OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Istanbul, mégapole européenne? http://owni.fr/2011/07/04/istanbul-megapole-europeenne/ http://owni.fr/2011/07/04/istanbul-megapole-europeenne/#comments Mon, 04 Jul 2011 15:47:20 +0000 microtokyo http://owni.fr/?p=72639 Urban After All S01E21

Si les voyages forment la jeunesse, peut-être forment-ils plus encore notre capacité à observer ce qui nous paraît étrange(r). Quoique traitant l’information chacun à leur manière, le journaliste et l’ethnographe savent tous deux qu’il est nécessaire d’être un piéton attentif pour récolter des données de première main sur le terrain. « Faire feu de tout bois », disait Robert E. Park, journaliste puis sociologue mythique de l’École de Chicago. Les ambiances des rues, les discours et les imaginaires qui s’y forgent donnent en effet de précieuses pistes de compréhension d’une société.

À l’heure où la question de l’intégration de la Turquie à l’Union Européenne laisse celle-ci bien hésitante et les Turcs parfois agacés, nous nous sommes rendus dans la capitale de la culture 2010, Istanbul, à quelques jours des élections législatives du 12 juin dernier.

Enjeu électoral de taille puisqu’il s’agissait de renouveler le Parlement et de dessiner les grandes tendances de la Turquie de demain. On le sait, c’est le conservateur et europhile AKP [tr] (Parti de la Justice et du développement) mené par l’ancien maire d’Istanbul [tr] et actuel Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan qui a massivement raflé la mise. Pour le marcheur parcourant les rues stambouliotes, une foule de signes indiquait non pas tant cette seconde réélection sans surprise que la tension entre modes de vie cosmopolites et crispations plus ou moins marquées autour d’une certaine lecture du passé et de la religion majoritaire, l’islam.

Métropole, mais pas seulement

À cheval sur les continents européen et asiatique, Istanbul n’est pas seulement l’une des villes les plus anciennes du monde, c’est aussi l’une des plus peuplées. Officiellement, elle compte plus de 12.5 (chiffres 2007). À la vitesse à laquelle croissent les gecekondus (constructions illégales) en périphérie, certains tablent plutôt sur 16 ou 17 millions.

Il suffit de monter sur le toit de l’Istanbul Sapphire Tower [en], gratte-ciel flambant neuf à Levent pour voir ce qu’est Istanbul : une mégalopole. Le choc : un tissu urbain hyperdense presque dépourvu d’axes structurants. Vu la topographie de la région, à part les séismes, aucun obstacle naturel ne semble empêcher cette entropie. Istanbul peut impressionner l’urbaniste européen, notamment ceux de la vénérable revue Urbanisme qui dans un numéro dédié, la qualifient pudiquement de « métropole » (modèle on ne peut plus européanocentré), pratiquement jamais de « mégapole ». Intégrer la Turquie à l’UE, serait-ce aussi intégrer une forme urbaine qui s’est longtemps développée sans plan directeur ?

Exit le plan panoramique en plongée, préférons maintenant le plan séquence au sol. Istanbul compte pas moins de 32 communes et plusieurs centre-villes. Mais de quelle centralité faut-il parler ? Géographique, économique ou symbolique ? S’il est courant de dire que la rive européenne est davantage occidentalisée et fébrile que celle anatolienne, réputée plus populaire et tranquille, l’expérience incite à nuancer le propos. Les centres dits historiques se trouvent en Europe, dans la zone de Beyoğlu : Galata, Istiklal et Taksim. Très fréquentés, ils comptent aussi des quartiers populaires, voire pauvres comme Tabarlaşı où logent Kurdes, Arméniens et immigrés.

Classée à l’Unesco, la zone de Sultanahmet est un haut lieu du tourisme mondial mais elle regorge aussi d’étroites rues populaires, chroniquement bondées de marchandises et de ménagères affairées. Longeant l’avenue Büyükdere, le récent quartier d’affaires Levent indique qu’Istanbul est devenue une place financière forte reliant Europe et Moyen-Orient. En Asie, la zone de Kadıköy et le gigantesque quartier-marché Çarşı font figure d’attracteurs étranges.

Vitalité et crispation des espaces communs

Ce qui frappe, c’est l’atmosphère à la fois énergique et détendue des rues. Certes, celles-ci sont souvent grouillantes, bien des Stambouliotes trouvent que le temps passe trop vite et le trafic routier impose lourdement sa loi aux piétons. Le commerce informel est quasiment partout : vendeurs de simit (pains au sésame), de tickets de loterie ou de menu équipement, vendeuses de fleurs, cireurs de chaussures… Il y a aussi les hommes bruns transportant d’énormes paquets sur leur dos littéralement pliés en deux, Kurdes ramassant et revendant les déchets. Premiers indices incitant à s’écarter des grandes artères et à découvrir les marchés d’arrières-cours, passages, escaliers menant à des boutiques sur les toits.

On comprend assez vite que la vitalité informelle des espaces communs oscille entre une légalité abstraite faite de règlements inapplicables ou inappliqués (codes de la route et de l’urbanisme, législation du travail), et une illégalité efficace (commerces informels, gecekondus, dolmuş – estafettes plus ou moins légales).

Les autorités tentent cependant depuis une dizaine d’années de réguler cette urbanisation débridée à coups de régularisation, de modernisation et de projets immobiliers. Pour le meilleur et pour le pire. Les Roms installés de longue date à Sulukule, sur la rive européenne du Bosphore, en savent quelque chose : malgré un collectif de soutien, leur quartier composé de charmantes maisonnettes en bois a été rasé en 2008. L’endroit idéal pour un bar lounge so trendy

Le quartier Rom de Sulukule à Istanbul

Le quartier Rom de Sulukule, quelques semaines avant sa démolition en 2008.

La démarcation entre boutiques (dedans) et trottoir (dehors) est souvent floue : étals, commerçants papotant dehors, porte ouverte, voire absence de vitrine. La vie stambouliote consiste aussi à s’assoir à l’improviste sur les tabourets bas posés devant l’une des milliers de lokantas (échoppe bon marché) pour y boire le çay (thé noir), y manger un döner. Une femme blonde platine en minijupe boit le thé avec son amie voilée et habillée de manière plus couvrante. La cuisine de rue, dénominateur social commun ? Peut-être, mais elle dissimule mal le fait que la vente d’alcool est de plus en plus contrainte par une licence exorbitante et l’augmentation du prix du verre. Au pays du raki, musulmans non pratiquants, restaurateurs et milieux intellectuels laïcs sont préoccupés par cette pression conservatrice.

Omniprésente, la musique, à commencer par la türkpop, est aussi un puissant lien social. Difficile d’échapper aux chansons de Demet Akalin, Mustafa Sandal [tr] ou de Kenan Doğulu. Plus traditionnel mais non moins écouté, l’arabesk, représenté entre autres par Orhan Gencebay [tr] et la superstar kurde, Ibrahim Tatlises [tr], récemment grièvement blessé par mitraillette. Sibel Can et Sezen Aksu mixent les deux styles, s’attirant les faveurs des fans du r’n'b national et de leurs (grands) parents.

Imaginaires officiels et régimes visuels

En ces temps de campagne électorale, c’est une Turquie économiquement en bonne santé mais écartelée entre partisans du cosmopolitisme laïc et conservateurs pro-islamistes qui se donne à voir. Qu’est-ce qui peut alors faire lien entre eux ? Le patriotisme se clame haut et fort. Icône fondatrice de la jeune République laïque (1923) et dénominateur commun de la türklük (identité turque), Mustafa Kemal Atatürk est omniprésent dans la rue et les maisons. Plus nombreux encore que les drapeaux nationaux, les drapeaux d’équipe de foot ou les chats de rue, les portraits d’Atatürk jeune, homme mûr, inspiré, rassurant, civil, militaire, protecteur des enfants, haranguant les foules… Un saint laïc.

Bien fou qui oserait s’en moquer publiquement, la loi 5816 l’interdit. Au printemps 2008, l’État coupe l’accès à YouTube en raison de contenus jugés offensants à la mémoire d’Atatürk. Aucun acteur politique ne peut s’en prendre à ce symbole, quand bien même certains rêvent d’en finir avec la laïcité et d’affaiblir le pouvoir de l’armée, gardienne de la démocratie.

