui met un lien intitulé trou du cul et pointant vers le site de Nicolas Sarkozy), plus son “pagerank” est élevé, et plus sa prise en compte dans la Google Bombe sera efficacement prise en compte.

Et un gros contresens.

  • Q: Quelle est la politique de Google en la matière ? Interviennent-ils ?
  • R: “Initialement le credo fondamental du groupe, c’est zéro intervention humaine, notamment sur le classement de ses résultats de recherche. On l’a bien vu avec un des premiers cas de “bombing” d’ampleur, celui qu’avait subi George W. Bush il y a plusieurs années : lorsqu’on tapait “miserable failure” (“échec cuisant+” sur Google, le premier résultat de recherche renvoyait sur sa biographie officielle sur le site de la Maison Blanche. Et ce lien est resté en ligne plus de deux ans, Google n’est pas intervenu ! Ils continuent à s’y tenir, alors qu’il est très simple, techniquement, d’éliminer ce genre de liens”.

Vrai : il est effectivement très simple techniquement d’éliminer ce genre de liens. Mais faux : Google ne s’en tient plus à sa politique de laisser faire. Il y eut en fait plusieurs temps dans la gestion du Google Bombing par Google lui-même :

  • après avoir – nous étions alors en 2005 – reconnu et même légitimé a posteriori la pratique du Google Bombing, Google a, dès l’année suivante,
  • utilisé ses propres liens sponsorisés pour s’acheter à lui-même le mot-clé “Google Bombing” et pointer vers la page susmentionnée légitimant cette pratique, pour enfin,
  • le 25 janvier 2007, hop hop hop, mettre au point un changement dans l’algorithme qui hop hop hop toujours, nettoie tout simplement les sites victimes et rien que ceux-là, tout en permettant aux sites qui parlent ou commentent le Google Bombing de continuer d’apparaître.

La vérité est ailleurs.

Sauf à travailler chez Google et à être en charge du dossier, personne ne sait vraiment ce qu’il en est. On peut simplement être certain que :

  • le nombre de Google bombes a effectivement diminué depuis cette annonce (peut-être précisément à cause dudit effet d’annonce) mais la pratique continue d’exister et le Google Bombing est loin d’avoir totalement disparu (le premier trou du cul que vous croiserez vous le confirmera séant).
  • dans le cas d’un Google Bombing, du côté de chez Google, la soudaineté de l’apparition des liens, le fait qu’ils proviennent dans leur grande majorité de sites à faible pagerank, et l’uniformité sémantique des ancres hypertextuelles, le tout conjugué à la formidable réactivité de la puissance de calcul de Google, doit effectivement permettre d’en repérer pas mal et donc de corriger les résultats pour en atténuer la portée (et ce que ce soit “à la main mais sans le dire” ou – ce qui revient au même – par un subtil réglage algorithmique jamais révélé).
  • un certain nombre de sites sont nécessairement considérés par Google comme plus “sensibles” que d’autres, ainsi – probablement – celui de la Maison Blanche, de l’Élysée, etc., et pour lesdits sites, il n’est pas très compliqué de bâtir un index permettant de repérer les requêtes “non-standard” pointant vers eux.

On résume ?

  1. Google ne pourra jamais dire qu’il corrige à la main les bombardements sémantiques en règle (c’est contraire à son “éthique”, et surtout, à son image et donc, in fine, à son business)
  2. Google a théoriquement les moyens de repérer et de corriger ou d’atténuer, en back-office, lesdits bombardements.
  3. Il y aura toujours des Google Bombes parce qu’elles sont consubstantielles à l’algorithme Pagerank dudit Google et que vouloir les supprimer équivaudrait à organiser des élections sans mettre de bulletin de vote à disposition des électeurs. Ce serait certes théoriquement possible, mais ce ne serait pas du plus bel effet et cela se remarquerait assez vite :-)

Bon ben alors y’a quoi d’nouveau dans c’t'affaire ??

