OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Pourquoi vit-on dans un monde en 3D? http://owni.fr/2011/02/20/pourquoi-vit-on-dans-un-monde-en-3d/ http://owni.fr/2011/02/20/pourquoi-vit-on-dans-un-monde-en-3d/#comments Sun, 20 Feb 2011 08:57:57 +0000 Dr Goulu http://owni.fr/?p=47665
Article initialement publié sur le blog de Dr Goulu et repris sur OWNisciences

Illustration FlickR CC : Cayusa

[Liens en anglais, sauf mention contraire] Dans “Why are past, present, and future our only options?“, Dave Goldberg traite de la “question bête” d’un lecteur de son livre qui se demande à quoi ressemblerait l’univers si le temps avait plus d’une dimension, et plus généralement, si la vie serait imaginable dans un univers à N≠3 dimensions. Voici quelques idées qu’il y développe, additionnées des miennes sur ce sujet.

La vie dans un espace à 2 dimensions (+1 temps)  a été imaginée dès 1884 dans Flatland [fr], une allégorie purement géométrique dont a été tiré un film 2007 :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Un siècle plus tard, A.K. Dewdney a traité de manière beaucoup plus “scientifique” la physique, la chimie et la biologie dans le Planivers, répondant au passage à une objection de Dave Goldberg : oui, il est possible de croiser deux fils dans le Planivers, comme indiqué ici, donc de réaliser des ordinateurs en 2D, comme le montre également le ”Jeu de la Vie” [fr] qui est une machine “Turing complète” [fr].

Un univers à N=1 dimension (+1 temps) n’est pas imaginable en physique, mais du point de vue artistique j’aime beaucoup ”la Linea” de mon enfance, un dessin animé minimaliste en “1½ D” avec interventions ponctuelles d’un Créateur tridimensionnelle :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

À propos d’un univers à N=4 dimensions spatiales [fr] (+1 temps toujours), Dave Goldberg mentionne un fait que je n’avais pas réalisé : l’action des forces n’y diminue pas comme l’inverse du carré de la distance comme dans notre univers, mais comme l’inverse du cube de la distance. Ceci fait notamment qu’aucune planète à 4 dimensions ne peut décrire une orbite stable autour de son soleil hypersphérique. Le problème ne s’arrangeant pas en augmentant les dimensions il faut se rendre à l’évidence : un univers “fertile”, où la complexité peut se développer jusqu’à permettre des formes de vie ne peut avoir que N=3 dimensions, ou à la rigueur 2.

Plus une seule dimension de temps, toujours. Quelle que soit la “nature du temps” [fr] on n’y coupe pas : au niveau macroscopique bien décrit par la relativité d’Albert, le temps est décrit par une dimension imaginaire [fr], au sens mathématique des nombres complexes. Évidemment, sans temps un univers serait désespérément statique et sans intérêt.

Mais peut-on imaginer un temps à plus d’une dimension ? Mathématiquement ça ne pose pas trop de problèmes et les caractéristiques de tels univers ont été étudiées, notamment par Max Tegmark. Son très intéressant article soulève la difficulté majeure posée par un univers à plusieurs dimensions de temps :

Si un observateur est capable d’utiliser sa conscience de soi et des capacités de traitement de l’information, les lois de la physique doivent être telles qu’il puisse faire au moins certaines prédictions. Plus précisément, au sein du cadre d’une théorie des champs, en mesurant diverses valeurs de champ à proximité, il faut qu’il ait la possibilité de calculer les valeurs de champ à certains points plus éloignés de l’espace-temps (ceux se trouvant le long de la ligne de son monde à venir sont particulièrement utiles) avec une marge d’erreur finie. Si ce type de causalité bien définie était absente, alors non seulement il n’y aurait aucune raison pour que cet observateur ait une conscience de soi, mais il semble très peu probable que des systèmes de traitement de l’information tels que les ordinateurs ou le cerveau puissent exister.

Or justement cette prédictibilité n’apparaît que si les équations de champ suivent des équations différentielles partielles “hyperboliques”. Et Tegmark montre que ceci n’est le cas que dans les univers à une seule dimension de temps ou une seule dimension d’espace. S’il y en a plus, l’univers devient totalement imprévisible. Avec un temps à deux dimensions, il est par exemple impossible de donner un rendez-vous à quelqu’un, car si nous contrôlons nos déplacements dans l’espace et pouvons éventuellement les moduler de façon à nous retrouver à un certain moment t1 selon le “temps1″ à l’endroit convenu, nous n’aurions pas le moyen de gérer simultanément le “temps2″ : l’autre personne suivant une trajectoire dans l’espace-temps différente n’aurait aucun moyen d’arriver au rendez-vous à la fois à la même position spatiale et au même temps (t1,t2)

Le tableau suivant résume les caractéristiques des univers selon leurs dimensions spatiales et temporelles selon Tegmark :

Notre univers n’est donc pas le résultat d’une expérience menée par des êtres à 4 dimensions, ou de dieux pour lesquels notre temps ne serait qu’une dimension parmi beaucoup d’autres. Nous ne sommes pas manipulés comme “La Linea”, ça soulage…

Le tableau exhibe aussi une jolie symétrie entre dimensions spatiales et dimensions temporelles, ce qui laisse espérer un autres univers intéressant, notre “symétrique” à une dimension spatiale et “temps cubique”. Dans cet univers, la physique des particules n’autorise que l’existence de tachyons [fr], des particules très hypothétiques dans notre univers mais liées à la théorie des cordes, laquelle postule l’existence de dimensions ”bouclées” à très petite échelle en plus des dimensions spatiales. Dès qu’on vérifie leur existence expérimentalement j’écris un article là-dessus, promis.

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Pourquoi 3 dimensions + 1 temps? http://owni.fr/2011/02/17/pourquoi-3-dimensions-1-temps/ http://owni.fr/2011/02/17/pourquoi-3-dimensions-1-temps/#comments Thu, 17 Feb 2011 08:21:18 +0000 Dr Goulu http://owni.fr/?p=34104 Dans “Why are past, present, and future our only options?“, Dave Goldberg traite de la “question bête” d’un lecteur de son livre qui se demande à quoi ressemblerait l’univers si le temps avait plus d’une dimension, et plus généralement, si la vie serait imaginable dans un univers à N?3 dimensions. Voici quelques idées qu’il y développe, additionnées des miennes sur ce sujet.