Pour qui brigue le pouvoir, il faut se montrer à la hauteur de cet imaginaire patriote. Ici et là, des affiches, voire stencils des candidats. Des camionnettes sillonnent les rues en crachant türkpop et slogans politiques, couvrant presque les appels à la prière des minarets. Les principaux partis ont leurs spots publicitaires sur les écrans TV et dehors. Ceux de l’AKP, ici et [vidéo, tr], valent le coup pour leur savante mise en scène : tantôt costumes et musiques traditionnels, tantôt un R. Erdoğan vantant ses réalisations urbaines. Sans doute plaisent-ils aux bobos néo-ottomans, ces jeunes adultes cultivés des classes privilégiées, musulmans pratiquants et conservateurs…

Les principaux partis comme le CHP [tr] (Parti républicain du peuple) et le MHP [tr] (Parti d’action nationaliste) et BDP [tr] (Parti socialiste pro-kurde) y vont aussi de leur meetings. Les codes de communication politique surprennent : des places remplies de militants écoutant les discours fleuve et limite sentencieux du leader. On ne peut s’empêcher de rapprocher ce charisme avec une impression souvent éprouvée dans la rue où les regards, surtout entre hommes, sont francs, sans être agressifs. On ne fuit pas le regard de l’autre, on le maintient, sûr de soi.

Pochoir de masque à gaz, très utilisé par les journalistes turcs.

La semaine précédant les élections, pas un jour ne se passe sans une manifestation ou un meeting dans l’axe Taksim-Istiklal Caddesi. Pour qui ne comprend pas le turc, il est facile de deviner les tendances politiques du rassemblement. S’il y a beaucoup de femmes voilées et de musique traditionnelle, c’est un parti conservateur, voire pro-islamiste. S’il y a beaucoup de policiers en armure, de blindés munis de canons à eau et de journalistes équipés de masque à gaz, c’est une foule de gauche. Lors d’un premier séjour en 2008, j’avais participé à la manifestation du 1er mai à Taksim. Très vite, l’évènement tourne à l’affrontement : lance à eau, gaz lacrymogènes puis traque interminable des manifestants dans les rues perpendiculaires à Istiklal. Le spectacle de ces violences fait les choux gras des médias, à défaut, sans doute, de présenter équitablement les différentes sensibilités politiques.

Curieuse situation que celle d’Istanbul : dépourvue de titre officiel, elle est pourtant davantage la scène des tensions traversant le pays que la capitale Ankara. À la fois patinée par le temps et illuminée par ses buildings, elle est toujours un creuset culturel et désormais une mégapole globale. Elle semble nous dire que la mondialisation ne rime pas avec standardisation mais hybridation. À défaut de rassurer les grandes capitales d’Europe occidentale, Istanbul a cet atout que n’ont plus toujours celles-ci : une vitalité lui permettant de muter rapidement. Pas mal, pour une jeune femme de près de 1700 ans.

Photos : Aymeric Bôle-Richard, sauf image de une CC by-nc-nd Pierre Alonso

Chaque lundi, retrouvez la chronique Urban after all, un voyage dans le monde étrange des “urbanités” façonnant notre quotidien. Une chronique décalée et volontiers engagée, parce qu’on est humain avant tout, et urbain après tout ;-) Retrouvez-la aussi sur Facebook !

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Pratiquer la ville, pour une technologie de la dérive http://owni.fr/2011/06/20/pratiquer-la-ville-pour-une-technologie-de-la-derive/ http://owni.fr/2011/06/20/pratiquer-la-ville-pour-une-technologie-de-la-derive/#comments Mon, 20 Jun 2011 06:22:02 +0000 Matthieu Duperrex (Urbain, trop Urbain) http://owni.fr/?p=70408 Urban After All S01E20

La ville événementielle gagne du terrain. Publicitaires et “designers d’ambiance” apposent leur signature sur de nombreux domaines de l’urbanité. L’urbanisme de situation oriente de plus en plus nos parcours urbains, jusqu’à transformer la ville en parc à thèmes. Oui, nous en témoignons régulièrement au long de ces chroniques : par bien des aspects, la ville occidentale a digéré la subversion des situationnistes des années 1950, la critique du capitalisme en moins, le mot d’ordre marketé en plus. Alors, bien sûr, on accueille d’abord avec scepticisme les annonces d’applications « subversives » qui feraient de nos prothèses numériques du type iPhone des outils libertaires. Certains usages de technologies mobiles revendiquent en effet l’esprit situationniste et promettent une “appropriation” de la ville par ses habitants. Ils se réfèrent parfois expressément à la notion de dérive, qui est selon Guy Debord (théorie de la dérive, 1954):

Une technique du déplacement sans but. Elle se fonde sur l’influence du décor.

Que sont ces technologies de la « dérive augmentée » ? En quoi peuvent-elles être davantage que des gadgets anecdotiques ?

Outiller la lecture urbaine

Certaines applications mobiles oscillent entre la promenade aléatoire assez passive et la démarche créative. Il y a par exemple celle intitulée “HE”, pour “Heritage Experience”, qui permet de tourner et monter des films “marchés” à partir de fragments audiovisuels géolocalisés. On connaît par ailleurs les « soundwalks », qui sont souvent sages, mais se développent parfois en hacking sonore urbain. Et avant que tout un catalogue moderne d’applications pour smartphone se constitue, il y a eu des prototypes précurseurs. Les “Flâneurs savants” ont ainsi organisé des parcours de découverte dans le quartier du Marais avec des baladeurs. Les “Urban Tapestries” de Londres ont proposé une réforme de la relation au paysage urbain par le biais d’une application mobile.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

La dérive trouve des ressources inédites dans certaines applications de téléphonie conçues pour ces usages. The Pop-Up City a fait une courte sélection des plus récentes. Se détachent Serendipitor, dont Pierre Ménard a fait un test pas forcément concluant, mais aussi Shadow Cities et son orientation “multiplayer”, Glow et sa cartographie des humeurs, et Mission:Explore, pour l’instant cantonné à Londres comme terrain de jeu.

Dans tout cela, l’intérêt consiste peut-être davantage dans la démarche de l’utilisateur que dans les possibilités techniques avancées. Ainsi que l’a souligné Nicolas Nova, qu’elle soit menée par des skateurs, des activistes ou des géographes, la dérive est une « technologie de lecture urbaine ». Elle est une pratique, plus ou moins outillée, d’interprétation nouvelle d’un milieu qu’on pensait entièrement balisé et normé. Que des utilisateurs se donnent des “consignes” de pratique de la ville (dont la liste est presque infinie) au travers de ces applications, là est le piquant de ce rapport induit à la technologie. Car ils inventent ainsi de nouveaux codes et « lisent » la ville de façon originale.

La dérive situationniste en cinq leçons

Devant la masse de cette offre mobile, il n’est pas inutile de rappeler que Guy Debord et les situationnistes ont institué la dérive comme une authentique méthode d’analyse urbaine. En voici les grands principes :

  1. D’abord, la dérive est selon eux le passage rapide entre des « ambiances urbaines ». La dérive se rattache à la démarche “psychogéographique”, laquelle prend avant tout la rue comme terrain d’observation (voir l’Essai de description psychogéographique des Halles, 1958).
  2. La psychogéographie a une portée critique : elle souhaite “provoquer la crise” du système de production de l’espace urbain (voir Potlatch N°5, 20 juillet 1954).
  3. La psychogéographie est en même temps une méthode de construction d’ambiances ; elle prône un « urbanisme mouvant » (je vous invite à retrouver sur Urbain, trop urbain un prolongement architectural de cette pensée).
  4. L’”investigation”, la “découverte” et la notion de “données” sont convoquées par Debord comme faisant partie de la psychogéographie (voir l’Introduction à une critique de la géographie urbaine, 1955).
  5. Enfin, le situationnisme promeut une « pratique habile des moyens de communication ». Et l’un de ses penchants les plus naturels est l’établissement d’une “cartographie rénovée” (voir les collages de cartes que Debord réalise avec Asger Jorn, dont le Guide psychogéographique de Paris, 1957)

De quel situationnisme les technologies mobiles sont-elles le nom?