Ce qui est nouveau dans l’affaire c’est qu’il s’agit, à ma connaissance, de la première fois que le support de la cible attaquée (Nicolas Sarkozy) n’est pas un site institutionnel (elysee.fr) mais la page “officielle” du premier des réseaux sociaux occidentaux. Plusieurs remarques s’imposent alors :

  • d’abord : sur le glissement de la représentation de l’autorité et/ou, à tout le moins, sur sa domiciliation numérique. Si c’est la page Facebook et non le site élyséen qui fut choisi pour ce bombardement lexical, c’est peut-être par facilité (ledit site elysee.fr étant – cf. supra – assez sensible) mais plus probablement par souci d’efficacité, les 300.427 “fans” de ladite page Facebook constituant autant de potentiels dégâts collatéraux de la bombe envoyée comme message aux mêmes 300.427 “fans”. Pour le dire plus prosaïquement : si tu veux faire, métaphoriquement, “sauter” l’Élysée comme siège du pouvoir, commence par dynamiter la page Facebook de son locataire.
  • ensuite : sur le fait que la densité des liens propre à l’écosystème desdits réseaux sociaux d’une part, et les techniques de dissimulation (et à mon sens d’appauvrissement, mais c’est un autre débat…), les techniques de dissimulation ou de cryptage des liens hypertextes (cf. par exemple les raccourcisseurs d’URL), leur niveau d’enfouissement dans les tréfonds des limbes conversationnelles des mêmes réseaux sociaux, lesquels réseaux fonctionnent de manière fermée (= pour l’essentiel invisibles aux moteurs) mais peuvent s’appuyer sur des interactions conversationnelles constantes qui en font de vraies bombes à retardement sémantiques, cet ensemble de paramètres explique très certainement la réussite de cette dernière Google Bombe visant le premier personnage de l’État.

<Update> Comme me le fait remarque @Palpitt sur Twitter, le site Sarkozy.fr (lui-même victime d’un Google Bombing en 2009), redirige vers la page Facebook de Nicolas Sarkozy. “Il y a dû y avoir un transfert de poids”. </Update>

Quels enseignements en tirer ?

  • le Google Bombing, c’est un peu comme le Yin et le Yang : il s’auto-alimente jusqu’à s’auto-pondérer : plus on en parle, plus les sites s’en font l’écho et plus, d’un côté, ils accroissent le phénomène en lui offrant de nouvelles occurrences, et plus, de l’autre côté, ils l’atténuent, en positionnant d’abord juste après puis juste avant la bombe elle-même les sites en décrivant le mécanisme, contribuant du même coup à la désamorcer.
  • moi j’aime bien le Google Bombing, parce qu’il est l’illustration algorithmique, programmatique au sens premier du terme, que le tout est plus que la somme des individualités qui le composent, parce qu’à la démocratie du plébiscite, aux classements par “popularité” il présente le visage d’un contournement rendu toujours possible celui d’une subversion intrinsèque à toute puissance installée et apte à la faire au moins temporairement et superbement basculer. J’aime bien le Google Bombing parce que même s’il ne brille pas toujours par la finesse de son expression, il fut, à l’origine tout au moins, l’expression d’une grande finesse dans la compréhension des mécanismes qui régissent ceux qui règnent aujourd’hui sur l’empire des mots du web.

P.S. : concernant la réaction de Google, je vous renvoie à la précédente dépêche AFP sur le sujet dans laquelle la firme indiquait : “Nous ne soutenons pas cette pratique, ni aucune autre visant à altérer l’intégrité de nos résultats de recherche, mais en aucun cas cette pratique n’affecte la qualité générale de notre moteur de recherche dont l’impartialité reste, comme toujours, au centre de notre action“, a souligné Google.

<Update> Ce mercredi 8 septembre, la bombe a été désamorçée par Google. Ne figurent plus que les sites faisant mention du Google Bombing. </Update>

Billet initialement publié sur Affordance

Image CC Flickr Urban Jacksonville

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