La vie dans un espace à 2 dimensions (+1 temps)  a été imaginée dès 1884 dans “Flatland” , une allégorie purement géométrique dont a été tiré un film en 2007 :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Un siècle plus tard, A.K. Dewdney a traité de manière beaucoup plus “scientifique” la physique, la chimie et la biologie dans le “Planivers” , répondant au passage à une objection de Dave Goldberg: oui, il est possible de croiser deux fils dans le Planivers, comme indiqué ici, donc de réaliser des ordinateurs en 2D, comme le montre également le ”Jeu de la Vie” qui est une machine “Turing complète

Un univers à N=1 dimension (+1 temps) n’est pas imaginable en physique, mais du point de vue artistique j’aime beaucoup ”la Linea” de mon enfance, un dessin animé minimaliste en “1½ D” avec interventions ponctuelles d’un Créateur tridimensionnel :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

A propos d’un univers à N=4 dimensions spatiales (+1 temps toujours), Dave Goldberg mentionne un fait que je n’avais pas réalisé : l’action des forces n’y diminue pas comme l’inverse du carré de la distance comme dans notre univers, mais comme l’inverse du cube de la distance. Ceci fait notamment qu’aucune planète à 4 dimensions ne peut décrire une orbite stable autour de son soleil hypersphérique. Le problème ne s’arrangeant pas en augmentant les dimensions il faut se rendre à l’évidence : un univers “fertile”, où la complexité peut se développer jusqu’à permettre des formes de vie ne peut avoir que N=3 dimensions, ou à la rigueur 2.

Plus une seule dimension de temps, toujours. Quelle que soit la “nature du temps” on n’y coupe pas : au niveau macroscopique bien décrit par la relativité d’Albert, le temps est décrit par une dimension imaginaire, au sens mathématique des nombres complexes. Évidemment, sans temps un univers serait désespérément statique et sans intérêt.

Mais peut-on imaginer un temps à plus d’une dimension ? Mathématiquement ça ne pose pas trop de problèmes et les caractéristiques de tels univers ont été étudées, notamment par Max Tegmark. Son très intéressant article soulève la difficulté majeure posée par un univers à plusieurs dimensions de temps :

Si un observateur est capable d’utiliser sa conscience de soi et des capacités de traitement de l’information, les lois de la physique doivent être telles qu’il puisse faire au moins certaines prédictions. Plus précisément, au sein du cadre d’une théorie des champs, en mesurant diverses valeurs de champ à proximité, il faut qu’il ait la possibilité de calculer les valeurs de champ à certains points plus éloignés de l’espace-temps (ceux se trouvant le long de la ligne de son monde à venir sont particulièrement utiles) avec une marge d’erreur finie. Si ce type de causalité bien définie était absente, alors non seulement il n’y aurait aucune raison pour que cet observateur ait une conscience de soi, mais il semble très peu probable que des systèmes de traitement de l’information tels que les ordinateurs ou le cerveau puisse exister.

Or justement cette prédictibilité n’apparaît que si les équations de champ suivent des équations différentielles partielles “hyperboliques”. Et Tegmark montre que ceci n’est le cas que dans les univers à une seule dimension de temps ou une seule dimension d’espace. S’il y en a plus, l’univers devient totalement imprévisible. Avec un temps à deux dimensions, il est par exemple impossible de donner un rendez-vous à quelqu’un, car si nous contrôlons nos déplacements dans l’espace et pouvons éventuellement les moduler de façon à nous retrouver à un certain moment t1 selon le “temps1″ à l’endroit convenu, nous n’aurions pas le moyen de gérer simultanément le “temps2″ : l’autre personne suivant une trajectoire dans l’espace-temps différente n’aurait aucun moyen d’arriver au rendez-vous à la fois à la même position spatiale et au au même temps (t1,t2)

Le tableau suivant résume les caractéristiques des univers selon leurs dimensions spatiales et temporelles selon Tegmark :

Notre univers n’est donc pas le résultat d’une expérience menée par des êtres à 4 dimensions, ou de dieux pour lesquels notre temps ne serait qu’une dimension parmi beaucoup d’autres. Nous ne sommes pas manipulés comme “La Linea”, ça soulage…

Le tableau exhibe aussi une jolie symétrie entre entre dimensions spatiales et dimensions temporelles, ce qui laisse espérer un autres univers intéressant, notre “symétrique” à une dimension spatiale et “temps cubique”. Dans cet univers, la physique des particules n’autorise que l’existence de tachyons, des particules très hypothétiques dans notre univers mais liées à la théorie des cordes, laquelle postule l’existence de dimensions ”bouclées” à très petite échelle en plus des dimensions spatiales. Dès qu’on vérifie leur existence expérimentalement j’écris un article là dessus, promis.

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Culte de la mobilité urbaine : on ralentit quand ? http://owni.fr/2010/10/21/culte-de-la-mobilite-urbaine-on-ralentit-quand/ http://owni.fr/2010/10/21/culte-de-la-mobilite-urbaine-on-ralentit-quand/#comments Thu, 21 Oct 2010 08:38:22 +0000 Sylvain Lapoix http://owni.fr/?p=28716 Cliquer ici pour voir la vidéo.

La campagne défile comme une chute d’eau rayée de routes de part et d’autre du cylindre métallique : « la vitesse est phénoménale, on est littéralement écrasé sur son fauteuil, crache la voix du journaliste hachée par la transmission téléphonique. On a l’impression d’être dans une fusée. » Le reporter n’a pas quitté le sol : il s’envole au-dessus des rails dans le vacarme du vent écarté par le TGV Est vers les 574,8 km/heure. Une vitesse tellement folle qu’on ne sait plus trop quoi en faire, sinon un direct télévisé, tout d’images tremblantes de cabines de train et de voitures poursuivies par un hélicoptère.

Las pour les amoureux des records, la ligne à grande vitesse Est ne circule pour le moment qu’à une moyenne de 193 km/h. Une vitesse suffisante pour sensiblement bousculer la carte de France : Strasbourg (399 km) est désormais 1h30 plus proche de Paris que Clermont-Ferrand (348 km). Grande victoire pour la société de la « mobilité », à laquelle le ministère du Développement durable consacre la semaine du 16 au 22 septembre, sous le slogan « bouger autrement ». « Bouger » pourquoi ? Personne ne saura vous le dire : la ville s’accélère, merci de suivre.

Les transports : la centrifugeuse de la ville

Car le tempo de la ville est désormais celui des transports en commun : chaque minute grapillée étend un peu plus la surface des agglomérations. Par l’extension des lignes de RER, l’accélération du TGV, toute ville à moins d’une heure de Paris s’est transformée en banlieue dortoir de la capitale : Dreux, Rouen, bientôt Troyes et Reims… A l’intérieur même de la région, les autoroutes ont façonné le territoire, l’habitat, modifié les prix des loyers. Fleuve autoroutier filant de La Défense vers la banlieue ouest de Paris, l’A14 (surnommée l’autoroute des cadres) a créé une « tentacule » urbaine de plusieurs kilomètres où chaque sortie a fabriqué un nouveau lotissement, bientôt boursouflé en petites villes remplies de jeunes couples avec enfants et chemises empesées de jeunes diplômés du secteur de la banque ou du marketing. Au bout de l’autoroute, la promesse de pavillons avec jardin à bas prix où élever ses enfants au grand air.