Transition entre les ambiances, recours à l’affect, déambulation choisie, activisme et subversion, valorisation des data, emploi des moyens de communication à notre portée, détournement du code, urbanisme nomade et participatif, inventivité cartographique… Ces thématiques sont bien actuelles, voire brulantes. Qui pour s’étonner à présent qu’un courant de pensée des années 1950 soit revivifié par les nouvelles technologies que nous venons d’évoquer ? J’émettrais juste un petit moderato : les « situs » buvaient énormément de vin pour dériver. Pas sûr que le « bio-mapping » de Christian Nold, qui élabore des cartes sensorielles de la ville reflétant l’intensité émotionnelle de certains espaces (dans l’est de Paris par exemple), ait beaucoup tourné au pinard…

Ce qui diffère plus sérieusement de l’époque situationniste, c’est l’ambiguïté du mapping digital fondé sur la dérive. Car d’un côté, la géolocalisation, qui fait le ressort de ces applications mobiles, expose l’utilisateur à des instruments de “surveillance”; et de l’autre côté, un univers démocratique de données générées par les utilisateurs s’offre à notre navigation dans la ville. Entre panopticon et dérive créatrice, les technologies mobiles créent un étrange court-circuit (que le théoricien Antoine Picon rapporte même à une “crise de la cartographie urbaine”).

Autre différence d’avec l’époque situationniste : ces applications mobiles et leurs usages produisent un système des objets numériques dans lequel des relations de jeu, de chasse ou d’apprentissage se composent et se défont dans la ville. Avec la dérive, la navigation devient « sociale », mais les non humains numériques « socialisent » bientôt davantage que les humains. D’où le développement d’un « Internet des objets » annoncé dès 2005 par l’Union internationale des télécommunications (ITU), qui se superpose aux Internets des utilisateurs et des données.

Des pratiques de ville sur écrans de contrôle

Enfin, le réseau de mobiles peut se prêter à une nouvelle forme d’art. « Net_Dérive » de Petra Gemeinboeck et Atau Tanaka a fait date dans ce registre. Autour de la galerie Maison Rouge (Paris Bastille), trois prototypes de téléphones étaient « promenés » dans le quartier. Ils produisaient des relevés auditifs et visuels des déplacements traduits sur écran dans l’espace d’exposition.

Net_Dérive, en transposant les applications du social software (modèle des sites de rencontre) en des termes sonores (des mélodies, des variations d’intensités) et physiques (la proximité ou l’éloignement, la distance et la présence), réalise un hybride social, musical et spatial, qui propose d’écouter et de produire une musique à plusieurs, évoluant en fonction de variables comportementales personnelles. En transformant ensuite le téléphone mobile en transmetteur de données audio et visuelles en temps réel, l’outil de communication mute en appareil de mesure et donc, également, de contrôle.

L’interaction locale du téléphone et du paysage urbain recontextualise par bribes le récit d’une dérive qui demeure en quelque sorte toujours ouverte. La transition d’un espace à un autre se double d’une historicité : il y a des traces de la dérive, laissées dans le réseau, et qui ne demandent qu’à être mises à jour par de nouveaux utilisateurs. La dérive et le mapping débouchent ainsi sur un art de raconter des histoires. L’application Wanderlust repose d’ailleurs sur ce principe de “storytelling”.

La profondeur du récit de ville que cette dérive augmentée nous livre vient cependant selon moi, en dernière instance, de ce qu’un paysage symbolique fait déjà sens pour nous.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

La situation, le récit, le web

Grâce aux dispositifs numériques de dérive augmentée, la fiction peut hybrider le réel de la ville. La création numérique peut être en ce sens porteuse d’autre chose que d’un simple design d’ambiance, c’est-à-dire porteuse de pratiques. De ce point de vue, les créateurs ont quelque chose à dire que ne disent pas nécessairement les foules mobiles, notamment au niveau du récit et de la fiction. Et justement, si le web conserve encore selon moi sur ce point une préséance sur les technologies mobiles, c’est parce qu’il tient la promesse de dérive par la narration plus que par la communication. Le champ du récit digital s’est élargi de nombreux exemples de formes plurielles et discontinues de l’image de la ville. La fenêtre de l’image-web est ainsi devenue porteuse d’une poétique topologique. Œuvre numérique complexe, le webdocumentaire incarne sans doute le mieux le déploiement d’une diversité d’éléments et d’outils à fictions dans l’espace des interfaces digitales.

Il serait trop long d’énumérer ici tous les beaux exemples de créations web qui se rattachent à la dérive. Je vous livre un scoop pour finir et pour illustrer mon propos. Le prochain webdocumentaire d’Arte tv s’appelle InSitu, “les artistes dans la ville” — lancement fixé autour du 10 juillet. Essai poétique, InSitu conserve la linéarité du récit, pour sa force et le déroulé d’un propos. Ce qui n’empêche pas les ressorts du « split screen » et les approfondissements médias désormais traditionnels au genre (POM, photographies, textes, cartographie, etc.) d’apporter un réel buissonnement des fables de la ville. Faire vivre une expérience urbaine en tant que fiction est l’une des ambitions de cet objet web qui vous entrainera même… dans le temps dilaté d’un récital de cloches en Espagne (dirigé par le campanologue — si, ça existe — Llorenç Barber). Dans InSitu, la dérive fait donc l’objet d’une maîtrise formelle et pour ainsi dire d’une plastique classique dont on attendait encore du webdocumentaire qu’il puisse s’en revendiquer sans honte devant ses aînés à gros budget. Le détournement y est pris en charge par la cartographie où viendront s’épingler les projets participatifs et les comptes-rendus de pratiques de l’espace urbain. Urbain, trop urbain s’efforcera d’accompagner un peu ce mouvement, et j’invite ici tous les amis que l’écriture de la ville inspire à nous rejoindre.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Le détournement et la dérive introduisent un jeu sur la valeur qu’on subvertit et renverse ; ainsi qu’un jeu sur l’expérience. Le web peut cela en tant qu’il outille les pratiques de la ville, qu’il ménage ce déplacement qu’est la fiction, et qu’il rend artistique l’espace de la lecture urbaine… C’est parce que le web existe et façonne symboliquement notre paysage urbain que les applications mobiles de dérive gagnent en profondeur et en subversion (en délinquance ?). C’est ainsi qu’on peut laisser Guy Debord conclure (La société du spectacle, 178) :

Dans cet espace mouvant du jeu, l’autonomie du lieu peut se retrouver, sans réintroduire un attachement exclusif au sol, et par là ramener la réalité du voyage, et de la vie comprise comme un voyage ayant en lui-même tout son sens.


Crédits photo: Flickr CC Phil Gyford, Julian Bleecker, wallyg

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Il y a quelque chose de pourri au royaume des gares http://owni.fr/2011/06/06/il-y-a-quelque-chose-de-pourri-au-royaume-des-gares/ http://owni.fr/2011/06/06/il-y-a-quelque-chose-de-pourri-au-royaume-des-gares/#comments Mon, 06 Jun 2011 10:41:31 +0000 Philippe Gargov http://owni.fr/?p=66163 Urban After All S01E19

Le 17 mai dernier, la jeune structure Gares & Connexions, dernier bébé de la SNCF en charge des 3 000 gares du réseau , dévoilait son premier rapport d’activité. Celui-ci s’inscrit dans le prolongement des objectifs annoncés depuis 2009 par la maison-mère : “les gares vont devenir des lieux de vie au cœur des villes”, a ainsi résumé sa directrice Sophie Boissard.

Concrètement, cela se traduit par l’introduction de nombreux services au sein des gares, parfois inattendus, afin d’en renforcer l’attractivité : “Retirer un colis acheté sur internet, déposer son enfant à la crèche d’entreprise avant de sauter dans le train, passer chez le médecin ou chez le coiffeur, envoyer un mail urgent…” . La structure a ainsi investi 266 millions d’euros en 2010 pour redonner un second souffle aux gares vieillissantes et mal adaptées aux nouveaux besoins de la mobilité contemporaine. Un objectif hautement respectable, malheureusement écorné par une évolution plus discrète qu’il nous semble nécessaire de discuter ici.

En effet, comme nous allons le montrer, cette “revitalisation” des gares s’accompagne d’une restructuration de la conception même des gares, tant sur le plan spatial que social, avec pour conséquence (ou objectif ?) de favoriser la rentabilité du “temps de transit disponible” des voyageurs. Or, cela semble nécessairement devoir passer par un embourgeoisement de ces lieux… et donc, en parallèle, par l’éviction des catégories les plus “dérangeantes”. Décryptage d’une mutation ségrégative qui ne dit pas son nom, et qui en dit long sur la conception actuelle de nos centres-villes.

La naissance d’une prison

La nouvelle stratégie impulsée par Gares & Connexions s’appuie sur d’importants investissements en faveur de la rénovation des gares (266 millions d’euros détaillés dans les “Réalisations 2010 et projets à venir” du rapport d’activité). Or, comme l’a très bien montré Jean-Noël Lafargue dans un beau reportage dans sa gare de banlieue (billet original ici), ces travaux aboutissent entre autres à installer des portiques restructurant l’espace de la gare :

La comparaison entre « avant » et « après »[travaux] me semble très instructive à faire en ce qu’elle témoigne des changements opérés dans les rapports entre la société des chemins de fer, ses usagers et ses employés.



Quels sont précisément ces évolutions ? Comme le montrent les schémas ci-dessus et les explications de Jean-Noël Lafargue, le réaménagement s’est surtout soldé par l’installation de portiques empêchant de se rendre sur le quai sans billet :

Il n’est plus question, par exemple, de se rendre sur le quai pour tenir compagnie à quelqu’un qui va prendre son train. En fait, si l’on utilise des tickets, et non un passe, on se trouve prisonnier sur le quai dès lors que l’on a passé les portillons, car si on décide de sortir, on ne pourra plus revenir dans la gare. Le quai fonctionne alors un peu comme une nasse.

Autre exemple : l’installation de portiques en gare d’Argenteuil qui obligent les non-voyageurs à faire un détour d’un kilomètre pour se rendre dans un quartier coupé du centre-ville par la voie de chemin de fer… La formule “Prison automate” de Jean-Noël résume parfaitement cette situation nouvelle. Comme il l’explique, il était auparavant possible de flâner dans les boutiques environnantes lorsque l’on avait du temps (si un train était annulé, par exemple). C’est désormais impossible, et l’on se retrouve cantonné au quai dans le cas d’une petite gare de banlieue… Mais dans le cas d’une plus grande gare, cela signifie être bloqué parmi les fameux “nouveaux services” que Gares & Connexions a pour mission de développer.

Vendre le “temps de transit disponible” des voyageurs

Entendons-nous bien : ce processus est en réalité plus ancien que la création de Gares & Connexions, ayant vu le jour dans les années 2000 avec la création de la Direction des Gares (prédécesseur de G&C) et s’étant accéléré en 2004. Prenons l’exemple emblématique de la Gare du Nord, dont la rénovation s’est achevée en 2002 afin de répondre aux besoins des nouveaux voyageurs apportés par l’Eurostar ou les trains Thalys, et qui a servi de bêta-test grandeur nature. La rénovation de la gare a ainsi donné naissance à un vaste espace de chalandise d’une centaine de commerces : restauration et alimentation, vêtement, parfumerie et même jeux vidéo. La majeure partie de ces enseignes ne sont par contre accessibles qu’aux voyageurs franciliens car situés derrière des portiques… installés depuis 2002. Il existait auparavant un espace de chalandise plus restreint, mais accessible depuis la rue ; celui-ci se résume aujourd’hui à quelques boutiques habituelles de gare, principalement des enseignes de presse.

Un espace ouvert aux détenteurs de tickets RATP, situé à proximité des quais du RER et du métro, à l’usage des grands banlieusards, et qui a connu un succès immédiat. Les boutiques déjà présentes (Paul, Footlocker, Sinequanone, La Redoute, Fnac Services, etc.) dégagent de substantiels bénéfices, en moyenne 10 000 euros au mètre carré, contre 8 000 à 9000 euros dans des centres commerciaux classiques. Ainsi, l’enseigne Naf Naf de la gare du Nord rapporte davantage que celle des Champs-Elysées, expliquait ainsi Stratégies en 2004.

Certes, les enseignes se voient alors privées d’une partie de leur clientèle , mais gagnent en échange le “temps de transit disponible” des voyageurs entre deux connexions modales. Comme l’expliquait Pascal Lupo, ancien directeur des gares à la SCNF, toujours en 2004 :

« Paris-Nord passe d’une gestion de flux à une gestion d’actifs, sur le modèle des gares japonaises, qui sont depuis longtemps de véritables lieux de consommation », résume Pascal Lupo. Avec 500 000 voyageurs par jour, soit trente fois la fréquentation d’un hypermarché, les commerçants voient d’un bon œil cette mutation marchande.

La conclusion de L’Expansion, qui commente l’attitude du chef de gare de l’époque, est à ce titre plus que révélatrice :

Il n’a plus de sifflet autour du cou, mais bien une calculette dans la tête.

La revue Article XI a d’ailleurs très bien montré cette “mutation marchande” dans un récent triptyque justement consacré à la Gare du Nord (merci @Urbain_ pour le partage), décortiquant ce qu’ils définissent comme “la fabrique d’un non-lieu” (reprenant la célèbre formule de Marc Augé) :

Bienveillante, la Gare du Nord enveloppe son consommateur d’une sollicitude aux contours sucrés. [...] Mécanique, narcissique, solitaire, la non-gare impose son ordre de supermarché.

Le choix du terme “non-lieu” dans leur titre n’est pas anodin, et symbolise tout le paradoxe de Gares & Connexions dont l’objectif affiché est justement d’amener les gares à quitter leur statut actuel de “non-lieu” (ou du moins, de lieu précaire voué uniquement au transit) pour atteindre celui de “tiers-lieu”, un concept dont nous faisions l’apologie il y a quelques mois et que nous soutenons sur le principe dans le cas présent… sans toutefois oublier de critiquer la manière.

Concrètement, “on parle de “tiers-lieux” (“third places” en anglais) pour évoquer la nouvelle fonction de ces espaces de pause”. Et comme leur étymologie l’indique justement, “gare” et “station” (voire “arrêt” de bus) ont d’abord été pensés comme lieux de pause (salles d’attente, temps de latence entre deux connexions, etc). On comprend alors que la SNCF souhaite “rentabiliser” ce temps d’attente, alors qu’elle risque en parallèle de voir la concurrence nuire à ses activités de transporteur…

Mais si cette volonté d’apporter des services aux usagers est louable, ou du moins compréhensible, comment justifier qu’on la restreigne aux voyageurs munis de billets ? Paradoxal, alors que la vocation officielle de Gares & Connexions est justement « de  faire  rentrer  la  gare dans la ville et la ville dans la gare pour mieux “vivre ensemble” et ce quelque soit la complexité. » Malheureusement, il semble que la mutation des gares en “supermarchés” ne puissent se faire sans une karchérisation discrète des lieux, sûrement plus propice à la tranquillité des voyageurs-consommateurs mais relativement douteuse sur le plan social.

La gare, reflet d’une société excluante ?

Ainsi, quid des classes précaires qui gravitent à proximité des gares ? Clochards, toxicomanes, prostitué(e)s ou roms… ou simplement riverains précaires : pour eux, point de “contours sucrés” mais une “police du recoin” ayant pour vocation d’assainir la gare de sa mauvaise graine, comme l’explique Article XI :

Certaines personnes, indésirables, “ont la gare du Nord dans la peau”, résume un travailleur social. Il s’agit alors d’inventer une réponse disciplinaire permettant de les « éjecter  », selon les mots du personnel de la gare, mais surtout de bien les éjecter. Sur la longueur. Pour cela la SNCF recoure à une méthode compréhensive, indirectement coercitive. Elle s’improvise bureau de charité et se dote de relais effectuant un travail de repérage. La consigne : “empathie, fermeté, efficacité avec les plus démunis.” [in brochure de l’université de service SNCF]

Cela passe aussi par des mesures plus “douces” et donc invisibles, comme l’installation de plots empêchant de s’asseoir ou de s’allonger, le réaménagement des espaces en faveur du flux permanent, ou bien évidemment ces fameux portiques cloisonnant l’espace.

Et finalement, est-ce bien surprenant ? En réalité, la gare contemporaine n’est que le reflet de la société, et notamment de la manière dont nous concevons la ville. En effet, les évolutions décryptées ci-dessus font directement écho à deux tendances fortes de la pensée urbaine actuelle, et que nous avions analysées dans nos premières chroniques : la prévention situationnelle (les mesures de sécurisation “douce”), au risque de “sacrifier les urbanités” propres au lieu ; et plus généralement un “urbanisme de classe” évinçant ces “zombies modernes” que sont ces populations marginales. Nous n’irons pas jusqu’à dire, comme un commentateur d’Article XI, que les gares sont “sont devenues de vieilles salopes bourgeoises en quête de respectabilité”, mais le fait est là. Guillaume Pépy ne croit pas si bien dire quand il souhaite que “la gare devienne un nouveau centre-ville”… Elle semble bel et bien en prendre aujourd’hui le (triste) chemin.