Ces « villes à l’américaine » ont été une découverte télévisuelle pour beaucoup quand fut importée la série Desperate Housewives : maisons standards alignées autour de rues tracées pour la bagnole et aller-retour constant à l’hypermarché aux allées fournies, seul lieu de socialisation. Rien de neuf pour moi, j’ai grandi dans une de ces villes. A moins de cinquante kilomètres de Paris, dans le sud de la Seine-et-Marne, avec quelques centaines de milliers d’autres « grands banlieusards ». Le projet des urbanistes des années 1970 qui ont bâti ces ensembles en banlieue parisienne mais aussi ailleurs (comme à Mourenx, dans les Pyrénées) : construire des pôles hors des grandes agglomérations, connectés par un réseau de transports ambitieux (l’époque était à la révolution du Réseau Express Régional, RER) mais disposant de leur propre autonomie économique en terme d’emploi, notamment.

Quelques décennies plus tard, en dehors de la demi réussite de Marne-la-Vallée, la plupart des villes nouvelles sont des échecs : les employeurs de l’industrie et des services ont plié bagage et les habitants ont profité des autoroutes et (dans une bien moindre mesure) du RER pour rejoindre Paris et engorger encore plus la capitale. Ces « banlieues nouvelles » sont devenues des nouvelles villes dortoirs.

Peut-on encore parler de « villes » les concernant ? Rédigée en 1933 par le Congrès international d’architecture moderne, la Charte d’Athènes définissait la ville selon quatre usages : la vie, le travail, les loisirs et les transports. Suivant cette typologie, la plupart des villes ont perdu leur rang : on y dort mais il faut la quitter pour se divertir, travailler, parfois même pour emmener ses enfants à l’école. Fragmentées, les villes déclinent parfois des mosaïques sociales improbables où, à quelques centaines de mètres, l’ambiance change totalement : dans la ville nouvelle de Cergy-Pontoise, le quartier mal fréquenté de Cergy-le-Haut est à quelques minutes de marche du village propret de Courdimanche, golf voisin et voitures lustrées. Passées à la centrifugeuse des transports toujours plus rapides, les villes se déstructurent et, paradoxalement, deviennent plus dépendantes que jamais des centres.

Le langage sportif des vendeurs de kilomètres

L’aménagement du territoire devient ainsi otage des décisions accélératrices des collectivités territoriales. Pour les opérateurs de transports (et notamment les deux titans Veolia et Keolis qui s’accaparent plus de 75% du marché), l’engouement pour les transports doux, et notamment les tramways et bus en site propres, fut une bénédiction : selon le groupement des autorités régulatrices de transports, les collectivités territoriales prévoyaient en 2009 7 milliards d’euros d’investissement dans les transports de ce type (contre 41 milliards d’euros dépensés en achat de voiture individuelle en 2009). Et tout ça, rien qu’en installation : le fonctionnement est en sus.

Or, dans la novlangue des opérateurs de transports, les mots parlent plus que les chiffres. Plus question de parler de « transports » pour commencer : ici commence le royaume de la « mobilité ». Et dans ce lieu, ceux qui ne disposent pas de voiture pour des raisons économiques ou physiques (trop jeune, vieux pour conduire, handicap, etc.) sont nommés « captifs ». Les objectifs sont exprimés selon un indicateur étrange : le « voyageur-kilomètre ». En feuilletant les rapports nécessaires à la préparation d’un livre sur le sujet, j’ai d’abord eu du mal à comprendre ce concept. « Nous produisons du voyageur-kilomètre » m’expliquaient le plus naturellement du monde les moins pédagogues des techniciens. Cette unité de mesure correspond en fait au transport d’un voyageur sur une distance d’un kilomètre (là où le kilomètre simplement parcouru ne fait pas la différence entre un bus vide et un bus plein). En dehors des chiffres macroéconomiques, l’augmentation annuelle du nombre de « voyageur-kilomètre » devient le miroir des performances du transporteur. Keolis et Veolia se définissent donc comme des fabriquants de distance.

Le transport comme violence

Or, cette distance, les gens l’avalent, chaque jour, consciencieusement. Dès les années 1980, l’économiste israélien Yacov Zahavi énonçait une « conjecture » tendant à prouver que le « budget temps » de transport était constant au fil des années dans la même agglomération (il l’évaluait à une heure). Loin de s’accrocher au simple chiffre, la théorie de Zahavi se vérifie dans un principe : les transports sont une variable d’ajustement dans la vie quotidienne. Quitte à devenir une cause de souffrance et de malaise quotidienne.

Connu pour son travail sur les suicides à France Télécom, le cabinet de ressources humaines Technologia a mené une enquête sur les transports en Île-de-France aux résultats prévisibles mais édifiants : 64% des représentants du personnels interrogés reconnaissaient les transports comme une source de fatigue, contre 28% des responsables de ressources humaines. Issue du suivi de plusieurs franciliens travaillant dans la zone d’activité du plateau de Saclay (banlieue Sud de Paris), une étude du cabinet Chronos (spécialiste en mobilité) concluait que certains trajets d’une heure, par leurs multiples changement, sprint entre les quais, bousculades et moments de stress, représentaient une dépense énergétique équivalente à plus de 20 minutes de nage sportive !

Le cas des transports en commun illustre avec une violence et une population hors du commun la soumission des populations à l’impératif technique : au nom de la possibilité offerte de se déplacer « plus vite, plus loin », chacun consent à se laisser comprimer dans des rames bondées ou (plus généralement) dans un interminable légo de voitures embouteillées. La réflexion sur les transports ne répond en effet qu’à une réflexion technologique : elle ne porte que sur les « modes » de transports et quasiment jamais sur les « motifs ». Plutôt que de se « déplacer », on s’agite aussi vite et aussi systématiquement que possible sans jamais s’interroger sur la possibilité de réduire le mouvement.

Une vraie politique ambitieuse des transports ? Lutter contre « l’agitation »

« La quasi totalité des interlocuteurs que j’ai pu avoir me renvoyait à une idée du mouvement comme une injonction, un impératif catégorique : il faut bouger ! », m’expliquait Ludovic Bu, coauteur de l’excellent ouvrage Les transports, la planète et le citoyen. De fait, après un tour de France des solutions de transports de quatre mois, je n’ai déniché que deux idées, en tout et pour tout, relevant d’un « moins bouger », la règle partout ailleurs étant le « mieux bouger ». « Mieux bouger », c’est à dire « bouger quand même ».

La première idée est celle d’une « ceinture foncière » : à Rennes, la mairie a ainsi investi dans une « ceinture verte » autour de plusieurs villages anciens, freinant ainsi l’extension urbaine (une idée reprise par la Communauté urbaine de Bordeaux à l’échelle de toute l’agglomération). Ailleurs, les municipalités créent des « bureaux des temps » pour « reconcentrer » la ville dans ses usages.

Car, dans cette ville centrifugée, les lieux perdent leurs usages : les rues ne sont plus des lieux de socialisation, la vie associative, culturelle s’éteint peu à peu… La ville n’est plus un lieu de vie mais de « fonctionnalité » où la bagnole est une reine aux goûts de luxe : selon l’Insee, le coût annuel moyen par Français de l’automobile s’élève à 4273 €.