Schéma par Jean-Noël Lafargue

Images CC Flickr par boklm, remiforall et boklm

Chaque lundi, Philippe Gargov (pop-up urbain) et Nicolas Nova (liftlab) vous embarquent dans le monde étrange des “urbanités” façonnant notre quotidien. Une chronique décalée et volontiers engagée, parce qu’on est humain avant tout, et urbain après tout ;-) Retrouvez-nous aussi sur Facebook et Twitter (Nicolas / Philippe) !

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Visualiser le “Ghost in the field” de l’urbanité numérique http://owni.fr/2011/05/23/visualiser-ghost-in-the-field-urbanite-numerique-ondes-wifi/ http://owni.fr/2011/05/23/visualiser-ghost-in-the-field-urbanite-numerique-ondes-wifi/#comments Mon, 23 May 2011 06:30:58 +0000 nicolasnova http://owni.fr/?p=63300 Urban After All S01E18

Ce qui frappe dans “l’urbanité numérique”, c’est son invisibilité. Or cette couche informationnelle omniprésente existe bien. Comme le soulignait le géographe Boris Beaude dans un colloque sur ce thème, “il serait dangereux et anachronique de considérer les technologies de communication numériques comme irréelles“. On oublie souvent que l’utilisation de téléphones mobiles ou de services géolocalisés repose sur un socle constitué de toutes sortes d’ondes et de protocoles de communication “sans fils”. Le citadin moyen se retrouve ainsi entouré de flux par lesquels transitent “du numérique” : des informations sont véhiculées via des réseaux téléphoniques (GSM, 3G), des normes de télécommunication aux noms parfois poétiques (la dent bleue “bluetooth”), parfois old-school (la fidélité sans fil WiFi), etc.

La diffusion de ces ondes interroge évidemment les scientifiques en raison de leur nocivité potentielle. En parallèle, artistes et designers empruntent des voies alternatives pour explorer les implications de cette présence. Ces perspectives créatives soulèvent peu de questions en termes scientifiques. Mais, par leur puissance visuelle, elles interpellent l’audience sur l’existence bien réelle du numérique dans notre environnement urbain, contribuant ainsi à l’un des débats majeurs de notre société.

Des ondes intrusives

La manière la plus simple de mettre à jour cette présence consiste à visualiser le spectre électromagnétique occupé par ces systèmes de communication. Peut-être du fait du caractère sensible de ce sujet, ce sont les artistes et les designers qui ont le plus avancé sur ces questions.

Le projet “Tuneable Cities / Hertzian Tales [en] de Dunne & Rabby [en] en 1994 proposait déjà de superposer à l’espace urbain des formes et couleurs correspondant aux ondes alentours cartographiées par les deux designers. Le principe était alors de représenter la manière dont chaque lieu possède une véritable extension invisible via les ondes radio. Mais c’est certainement Magnetic Movie [en] du collectif anglais Semiconductor qui frappe le plus :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Ce projet de représentation visuelle et sonore du champ électromagnétique présent dans divers lieux aux États-Unis interpelle sur la présence envahissante de tous ces signaux. Ceux-ci se manifestent sous la forme de nervures colorées ou de halos bigarrés avec une nervosité accentuée par les sifflements choisis par les artistes. Ce qui ressort, c’est la nature intrusive de ces ondes et leur comportement erratique voire perturbateur.

Dans un registre plus urbain, les travaux menés à l’école d’architecture et de design d’Oslo [en] vont encore plus loin. Leur projet “Immaterials: Light painting WiFi” [en] matérialise le “terrain immatériel” formé par les réseaux WiFi et s’interroge sur le sens à donner à de telles visualisations.

La méthode employée par les chercheurs est astucieuse :

Pour étudier les qualités spatiales et matérielles des réseaux sans-fil, nous avons construit une “canne de mesure” qui quantifie la force du signal WiFi avec une barre lumineuse. Lorsque l’on bouge cette canne dans l’espace, elle indique les changements de force du signal. Des photos avec un long temps d’exposition permettent de révéler la présence du signal.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Comme le spécifient les chercheurs, ce travail souligne plusieurs caractéristiques de l’avènement de cette ville numérique. Elles témoignent déjà de la manière dont un bâtiment peut “s’étendre” dans son voisinage. Et cela n’est pas sans conséquence en termes d’usage. L’enveloppe immatérielle du bâtiment universitaire représenté dans la vidéo ci-dessus vient irriguer le parc voisin et les étudiants peuvent donc accéder à ce réseau protégé (et invisible pour les passants). Avec le numérique on est à la fois en dehors d’un lieu (dans le parc) et toujours bénéficiaire des services liés à l’endroit en question (via le réseau sans-fil).

Par conséquent ces visualisations montrent que les bâtiments et habitations forment un vaste espace continu qu’il est difficile de dissocier. Les “enveloppes” de chaque endroit s’entremêlent pour former un maelström coloré. Ce halo n’est pas inerte et clos. On doit en effet le considérer comme un espace social étrange dans lequel naviguent des paquets d’informations auxquels correspondent entre autres des e-mails, des morceaux de conversation futiles sur Facebook, des fichiers torrents ou des déclarations d’impôts. C’est tout un bazar numérique partagé qui flotte ainsi dans nos rues et au-dessus de nos immeubles.

Mais elles montrent que les réseaux WiFi sont finalement très localisés, informels et fragmentés, notamment car ils relèvent d’une infrastructure mise en place par les individus. Ce qui transparaît n’est donc qu’un reflet des occupations humaines. Les lieux avec peu de WiFi sont soit des entrepôts soit des endroits dans lesquels il y a peu d’activité liée aux technologies de l’information et de la communication. La représentation d’ondes GSM ou FM nous mènerait certainement à des conclusions différentes.

Vers un bestiaire

Si l’on continue cette exploration, on arrive vite à la conclusion que la diversité des ondes qui s’entremêlent est importante. C’est pourquoi certains s’intéressent à cataloguer les types possibles.

Dans son travail de master en design intitulé “The bubbles of radio” [en] dans la même école à Oslo, Ingeborg Marie Dehs Thomas s’est intéressée à construire un véritable bestiaire des ondes existantes :

En s’inspirant des livres abondamment illustrés en botanique, zoologie et en histoire naturelle, Ingeborg est arrivée à la notion d’encyclopédie des ondes radio qui contient une sélection de différentes “espèces”. Ancrée dans une recherche concernant leur usage, les applications et les caractéristiques techniques de chaque type d’onde, elle a crée des visualisations fictionnelles de la manière dont celles-ci habitent l’espace physique. Il s’agit au fond de l’expression créative basée autant sur la créativité personnelle que sur des données techniques et scientifiques comme la force du signal ou la portée des ondes.

En croisant à la fois les caractéristiques techniques de ces différentes protocoles de communication avec les imaginaires qu’ils évoquaient chez des personnes de son entourage, la designer norvégienne a produit une représentation saisissante de ces différentes “espèces” sous la forme d’un bestiaire :

Ce travail met en exergue le fait que les différents protocoles ont des “pouvoirs” distincts et que leur mise en forme visuelle peut fait ressortir les peurs et craintes de chacun. On se rend ainsi compte que les différentes ondes ne sont pas perçues ou comprises de la même manière suivant leur nature technique. Raptus Arphadus (RFID) apparait plus sinueux et tentaculaire que le globuleux mais néanmoins envahissant Spherum Magnea Globalum (GSM), à l’opposé du piquant Nevrotis Dentus Aquarae (Bluetooth).

Le bestiaire nous confronte avec ces espèces de monstruosité difficiles à percevoir mais qui forment le nouvel univers techno-urbain dans lequel nous baignons en ce début de 21e siècle. Suivant l’expérience et les usages numériques de chacun, on trouvera ces formes tantôt terrifiantes tantôt poétiques.

Un travail de démystification

Ces représentations n’ont pas pour objectif d’être correctes techniquement ou de servir un but opérationnel, il s’agit plutôt pour leurs auteurs de montrer comment une approche visuelle ou fictionnelle permet de prendre conscience de leur existence en dehors d’interactions sur les écrans. Elles sont importantes à deux égards.

Ce halo en mouvement témoigne d’une activité humaine en ébullition (télécommunications, accès au web…) qui peut être évaluée et représentée. Ce qui renvoie à l’ensemble des travaux actuels sur la “mesure urbaine” ou à la manière dont l’activité sur les services numériques permet de visualiser des flux, comprendre les mouvements de population et potentiellement gérer l’espace urbain. On va du coup sortir du caractère illustratif pour créer de nouvelles formes de services, voire de contrôle.

Enfin, et peut-être surtout, ces créations nous confrontent à l’hybridation du matériel et de l’immatériel dans notre espace quotidien. Et cela ne date évidemment pas de l’arrivée du WiFi puisque toutes sortes d’ondes pourraient être représentées de la télévision à la radio. La mise en image de ces flux est pertinente car elle permet de déconstruire et de caractériser cette ville numérique que nous voyons se déployer autour de nous. C’est un premier pas vers la prise de conscience de l’omniprésence de cette hybridation. Ce qui atteste du rôle nécessaire de médiateurs, comme le clame le designer américain Adam Greenfield [en] :

Dans la ville en réseau, du coup, il règne un besoin pressant de traducteurs : des gens capables d’ouvrir ces systèmes occultes, de les démystifier, d’expliquer les implications de ces technologies qui conditionnent nos vies et notre environnement urbain. Cela va devenir la préoccupation première des urbanistes et des technologues dans le futur proche.


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La géolocalisation est-elle soluble dans le livre numérique? http://owni.fr/2011/05/16/la-geolocalisation-est-elle-soluble-dans-le-livre-numerique-edition/ http://owni.fr/2011/05/16/la-geolocalisation-est-elle-soluble-dans-le-livre-numerique-edition/#comments Mon, 16 May 2011 08:33:48 +0000 nicolasnova http://owni.fr/?p=62209 Urban After All S01E17

En ce printemps de salons du livre multiples, les eBooks sont sur toutes les lèvres, on assiste à l’évolution progressive des projets de liseuses mais aussi des perspectives ouvertes par le numérique. Mais bien souvent c’est souvent la même rengaine que l’on entend. Or la géolocalisation, notamment dans un contexte urbain, est l’une de ces technologies qui ouvre la voie à d’autres usages.

Il s’agit au fond de prendre ces opportunités comme un moyen de dépasser le modèle actuel de “livre numérique” bien souvent compris comme banale transposition d’un contenu existant d’un support (papier) vers un autre (numérique).

Comment cela pourrait-il se traduire ? Que se passe-t-il lorsque l’on croise géolocalisation et lecture numérique ?

Géolocalisation et livre numérique WTF?!

Dans la panoplie des technologies qui font la “ville numérique” aujourd’hui, la géolocalisation tient une place de plus en plus prépondérante. L’utilisation principale de celle-ci tourne évidemment autour du guidage et du calcul d’itinéraire en voiture, en transports en commun ou à pied. Plus récemment les applications sur mobile ont débouchées sur des pratiques communautaires avec des fonctionnalités de notification de présence, de rencontre, de jeu type ARG ou encore de partage de messages attachés dans des lieux spécifiques.

Les services plus anciens et plus connus tels que Foursquare éclipsent évidemment la flopée de tentatives dans d’autres domaines. Et notamment chez les chercheurs, designers et entrepreneurs qui s’intéressent à la géolocalisation comme moyen de recombiner les possibilités d’édition de contenus. Cette perspective de livre numérique dite “homothétique” ne tire finalement guère parti des possibilités offertes par les technologies en question… et le géopositionnement est justement un moyen de proposer des expériences de lecture originales.

Au récent Salon du livre de Genève, lors d’une journée consacrée au
futur de la lecture, un des intervenants, Alessandro Catania a ainsi donné un tour d’horizon des nouvelles expériences de lecture et de mise en valeur de contenus en insistant sur les opportunités pour l’édition.

De la géolocalisation d’extraits littéraires au guide touristique

Sa présentation détaillait l’éventail des possibilités suivant l’intégration des moyens de géolocaliser le lecteur ou les contenus. Pour lui, le degré zéro de ce courant consiste à proposer des visualisations sous la forme de carte indiquant où les histoires racontées dans certains livres se déroulent. Des services permettent ainsi aux utilisateurs d’attacher une courte fiche de lecture à des villes dans lesquels l’histoire a lieu. L’idée est alors de proposer une forme de recherche nouvelle basée sur l’espace : la lectrice potentielle peut ainsi naviguer sur une carte et choisir quel roman aborder suivant l’endroit qui l’intéresse. Malheureusement, une telle approche est pauvre car le lien entre lecteur, contenu et lieu est très ténu comme le soulignait Catania dans son intervention.

Une approche plus dynamique car liée à la mobilité consiste à proposer des guides touristiques géolocalisés. Avec ce type de service, l’utilisateur-lecteur se déplace dans la ville et des contenus textuels ou visuels apparaissent au gré de ses pérégrinations. Anecdotes sur le lieu, fragment poétiques ou renvois historiques sont ainsi mis en avant. Une forme d’éditorialisation apparait ici puisqu’il est courant dans ces projets de proposer différents parcours urbains relevant de thématiques spécifiques et cohérentes. Malheureusement, le résultat est souvent limité et finalement il s’agit plus du pendant culturel des projets de marketing géolocalisé (publicités ou bons de réduction géolocalisé) que d’une expérience de lecture très originale.

Vers des expériences de lecture “situées”?

Pourtant, comme le rappelait Catania au Salon du Livre de Genève, nous avons tous des expériences de “lecture située” intéressantes. Se rendre compte que les douloureuses retrouvailles mentionnées dans le roman se déroulent dans le bar marseillais dans lequel on est assis ou découvrir un monument Romain décrit dans un livre pour mieux l’apprécier sont des exemples possibles. De même, des auteurs sont irrémédiablement liés à des environnements urbains spécifiques (James Joyce/Dublin, Allen Ginsberg/San Francisco, etc). Il devrait donc y avoir des scénarios d’usages pertinents et qui enrichissent réciproquement lecture et visite d’un lieu. Quelques pistes se dessinent.

Pensons par exemple à iBookmark. Dans ce projet de recherche, les auteurs créent des histoires pouvant varier selon la localisation du lecteur accédant au contenu sur une liseuse équipée d’un GPS. Le récit s’adapte alors aux parcours de la personne : les noms de lieux ou de monuments décrits dans l’ouvrage sont ainsi modifiés en fonction des endroits visités.

Dans un registre plus ludique, des jeux en réalité alternée ont été réalisées en partenariat avec des éditeurs de romans. Et cela, afin de renouveler l’expérience de lecture avec une composante “contextuelle” interactive. C’est le cas du projet wetellstories de Penguin Books :

Une histoire secrète est cachée quelque part sur l’internet, un compte mystérieux avec une fille qui vous est vaguement familière et qui a l’habitude de se perdre. Les lecteurs suivant son histoire vont découvrir des indices qui vont influencer son voyage et l’aider en cours de route. Ces indices vont apparaitre en ligne et dans le monde réel pour diriger les lecteur vers d’autres histoires.

Un nouveau gadget ou une interactivité pertinente ?

Les exemples décrits ici témoignent du caractère balbutiant des propositions. Dans plusieurs cas, la valeur ajoutée pour le lecteur reste faible mais ces approches doivent être considérées comme des tentatives d’explorer les possibles. Il y aurait bien plus à explorer en croisant cartes, romans, affiches, journaux dans des expériences oulipiennes géolocalisées !

A mon sens, ce qui se cache derrière ces premiers exemples, c’est une nouvelle manière de découvrir la ville en hybridant un espace physique (les lieux) et virtuels (des histoires, des fictions) pour produire ni plus ni moins que des “légendes urbaines”… On pourrait d’ailleurs imaginer un service qui permettrait de rédiger un texte automatique par son propre déplacement dans l’espace urbain. Une tel principe existe pour le cinéma avec le projet Walking the Edit qui serait potentiellement transposables aux contenus textuels…

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Photo FlickR CC : Shakerspearsmonkey.