« Vu le coût d’extension d’une ligne de transports ou de modernisation d’une ligne de RER qui ne va faire qu’étendre la banlieue un peu plus loin, il serait souvent plus intelligent pour les pouvoirs publiques d’investir dans des logements sociaux pour créer des logements à bon marché proches des centres d’activités », proposait Panos Tzieropoulos, directeur de recherche au laboratoire de recherche sur les transports de polytechnique Lausanne (Litep).

Par rapport à l’entretien du mouvement perpétuel d’une ville en expansion, le coût de la reconstitution de ville humaine où le lien social renaît serait marginal. Seul souci : il freinerait la bonne marche d’une économie productiviste qui tente d’économiser chaque instant qui menace la rentabilité. Mais c’est à ce prix que la ville se reconstruira dans sa mixité et son dynamisme humain, plutôt que dans la seule logique capitaliste et mercantile. On ne ralentit pas sans bousculer quelques agités.

Crédit photos : futuratlas.com ; dalbera ; Thomas Claveirole.

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Prenez le temps d’aller lentement http://owni.fr/2010/09/20/prenez-le-temps-daller-lentement/ http://owni.fr/2010/09/20/prenez-le-temps-daller-lentement/#comments Mon, 20 Sep 2010 14:06:56 +0000 Philippe Gargov http://owni.fr/?p=28667 La vitesse cimente les grandes croyances du déplacement. Les slogans résument tout : Si vous êtes pressés, allez-y de pied ferme hier (via Carfree), Prenez le temps d’aller vite de nos jours. On demande des métros plus rapides pour contenter les rêves d’une mobilité-téléportation. Comment pourrait-il en être autrement, à l’heure où le temps se cale tant bien que mal sur le métronome Twitter (voir le tempo des immédiasphères). La vitesse ne fait pourtant pas tout. L’urbaniste Marc Wiel appelait à sa “désacralisation” en démontrant ses effets pervers. Son collègue Bernard Reichen se charge de faire le contre-point dans Futuribles : la lenteur est une performance, au même titre que la vitesse.

La maîtrise du temps s’est substituée à l’obsession de la vitesse, pointe Reichen. Cette maîtrise est celle du cognitif soulagé. Elle annonce un nouvel “indicateur de richesse” d’un temps gagné à en perdre. C’est l’effet tramway, dit-il : une vitesse régulée et fiable de 20 km/h pour un mode de transport cadencé et confortable. Il impulse une nouvelle pratique de la ville, qui contamine vertueusement le reste des mobilités. Les modes actifs y trouvent une artère propice à leurs déploiement. La voiture en sort pacifiée. Bref, un espace-temps nouveau s’est installé. Une telle transformation de la ville est salutaire. Elle annonce la réalité d’une cité vivable où les modes coexistent. La lenteur est profitable, un répit dans notre quotidien hypermobile.


Désacraliser la vitesse des mobilités, c’est instruire de nouveaux indicateurs. Comment mesurer l’impact d’un transport apaisé sur le réenchantement de la ville ? Et sur le soulagement cognitif des citadins ? Il est temps de changer de regard sur les performances. Les créateurs de cette voiture sans volant proposent de redonner de la valeur à la qualité du temps de déplacement et de circulation. Il faut donner les clés du temps à ceux qui en usent au quotidien. Comme l’opérateur londonien de transports publics, qui annonce à ses clients qu’on va parfois plus vite en allant lentement… et qui régule ainsi ses réseaux (Plan de marche à Londres).

Photo FlickR CC : Thomas Hawk, *MarS

Article initialement publié sur Group Chronos

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Ô temps ! Suspends ton vol http://owni.fr/2010/09/04/o-temps-suspends-ton-vol/ http://owni.fr/2010/09/04/o-temps-suspends-ton-vol/#comments Sat, 04 Sep 2010 13:00:29 +0000 Hartmut Rosa http://owni.fr/?p=26962 Nous avons le plaisir de publier quelques extraits d’Accélération. Une critique sociale du temps d’Hartmut Rosa, ouvrage à paru aux éditions La Découverte. Dans cet ouvrage H. Rosa défend l’idée que la manière dont le temps est structuré socialement dans nos sociétés modernes entrave lourdement la réalisation du projet émancipateur de la modernité. Il place ainsi sous les projecteurs de la réflexion un enjeu qu’on aurait pu croire tabou depuis l’enterrement des 35 heures dans le débat public. Il est temps que le temps redevienne une question sociale…et politique.

« En guise d’avant propos » (pp.5-12)

Jadis, avant l’invention de la technique, lorsque Patience, habitant de Kairos, voulait faire parvenir une nouvelle à son ami Passetemps à Chronos, ville qui faisait également partie du royaume d’Utempie (à cette époque, on n’était guère pointilleux sur la distinction entre les morphèmes grecs et latins), il lui fallait faire le chemin soit à pied, ce qui lui coûtait six longues heures de marche, soit monté sur son âne, à qui il fallait quand même trois heures et demie. Dans les deux cas, il se trouvait pressé par le temps, parce qu’il ne pouvait pas être de retour à temps pour déjeuner, ou, lorsqu’il s’était mis en route seulement après le repas, il lui fallait passer la nuit à Chronos, ce qui lui valait non seulement une dispute avec son épouse, mais aussi une journée de travail perdue. Plus tard, après que la technique eut été introduite, Patience décrochait le téléphone en souriant, donnait la nouvelle à Passetemps, bavardait un peu avec lui à propos de la météo, avant de fumer tranquillement une bonne pipe, de nourrir le chat, de travailler une demi-heure, puis d’aider sa femme à faire la cuisine – la plupart du temps au four à micro-ondes.

Le travail lui-même avait changé. Avant, il passait la journée sur ses livres, qu’il était chargé de reproduire en tant que copiste de la ville. Quand c’était un gros ouvrage, bien souvent, il ne parvenait pas à faire une seule copie avant la tombée du jour. Désormais, il mettait tranquillement en route la photocopieuse en début de matinée, buvait une tasse de café, et copiait son original dix, vingt fois, en fonction du nombre de copies dont on avait besoin à Kairos, ce qui ne lui prenait pas plus de vingt minutes. Après, il allait nager un peu en mer. L’après-midi, Patience ne travaillait plus du tout.

Il avait enfin le temps de s’asseoir dans son jardin, de discuter avec sa femme, de faire de la musique ou de la philosophie, de lire les livres qu’il avait reproduits, quand ils étaient intéressants. C’était magnifique de pouvoir jouir de la vie sans être pressé par le temps ou par des échéances. Quand il voulait une image de sa femme, de son chat ou d’un coucher de soleil sur la mer, afin qu’un jour ses arrières petits-enfants puissent se souvenir d’eux, il prenait son appareil photo numérique dans le salon et pressait le déclencheur – en quelques secondes, la photo, magnifiquement détaillée, sortait toute prête de l’imprimante, il n’avait plus besoin de passer commande auprès de son ami le peintre Aeternus, toujours débordé, qui aurait dû y passer des heures, tandis que Patience, pendant ce temps-là, devait recourir à mille cajoleries, et souvent même à la force, pour calmer le chat. Mais Patience ressentait désormais de plus en plus rarement le désir de fixer quoique ce soit en image, pour en profiter plus tard ou le transmettre à la postérité.