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La ville volante, une utopie dégénérescente ? http://owni.fr/2011/05/09/la-ville-volante-une-utopie-degenerescente/ http://owni.fr/2011/05/09/la-ville-volante-une-utopie-degenerescente/#comments Mon, 09 May 2011 06:33:09 +0000 Philippe Gargov http://owni.fr/?p=61381 Urban After All S01E16

C’est une tradition dans les médias : chaque inauguration d’un gratte-ciel, comme la Tour First la semaine dernière, est l’occasion de rappeler l’éternelle quête de hauteur de l’homo urbanus, depuis Babel jusqu’à Dubaï. Et si les gratte-ciels sont le versant “réalisé” de ce syndrome d’Icare, la figure de la “cité volante” en est le pendant imaginaire et onirique. La ville volante jouit ainsi d’une belle présence dans les projets architecturaux du XXe siècle, aux côtés des autres grands archétypes urbains que sont la ville mobile, la ville flottante et la ville fertile (décortiquée la semaine dernière). Fortement relayés dans des médias grand public grâce à leurs visuels séducteurs flattant les fantasmes de l’Homme-oiseau, les projets de ville volante sont ainsi bien inscrits dans l’imaginaire urbain collectif. Et c’est bien ça le souci.

Car derrière ses atours enchanteurs, la ville volante véhicule en effet certaines valeurs qu’il nous semble nécessaire de remettre en question ; ce sera l’objectif de cette chronique, qui vous invite à vous méfier davantage de ces utopies tentatrices. A l’instar d’Icare, ne risquons-nous pas de nous brûler les ailes à trop vouloir voler ? Et existe-t-il une autre voie pour imaginer la ville en l’air ?

Une histoire récente

L’histoire de la ville volante remonte aux voyages de Gulliver découvrant Laputa (1727). Cette utopie a conquis depuis de nombreux esprits, en témoigne cette chrono-bibliographie des “îles aériennes” dans la littérature et la bande-dessinée populaires. Mais c’est surtout avec la révolution industrielle que l’idée d’une cité volante va prendre son essor et germer chez les urbanistes en tant qu’utopie “réaliste”. Citons en particulier la Ville volante de Georgij Krutikov (1928), une cité futuriste  que nous décrit François Delarue[PDF] :

Le quartier industriel, ancré dans le sol, se développe à l’horizontale ; la partie habitat, suspendue dans les airs au-dessus des secteurs de production, est formée de corps d’habitation de cinq étages ancrés dans un anneau central [...] ; le troisième élément structurant est un principe de voies de communication aériennes. En réalité la ville ne vole pas (c’est le rendu perspective en contre-plongée qui donne une impression de ville aérienne).

Encore aujourd’hui, l’idée fait rêver les architectes et urbanistes, à l’image de ces Cloud Skippers [EN] imaginés par le Studio Lindfors [EN] (présentés à la Biennale du Design de Saint-Étienne 2010). Il en existe évidemment de nombreux autres, qu’il serait fastidieux de citer. Ceux-là ont été choisis pour leur proximités visuelles : malgré 80 années d’écart entre les deux projets, on retrouve ainsi les mêmes imaginaires et surtout la même conception de la ville que cela sous-tend.

Une vision techniciste de l’exil

Outre leur dimension aérienne, ces différents projets se rapprochent en effet par leur conception techniciste de la ville ; c’est d’ailleurs commun aux autres grands archétypes de l’utopie urbaine du XIXe – XXe siècle (ville mobile ou ville flottante [EN]). Comme l’écrit Nicolas Lemas à propos de la “Ville volante” (mais pas suspendue) d’Eugène Hénard, présentée à Londres en 1910 [EN], ce type de projets urbains “s’appuie sur une foi inébranlable en les progrès fulgurants de la science, et de son versant appliqué, la technique [...] au service du bonheur humain” (“Eugène Hénard et le futur urbain. Quelle politique pour l’utopie ?”, p. 86. Ouvrage en partie disponible sur Google Books). De même, pour Georgii Krutikov, “la planification de la Ville Volante peut ainsi s’inscrire dans l’idéologie progressiste de l’urbanisme.” ».

Pour reprendre François Delarue [PDF], “la Futurapolis du XIXe est un rêve d’ingénieur”. Et c’est justement là que le bât blesse : selon lui, cette “merveille technologique construite à la gloire de l’industrie et de la fée électricité paraît davantage asservir l’homme que le libérer.” On retrouve d’ailleurs cette violence dans les différentes représentations de villes volantes à travers la culture populaire (cf. inventaire publié en écho sur mon blog pop-up urbain). Derrière ces visuels séducteurs se cacherait donc une contre-utopie ? Comment l’expliquer ?

Bien que vendues comme émancipatrices, l’idée maîtresse qui sous-tend les cités volantes est en réalité de pouvoir se détacher (au sens propre) de ses congénères au sein d’un paradis privé. Cette observation est d’ailleurs valable pour les autres figures de l’utopie techniciste et qui tendent aujourd’hui à se concrétiser ; on pense notamment aux projets d’îles crées de toutes pièces dans le Golfe, ou aux projets de villes écologiques comme Masdar, en réalité réservés à quelques privilégiés.

Une utopie dégénérescente à euthanasier ?

Ainsi, les rêves de cités volantes apparaissent davantage comme des fantasmes stylisés des fameux “ghettos de riches” qui se multiplient à travers le monde depuis quelques années. Les différentes représentations issues de la culture populaire en témoignent d’ailleurs sans équivoque. Chacun se fera alors sa propre opinion sur cette assertion de Nicolas Lemas, pour qui la Ville volante d’Eugène Hénard est “le rêve du capitalisme accompli” (p. 85)…

Cette violence ségrégative semble d’ailleurs inhérente au concept même de ville volante, puisqu’on la retrouve poussée à l’extrême dans la description qu’en fait Gulliver en 1727. Et  selon moi, cela n’a rien d’anecdotique…

Si quelque ville se révolte, ou refuse de payer les impôts, le roi [de Laputa] a deux façons de la réduire à l’obéissance. La première et la plus modérée est de tenir son île au-dessus de la ville rebelle, et des terres voisines : par-là il prive le pays et du soleil et de la pluie, ce qui cause la disette et les maladies. Mais si le crime le mérite, on les accable de grosses pierres qu’on leur jette du haut de l’île, dont ils ne peuvent se garantir qu’en se sauvant dans leurs celliers et dans leurs caves, tandis que les toits de leurs maisons sont mis en pièces. S’ils persistent témérairement dans leur obstination et dans leur révolte, le roi a recours alors au dernier remède, qui est de laisser tomber l’île à plomb sur leurs têtes; ce qui écrase toutes les maisons et tous les habitants. Le prince néanmoins se porte rarement à cette terrible extrémité, que les ministres n’osent lui conseiller; vu que ce procédé violent les rendrait odieux au peuple, et leur ferait tort à eux-mêmes, leurs biens se trouvant sur le continent.

Les Voyages de Gulliver, Jonathan Swift, 1727.
Troisième partie, chapitre III (via)

Tout concourt ainsi pour faire de la ville volante une “utopie dégénérescente” : une utopie d’apparence séduisante, mais en réalité porteuse de valeurs hautement critiquables. Pour paraphraser Julien Ribot à propos de sa propre chanson “Amour City” (une utopie urbaine “aux maisons en forme de montgolfières [...] suspendues dans les airs”), le risque existe que “la naïveté volontaire du tableau devienne en réalité le piège qui se referme(ra) sur les (futurs) habitants”.

Dès lors, ne serait-il pas temps d’euthanasier ces utopies tentatrices avant qu’elles ne deviennent réalité, à Dubaï ou ailleurs ? Cela ne vaut toutefois que pour les cités volantes habitées par les Hommes. Pourquoi, par exemple, ne pas les imaginer habitées par faune et flore, telle une Arche de Noé naviguant au-dessus des nuages, ou par des technologies (panneaux solaires, éoliennes dès lors plus productifs ?). Dans cette perspective, la ville volante reste une utopie instanciable… dès lors qu’on s’éloigne de nos représentations séculaires.


Chaque lundi, Philippe Gargov (pop-up urbain) et Nicolas Nova (liftlab) vous embarquent dans le monde étrange des “urbanités” façonnant notre quotidien. Une chronique décalée et volontiers engagée, parce qu’on est humain avant tout, et urbain après tout ;-) Retrouvez-nous sur Facebooket Twitter (NicolasPhilippe) !