S’il voulait avoir bien chaud chez lui quand les soirées rafraîchissaient, il n’avait plus besoin d’aller ramasser du bois dans la forêt, de peiner pour l’allumer et de profiter ainsi d’un peu de chaleur. Il allumait tout simplement le chauffage, qui était relié aux éoliennes disposées en bord de mer et, en un tour de main, régnait dans le salon une température digne d’une douce après-midi d’été. Patience était heureux, et il se sentait fortuné – il avait gagné du temps, un temps quasi inépuisable, et ce qu’il y avait d’étrange, c’est qu’il n’était plus jamais gagné par ce pénible sentiment qu’est l’ennui, ce qui lui était fréquemment arrivé par le passé. Il avait enfin du temps devant lui, comme on l’aurait dit auparavant. L’excédent de temps, l’incalculable richesse de temps avait fait de lui un autre homme, – et d’Utempie une autre société.


C’est ainsi – ou d’une manière analogue – que nous pourrions imaginer un monde où la promesse de la technique, entretenue dès le début du XXe siècle, serait devenue réalité ; un monde délivré de toutes les contraintes liées au manque de temps et de la frénésie, émancipé du temps, et qui aurait transformé cette denrée rare en ressource abondante.

(…)

Notre société actuelle a de nombreux traits communs avec la ville « utempique » de Kairos – et pourtant elle en est radicalement différente. Mais pour quelle raison ? « Le rythme de la vie s’est accéléré » et, avec lui, le stress, la frénésie et l’urgence, cette plainte résonne partout – quoique nous puissions enregistrer, comme à Kairos, dans presque tous les domaines de la vie sociale, grâce à la technique, d’immenses gains de temps du fait de l’accélération. Nous n’avons pas le temps, alors même que nous en gagnons en permanence toujours plus. Le but du présent livre est d’expliquer ce gigantesque paradoxe du monde moderne et de traquer sa logique secrète.

Il faut pour cela — et c’est la thèse directrice de l’ouvrage — déchiffrer la logique de l’accélération. Une hypothèse s’impose naturellement, à la lecture de l’apologue qui ouvre le livre : tout d’abord, le temps que Patience a gagné est de nouveau perdu, puisque la photocopieuse, l’appareil photo et l’appareil de chauffage grâce auxquels il économise tout ce temps doivent d’abord être fabriqués ou acquis grâce à un travail. Si l’on part du principe que la production, à Kairos, est soumise à la division du travail, Patience, après l’« invention » de la technique, doit reproduire davantage de livres qu’auparavant, (ce qui suppose également que le besoin de livres ait augmenté en conséquence à Utempie). De cette manière, le bilan temporel pourrait, contrairement aux promesses de la technique, s’avérer nul, voire négatif : les habitants d’Utempie auraient besoin de tout autant, voire d’encore plus de temps pour produire — et acquérir — les appareils destinés à économiser du temps qu’ils n’en gagneraient grâce à eux. Cela rappelle cette histoire, racontée de nombreuses fois sous toutes les variantes possibles, du pauvre pêcheur et de l’entrepreneur qui a réussi.

Dans une lointaine contrée rurale d’Europe du Sud, un pêcheur est assis face à une mer d’huile, et pêche avec une vieille canne artisanale. Un entrepreneur prospère, qui s’offre un congé en solitaire au bord de la mer, l’aperçoit au cours d’une promenade, l’observe un moment, secoue la tête et lui demande pourquoi il pêche à cet endroit. Là-bas, près des brisants, il pourrait prendre deux fois plus de poissons. Le pêcheur le regarde, étonné. « Pour quoi faire ? », demande-t-il d’un air perplexe. Eh bien, il pourrait vendre les autres poissons au marché de la ville voisine, acheter avec le produit de sa vente une canne à pêche en fibre de verre toute neuve, et en plus des hameçons spéciaux extrêmement efficaces. Le produit quotidien de sa pêche en serait certainement doublé sans aucune peine. « Et alors ? », demande le pêcheur toujours aussi perplexe. Et alors, répond l’homme d’affaires qui commence à perdre patience, il pourrait rapidement acheter un bateau, naviguer en haute mer, prendre dix fois plus de poissons, et devenir ainsi rapidement assez riche pour s’offrir un chalutier moderne. L’homme d’affaires rayonne, grisé par sa propre vision. « Bien, dit le pêcheur, et qu’est-ce que je fais après ? » Après, s’enthousiasme l’entrepreneur, il contrôlera la pêche sur toute la côte, et il pourra faire travailler pour lui toute une flotte de bateaux de pêche. « Ah, répond le pêcheur, et moi, qu’est-ce que je fais, s’ils travaillent pour moi ? » Et bien il n’aura plus qu’à rester assis sur la plage toute la journée, à profiter du soleil et à pêcher. « Oui, dit le pêcheur, c’est justement ce que je suis en train de faire. »

L’histoire est passablement naïve. Elle suggère que l’issue peu vraisemblable du laborieux projet que l’entrepreneur fait miroiter au pêcheur serait totalement identique à la situation initiale ; et que le pêcheur, même si son entreprise était couronnée de succès, n’y gagnerait rien. Par conséquent, l’entrepreneur semble être une victime de l’« ethos protestant du travail » déploré par B. Russell : le travail est pour lui un but en soi. Mais naturellement, dans la réalité, l’histoire n’est pas circulaire : le point de départ et le point d’arrivée ne sont identiques qu’en apparence. Le pêcheur doit pêcher, parce que c’est comme cela qu’il gagne sa vie, et qu’il n’a pas d’autre alternative ; le riche entrepreneur, en revanche, peut pêcher, mais il peut aussi faire mille autres choses. L’élargissement de l’horizon des possibilités est par conséquent un élément essentiel de la « promesse de l’accélération ». Mais la nature de la pêche en bord de mer s’en trouve aussi subrepticement transformée. L’entrepreneur sait qu’il pourrait utiliser à bien d’autres choses le temps qu’il passe à pêcher : une promenade en bateau, l’inauguration du parcours de golf, la visite d’une attraction touristique, etc. Si ces pensées lui gâchent le plaisir de sa partie de pêche, nous n’en serons pas surpris de sa part, mais nous ne le trouverons pas moins fou : c’est la peur de manquer quelque chose qui l’empêchera « d’être dans le monde » d’une manière où il y serait pleinement (quoique sous forme idéalisée) un pêcheur.

Mais sa peur de passer à côté de quelque chose n’a pas que des raisons hédonistes, mais aussi de bonnes raisons pour le chef d’entreprise qu’il est.

Tandis qu’il pêche au bord de la mer, la concurrence fabrique de nouveaux et meilleurs bateaux, conquiert de nouveaux droits de pêche, lui conteste son monopole sur la côte – s’apprêtant ainsi à gâter son lieu de retraite. Dans le même temps, les tarifs des assurances, du téléphone, de l’électricité changent, pour sa société comme pour sa résidence privée, et les taux des placements qu’il a choisis pour gérer sa fortune changent également. Peut-être ferait-il mieux de s’en préoccuper plutôt que de perdre son temps à la pêche, sinon demain peut-être n’aura-t-il tout simplement plus les moyens de pêcher. Il a par ailleurs un besoin urgent de vêtements neufs, parce ceux qu’il porte sont démodés depuis deux ans, et ses lunettes de soleil ne correspondent plus aux nouvelles normes de protection des UV, et sont donc dangereuses. Ses amis passent leur temps à déménager – peut-être ferait-il bien de rentrer chez lui et de leur téléphoner, avant de perdre définitivement leur trace. Puisqu’il est en vacances, il aurait enfin du temps pour cela. Et sa femme, ces derniers temps, rentre à la maison de plus en plus tard – peut-être projette-t-elle de le quitter. Non, il ne devrait pas être assis au bord de la mer en train de pêcher, pendant que le monde, autour de lui, se transforme à un rythme effréné (fichtre, son ordinateur est déjà si vieux qu’il ne peut plus installer le nouveau logiciel avec lequel il aimerait gérer son fichier d’adresses. C’est devenu trop pénible d’inscrire à la main, à longueur de temps, les changements d’adresse, de numéros de téléphone fixes et mobiles, et d’e-mails. À force de ratures, son agenda est devenu totalement illisible).

Ainsi, pendant qu’il est assis au bord de la mer, et qu’il aimerait pêcher à loisir, l’entrepreneur a le sentiment d’être sur une, ou plus précisément, sur plusieurs pentes qui s’éboulent, ou sur un escalier mécanique dans le sens de la descente – il ferait mieux de reprendre la course, pour garder sa position, pour rester dans la course. Ce n’est donc pas seulement la « promesse de l’accélération » qui le pousse à élever son rythme de vie, mais aussi la dynamique élevée de son environnement technique, social et culturel, devenu de plus en plus complexe et changeant, et qui le contraint ainsi à cette intensification. On voit ici que la seconde réponse à l’histoire du pêcheur est, elle aussi, naïve : le riche chef d’entreprise ne peut pas pêcher tout simplement comme le pauvre pêcheur devait le faire. Il peut certes s’accorder un répit et se « permettre » quelques jours, plus rarement une semaine, au bord de la mer (sans téléphone portable, sans e-mail, sans télévision) mais il lui faut payer un prix pour ce séjour dans une « oasis de décélération », où tout ce que le pêcheur faisait en raison de sa pauvreté lui semble un luxe inouï : le monde aura changé le temps qu’il revienne, il lui faudra donc le rattraper – ou bien accepter son retard. Et cette conscience met en évidence que ce n’est pas seulement le monde social qui a changé entre le début et la fin de l’histoire, mais aussi la personnalité de l’entrepreneur qui s’est mis à la pêche. Il est, à la fin de l’histoire, « dans le temps » d’une autre manière qu’à son début. Il a une autre représentation de la relation entre avenir, présent et passé : le monde futur de l’entrepreneur est radicalement différent de son passé, tandis que le pêcheur (comme Patience dans la première histoire) sait, par l’expérience de son passé, ce à quoi il doit s’attendre à l’avenir. Chez lui, l’horizon d’attentes et l’espace de l’expérience coïncident dans une large mesure, tandis que pour l’entrepreneur, ils sont aussi différents que possible. Il a un autre sentiment de l’écoulement du temps et une autre représentation de sa valeur.

Si l’on a affaire, avec notre protagoniste, à un chef d’entreprise traditionnel (et le calcul auquel il se livre à propos de son activité nous permet de le supposer), il va bientôt fortement éprouver qu’il est pressé par le temps. Il va tenter de conserver le contrôle de sa vie et de son entreprise, (et celui des transformations sociales qui le concernent) et d’en planifier soigneusement les développements futurs. Cependant, plus le monde qui l’entoure devient rapide, plus l’enchaînement des événements et des horizons de possibilités s’y font complexes et contingents, et plus cet objectif devient irréalisable. Notre entrepreneur va donc peut-être se métamorphoser une fois de plus : en abandonnant ses ambitions à contrôler et diriger pour devenir un « joueur », qui se laisse ballotter au gré des circonstances.

Si après-demain, à cause de la concurrence, mes bateaux ont perdu toute valeur, j’ouvre un casino, ou j’écris un livre, je pars m’installer en Inde pour y trouver un gourou, ou je reprends des études. Qui sait ? Je n’ai pas besoin de me décider aujourd’hui, je verrai bien comment je me sens après demain, et quelles seront alors les chances qui s’offriront à moi. Le monde est plein d’opportunités et de possibilités inattendues.

Il a ainsi, de nouveau, nombre de points communs avec le pêcheur, qui ne cherchait pas, lui non plus, à intervenir sur l’avenir en le planifiant à long terme. Peut-être même regagne-t-il ainsi un temps de loisir. Mais le monde, autour du joueur, reste très dynamique – horizon d’attente et horizon d’expérience restent séparés. C’est pourquoi le joueur (de la modernité tardive) a une manière d’être « dans le temps » et « dans le monde » différente à la fois de celle du pêcheur (prémoderne) et de celle du chef d’entreprise (de la modernité classique).

Ce mode de notre « être dans le monde », c’est ce que j’aimerais montrer dans cet ouvrage, dépend dans une large mesure des structures temporelles de la société dans laquelle nous vivons. La question de la vie que nous voudrions mener revient exactement à poser celle de la manière dont nous voulons passer notre temps, mais les qualités de « notre » temps, ses horizons et ses structures, ses rythmes ne sont pas sous notre contrôle, ou seulement dans une faible mesure. Les structures temporelles ont une nature collective et un caractère social ; elles se dressent face à l’individu dans leur robuste facticité. Les structures temporelles de la modernité, comme on le verra, sont essentiellement placées sous le signe de l’accélération. Comme le montrent nos deux récits, les causes et les effets de ce principe sont pourtant extraordinairement divers et complexes, et parfois paradoxaux. De fait, les protagonistes sont confrontés, non à un seul, mais à trois types différents d’accélération. En premier lieu, ils ont affaire à l’accélération technique qui, comme l’illustre l’histoire de Kairos, devrait avoir pour conséquence de ralentir le rythme de la vie. Mais l’accélération du rythme de vie représente, compte tenu de l’accélération technique, une forme sociale d’accélération paradoxale qui, comme le montrent les réflexions du chef d’entreprise, est peut-être en relation avec une troisième manifestation de l’accélération sociale, indépendante du point de vue analytique : celle de l’accélération du rythme des transformations sociales et culturelles. Les complexes effets conjugués de ces trois formes d’accélérations, comme j’espère le montrer, expliquent qu’au lieu du rêve utempique d’un temps abondant, les sociétés occidentales sont confrontées à une pénurie de temps, une véritable crise du temps, qui met en question les formes et les possibilités d’organisation individuelles et politiques ; une crise du temps qui a mené à la perception largement répandue d’un temps de crise, dans lequel, paradoxalement, se répand le sentiment que derrière la transformation dynamique permanente des structures sociales, matérielles et culturelles, de la « société de l’accélération » se cacherait en réalité un immobilisme structurel et culturel profond, une pétrification de l’histoire, dans laquelle plus rien d’essentiel ne changerait, quelle que soit la rapidité des changements en surface. Face à cette situation, de nouveaux modèles d’identité, de nouveaux arrangements sociopolitiques, adaptés aux nouvelles structures temporelles, sont parfaitement pensables – mais au prix, c’est la thèse de ce livre, du renoncement aux convictions éthiques et politiques les plus profondes de la modernité, au prix de l’abandon (et de l’échec, par conséquent) du « projet de la modernité ».

(…)

Conclusion. Une immobilité fulgurante ? La fin de l’histoire [pp. 363-374]

(…D)e l’observation de G. Simmel d’une constante « augmentation de la vie nerveuse » dans la grande ville moderne, en passant par l’analyse par M. Weber de la discipline temporelle de l’éthique protestante — la perte de temps devient « le plus grave de tous les péchés » — et la crainte de l’anomie analysée par Durkheim résultant de mutations sociales trop rapides, jusqu’à la formule de Marx et Engels selon laquelle le capitalisme aurait une tendance inhérente à « volatiliser » tout ce qui était solide et bien établi, on peut reconstruire tous les diagnostics de la modernité formulés par la sociologie classique comme des diagnostics d’une accélération.

Par la suite, cette dimension de l’évolution sociale fut largement oublié dans les analyses des sciences sociales, ce qui est dû avant tout à l’« oubli du temps » caractéristique des constructions théoriques de la sociologie du XXe siècle, avec sa préférence pour des modèles de société « statiques », une sociologie qui a construit son modèle du processus de modernisation en le fondant sur les dimensions de la différenciation structurelle, de la rationalisation culturelle, de l’individualisation et de la domestication de la nature. L’objectif du présent livre était de combler les lacunes des analyses de la modernité résultant de cette approche en jetant les bases d’une théorie systématique de l’accélération sociale. (…) À vrai dire, j’ai l’espoir que ce livre permette de dessiner les contours d’une théorie critique de la société, qui ne vise pas les conditions de production (le point de départ de la première théorie critique), de la compréhension mutuelle (Habermas) ou de la reconnaissance (Honneth) dont les critères normatifs et les points d’ancrage empiriques semblent devenir de plus en plus problématiques, mais qui mette l’accent sur un diagnostic critique des structures temporelles. Car ces dernières sont le lieu où les impératifs systémiques se convertissent en orientations de la vie et de l’action, « dans le dos des acteurs ».

Les processus de modernisation socio-structurels, on l’a vu, ne peuvent rester sans effet sur la construction du rapport à soi subjectif et collectif. Dans les sociétés individualisées de la modernité occidentale, avec leur éthique libérale, le mécanisme de cette traduction des nécessités fonctionnelles (par exemple les exigences de croissance et d’accélération) en orientations culturelles reste dans une large mesure mystérieux. La compréhension de ce phénomène doit à mon sens passer par l’examen des structures temporelles de la société.

La sociologie du temps a clairement montré que ce ne sont pas seulement les méthodes de mesure du temps, mais aussi la perception du temps, les horizons et les perspectives temporels élaborés au fil des époques qui sont soumis à des transformations historiques conditionnées par la structure sociale alors en vigueur. Le temps conserve cependant sa facticité objective et solide ; du point de vue du sujet de l’action, il constitue inévitablement une donnée naturelle, inquestionnable, dont les contraintes et les modèles d’ordre s’inscrivent, de manière irréfléchie mais profonde dans les /habitus et dispositions des sujets, comme une sorte de « seconde nature », déterminant ainsi leurs orientations, au quotidien et pour l’existence entière. Le temps est donc toujours à la fois privé et intime – comment veux-je passer mon temps ? est la version temporelle de la question éthique : comment veux-je vivre ?, – et toujours de part en part déterminé socialement : les rythmes, les séquences, les durées et les vitesses du temps social, de même que les horizons et les perspectives temporelles corrélatives sont presque entièrement soustraits au contrôle individuel. Ils exercent en même temps sans aucun doute une action fortement normative dans la coordination et la régulation de l’action : les transgressions des normes temporelles font l’objet, dans la société moderne, de lourdes sanctions – l’ignorance des délais, des deadlines et des impératifs de vitesse mène, aujourd’hui plus que jamais, à l’exclusion sociale. C’est la raison pour laquelle le temps apparaît comme le mode authentique de la conjugaison d’impératifs structurels et d’orientations culturelles, et c’est ce qui explique comment les conditions d’une autonomie éthique individuelle et d’une coordination sociale de l’action maximale peuvent être remplies simultanément. La mise au jour de la « sourde violence normative » des structures temporelles est donc le premier objectif d’une théorie de l’accélération.

Mais puisque naît, dans la société de la modernité avancée, en raison de son code éthique très faiblement restrictif, l’impression d’une liberté individuelle pratiquement illimitée, tandis que dans le même temps apparaît un besoin de coordination sans cesse plus grand des chaînes d’interactions qui se complexifient et s’autonomisent anarchiquement, afin de respecter les impératifs structurels qui en résultent – comme les contraintes de croissance et d’accélération, les structures temporelles semblent également constituer le lieu privilégié pour la genèse, et donc pour l’analyse, de développements malencontreux, c’est-à-dire de pathologies engendrant des souffrances. L’accélération, échappant au contrôle éthique et politique, ne déploie pas seulement une puissance normative croissante, mais recèle aussi un potentiel croissant de « pathologies de l’accélération ».

Sur ce point, la critique des conditions de la reconnaissance proposée par A. Honneth peut être reliée à la critique des rapport au temps qui est au cœur de mon projet : lorsque l’exclusion sociale produit une souffrance subjective, en suscitant chez le sujet le sentiment qu’il est méprisé, on peut constater dans la société moderne une dynamisation progressive de la souffrance liée à l’exclusion, qui provoque sans aucun doute la peur chez celles et ceux qui ne sont pas (ou pas encore) exclus, et marque par conséquent de manière décisive l’action des sujets. Car l’expérience, dans la société prémoderne, d’être exclu (c’est-à-dire se voir refuser certains droits et de faire l’objet d’une évaluation fondée sur l’appartenance à une catégorie sociale) est remplacée, dans la modernité avancée, par la possibilité anxiogène et toujours présente de devenir exclu, et de se voir « suspendu ». Presque toutes les formes de la reconnaissance sociale (peut-être à l’exception de sa dimension juridique) sont maintenant soumises à des restrictions temporelles : les relations amoureuses et amicales sont menacées par la contingence, et les performances doivent continuellement être renouvelées et améliorées, sous peine de perdre leur fonction de garantie de la considération sociale. C’est peut-être là l’une des causes essentielles, pour le sujet, de la notoire fébrilité, souvent remarquée, et de la prévalence de la rhétorique du devoir, contradictoire avec l’idéologie de la liberté, dans les sociétés modernes.

Cette rhétorique pourrait cependant cacher, en réalité, un bouleversement insidieux et invisible des hiérarchies de valeurs né de problèmes temporels. Il résulte du fait que les sujets et les organisations sont constamment occupés à « éteindre le feu », c’est-à-dire à s’efforcer de venir à bout des problèmes urgents, mais aussi, en même temps, à maintenir ouvertes les options futures et à sauvegarder les possibilités de connexions, de telle sorte que la relation entre la définition de la séquence de leurs actions et la hiérarchie de leurs préférences est durablement perturbée. Elle est aussi une conséquence de la tendance à privilégier le court terme, dans des conditions d’incertitudes structurelles. Comme j’ai essayé de le montrer, des indices empiriques fiables montrent que les calculs individuels de rapport coût/bénéfice, en raison de l’instabilité croissante et des rythmes de changement élevés au plan objectif aussi bien que subjectif, s’orientent de plus en plus en fonction d’attentes à court terme. Ce qui fait à son tour que dans un environnement marqué par des possibilités innombrables d’expériences « attrayantes », par exemple par l’industrie du divertissement, et qui procurent une satisfaction immédiate pour un investissement de temps et d’énergie minimal, les actions qui ne portent leur fruit que dans des conditions stables à long terme et qui exigent une dépense considérable de temps et d’énergie sont délaissées, alors même qu’elles apportent (de manière empiriquement mesurable) une satisfaction bien plus élevée que les premières dans le vécu des sujets, qui donc non seulement les jugent, mais les ressentent comme plus « valables ».

La réunion de ces deux faits crée donc le sentiment largement répandu que l’on n’a plus le temps pour « ce qui compte réellement » dans la vie – indépendamment des ressources de temps libre dont on dispose –, une expérience que l’on ne peut interpréter que comme une expérience de l’aliénation, au sens de la boutade attribuée à O. von Horvath : « Quand je suis vraiment moi-même, je suis très différent, mais cela ne m’arrive qu’exceptionnellement ». J’en ai donc conclu que les structures temporelles de la société de l’accélération amènent les sujets à « vouloir ce qu’ils ne veulent pas », c’est-à-dire à suivre de leur propre chef des lignes d’actions qui, vues de perspectives temporelles stables, ne sont pas celles qu’ils favoriseraient. Ce sont donc les sujets eux-mêmes qui fournissent les critères normatifs de cette critique du temps.

Les effets de l’accélération sociale offrent par ailleurs toute une série de points de départ pour une nouvelle critique de l’aliénation à la lumière de la théorie de l’accélération. Les taux élevés d’instabilité et de transformations multidimensionnelles modifient les relations des sujets aux lieux qu’ils habitent, aux structures matérielles qui les entourent (y compris les vêtements qu’ils portent et les instruments avec lesquels ils travaillent), aux personnes avec lesquelles ils sont en contact, aux institutions dans lesquelles ils évoluent, et jusqu’à leurs propres sentiments et convictions. Plus ils changent vite, ou plus ils sont rapidement remplacés, moins cela vaut la peine de nouer avec eux une relation intime, et de se les « approprier ». Plus les sujets sont indifférents aux contenus, et plus ils s’adaptent aisément aux exigences d’accélération et de flexibilité de la modernité avancée. Mais lorsque disparaît la création d’une relation intime et familière avec des sentiments, des styles de vie, avec des relations et des amis, des objets quotidiens, de même qu’avec l’environnement physique d’un habitat ou d’un lieu de travail, un sentiment d’aliénation survient, si tant est que l’on reste attaché à l’idée d’une « profondeur » des relations, des sentiments et des convictions (et que l’on peut mettre en récit).

[…]

Le fondement le plus solide d’une théorie critique de l’accélération n’en reste pas moins la rupture de la promesse d’autonomie de la modernité. En raison de la transformation des structures temporelles, cette promesse ne peut plus, ni sous sa forme individuelle, ni sous sa forme politique, être tenue dans la modernité avancée. Ce sont les fondements normatifs de cette idée qui fournissent les critères les plus convaincants pour un diagnostic critique de l’époque, parce que ce sont les sujets eux-mêmes, autrement dit les acteurs politiques des sociétés, qui font appel aux convictions morales qu’elle implique afin de juger de leurs propres actions. En dépit de leurs déclarations grandiloquentes, il reste en revanche à ceux qui souhaitent l’abandon de ce projet à fournir la preuve qu’il est possible de penser de manière cohérente une forme réellement postmoderne de la subjectivité et de la politique viable en l’absence de toute ambition d’autonomie.

[…]

« Si elle est approfondie et conséquente, la sociologie ne se contente pas d’un simple constat que l’on pourrait qualifier de déterministe, de pessimiste ou de démoralisant », remarquait Pierre Bourdieu dans une contribution visant à définir la tâche d’une sociologie contemporaine. Elle ne trouve pas de repos tant qu’elle n’est pas en mesure de proposer des moyens « de s’opposer aux tendances immanentes de l’ordre social. Et qui appelle cela déterministe », poursuit-il, « devrait se rappeler qu’il fallait connaître la loi de la gravitation pour construire des avions qui puissent justement la combattre efficacement ». Le défi, aujourd’hui, consiste à surmonter ces lois qui ont rendu possible l’invention des avions. Une tâche qui n’est certainement pas moins ardue.

Bibliographie :

ADORNO, Theodor W. (2003), Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Payot, Paris.

BOURDIEU, Pierre (1996) « Störenfried Soziologie. Zur Demokratie gehört eine Forschung, die Ungerechtigkeiten aufdeckt », in Joachim FRITZ-VANNAHME (dir.), Wozu heute noch Soziologie ?, Leske und Budrich, Opladen, p. 65-70.

DUBIEL, Helmut (2001), Kritische Theorie der Gesellschaft. Eine einführende Rekonstruktion von den Anfängen im Horkheimer-Kreis bis Habermas (3è éd.), Juventa, Weinheim.

HONNETH, Axel (2000), « Die soziale Dynamik von Missachtung. Zur Ortsbestimmung einer kritischen Gesellschaftstheorie » in Axel HONNETH, Das Andere der Gerechtigkeit, Suhrkamp, Francfort, p. 88-109.

ROSA, Hartmut (1999), « Kapitalismus und Lebensführung. Perspektiven einer ethischen Kritik der liberalen Marktwirtschaft », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, n° 5, p. 735-758.

Article initialement ublié par Mouvements.
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