Illustrations : Ville volante“, vue générale, Georgii Krutikov, 1928 (via) ; “Cloud Skippers“, Studio Lindfors, et CC Flickr par TillWe

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La ville fertile, une amie qui nous veut du bien ? http://owni.fr/2011/05/02/la-ville-fertile-une-amie-qui-nous-veut-du-bien/ http://owni.fr/2011/05/02/la-ville-fertile-une-amie-qui-nous-veut-du-bien/#comments Mon, 02 May 2011 06:15:58 +0000 Philippe Gargov http://owni.fr/?p=59905 Urban After All S01E15

La nature a horreur du vide, dit l’adage. Et si la nature avait aussi horreur du “plein” que représente la ville ? La question se pose, au vu des nombreuses œuvres culturelles mettant en scène une nature hostile à l’égard de la civilisation et de son principal avatar, la ville dense (cf. exemples ci-dessous, qui mêlent films catastrophes ou jeux écolo).

Bizarrement, assez peu d’architectes et urbanistes semblent vouloir se saisir de cette problématique. Ainsi, alors que l’occasion s’y prêtait à merveille, l’exposition “La ville fertile” (qui se tient en ce moment à la Cité de l’architecture, et à qui j’emprunte cette formule) n’aura jamais abordé cette face sombre de la nature urbaine, à mon grand regret / étonnement. Il y aurait pourtant énormément à en dire. Comment expliquer la profusion de ces visions post-apocalyptiques dans lesquelles la nature reprend ses droits sur l’Humain (à l’image de ces diaporamas ou de ces illustrations) ? Et surtout, qu’est-ce que cela traduit de notre rapport à la nature urbaine ?

De Phénomènes à Princesse Mononoké

Les exemples sont légion dans la culture populaire, notamment dans la seconde partie du XXe siècle, qui mettent en scène la révolte de la nature face à l’homme moderne. La multiplication de nanars impliquant plantes carnivores et animaux enragés en est un excellent témoin. Le site “Agressions animales” recense d’ailleurs ces œuvres de série B, avec un sous-titre on ne peut plus explicite : “La revanche de la Nature sur l’Homme. Animaux tueurs et catastrophes naturelles au cinéma.”

Plus subtil mais pas forcément meilleur, le récent Phénomènes, de M. Night Shyamalan (2008) s’inscrit lui aussi dans cette voie, en expliquant le suicide massif de nombreuses personnes comme “une revanche de la nature, qui sécréterait des toxines atteignant le cerveau humain et engendrant dépression et envie immédiate de mettre fin à ses jours. [...] Faux film catastrophe, Phénomènes parvient à instaurer de la tension en ne filmant que des arbres ou de l’herbe qui bouge au gré du vent” (Merci @Belassalle)

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Loin des nanars et blockbusters hollywoodiens, on pense aussi et surtout à la conclusion de Princesse Mononoké [en] (1997), dans laquelle le Dieu-Cerf, aveuglé par la colère, détruit la colonie humaine pré-industrielle dont les ruines finiront recouvertes par une flore plus apaisée… (à partir de 7′05″)

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Le Studio Ghibli, célèbre pour ses penchants écologiques, est d’ailleurs coutumier du fait. Dans Pompoko (1994), un tribu de tanukis tentent ainsi de lutter contre la croissance d’une ville nouvelle. On pense aussi à Ponyo sur la falaise [en] (2008) et ses vagues destructrices, ou au Château dans le Ciel (1986) recouvert par la flore après la disparition de ses habitants.

Encore au Japon, l’épilogue de Final Fantasy VII (1997) pose le même constat d’une nature qui finira tôt ou tard par recouvrir les restes de la civilisation humaine (merci @LeReilly). On y découvre ainsi Midgar, principale agglomération du jeu, recouverte par une flore envahissante 500 ans après le dénouement “officiel” de l’histoire. Une reprise à peine subtile de “l’hypothèse Gaïa” de James Lovelock (voire surtout “La revanche de Gaïa”, 2001), la ville de Midgar étant tristement célèbre pour son réacteur puisant sans vergogne l’énergie “Mako” de la planète…

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Cette liste est évidemment loin d’être exhaustive (on aurait ainsi pu évoquer les récents I Am Legend [en] ou The Road [en] (via @NicolasNova), la série The Walking Dead [en], le jeu vidéo Enslaved [en] (via @LeReilly) ou encore L’Armée des 12 Singes qui mériterait presque une chronique entière). N’hésitez pas à proposer vos propres références en commentaires !

Se faire pardonner les erreurs d’une industrialisation ravageuse

Chacun des exemples évoqués ci-dessous évoque, avec plus ou moins de violence, la vanité de la civilisation (représentée par la ville et la société industrielle) face au réveil de Mère Nature. La profusion de telles images dans la culture populaire aura ainsi grandement nourri une relation de méfiance, voire de défiance, à l’égard de la nature (quitte à tomber dans le délire new age au goût douteux). Ce parallèle entre La Planète des Singes (1968) et le récent séisme nippon symbolise presque à lui seule toute l’importance de cet héritage culturel dans notre imaginaire collectif (via @sandiet)

Sans tomber dans la psychologie de comptoir, comment expliquer cette situation ? Après deux siècles d’industrialisation décomplexée, l’humanité se trouve confrontée à un double retour de bâton : l’épuisement des ressources naturelles ainsi que le réchauffement climatique remettent en cause les fondements mêmes des sociétés modernes. À défaut de pouvoir réparer ses erreurs, ou même de pouvoir en stopper la dynamique (décroissance), l’humanité chercherait ainsi à faire le dos rond face au courroux de Mère Nature.

Le constat est d’autant plus flagrant en Occident, dont la culture judéo-chrétienne (profondément urbaine) évolue peu à peu sous l’influence (entre autres) des pop-cultures orientales. Comme s’en inquiétait le pasteur Eric George sur son blog :

On voit en effet réapparaître, sous maints aspects, l’idée d’une nature vivante, sacrée qu’il nous faudrait respecter sous peine d’encourir sa colère. [...] Pikachu et consorts sont une version à peine modernisée des esprits des eaux et des forêts. Je pourrais évoquer le succès (mérité) de dessins animés bien plus poétiques et subtils tels que Princesse Mononoke ou Le voyage de Chihiro. Une part non négligeable du discours écologique me paraît donc s’accompagner d’un retour à la personnification et à la vénération de la Nature.

Maquillage maladroit

Pour le meilleur, diront certains. Mais peut-être aussi pour le pire, si l’on considère que cette sacralisation excessive de la Nature a des répercussions sur la manière dont les acteurs urbains tentent de l’exploiter. C’est en tous cas le sentiment que j’ai lorsque je vois les propositions de “villes fertiles” exposées à la Cité de l’architecture. À trop vouloir “s’excuser”, on finit par frôler l’absurde en tentant de maquiller les erreurs du passé à coups de jolies plantes vertes. J’évoquais notamment les cas du Plateau de Saclay (une hérésie sur le plan des mobilités durables, puisqu’une voiture est indispensable pour se rendre sur place), et du périphérique parisien “reboisé” (on est ici clairement dans le camouflage, voire le peinturlurage, sans jamais remettre en question la pertinence de l’automobile en ville). À la sortie, l’effet est bien souvent contraire à l’objectif initial, détournant les esprits d’autres solutions moins clinquantes, mais potentiellement plus efficaces (télétravail et tiers-lieux, par exemple. On retrouve ici la fameuse “panne d’imaginaire” déjà évoquée par Nicolas dans son analyse des monorails).

Comment sortir de cette logique pernicieuse ? Il me semble que la clé réside (comme souvent) dans la question des imaginaires, et notamment des imaginaires “dystopiques” (ou plus largement négatifs). Ceux-ci devraient être abordés de front plutôt qu’évacués au profit de leurs pendants involontairement “bisounours” (ou volontairement “greenwashés”), à l’image des designers-urbanistes de Terreform qui n’hésitent pas à se réappropier des visuels “post-apocalyptiques”… souvent avec talent. Nous aurons l’occasion d’approfondir cette face sombre de la ville fertile dans une prochaine chronique, qui complétera ce premier tour d’horizon.

Il semblerait ainsi que la contre-utopie permette ainsi, bien mieux que l’utopie, de penser les mutations du monde en ouvrant le champ des imaginaires à d’autres horizons créatifs. C’est en tous cas le pari de Tomorrow’s Thoughts Today avec ce clip titré Productive Dystopia (via Transit-City) :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Arrêtons donc de placer la nature urbaine sur un piédestal, et transformons la crainte qu’elle nous inspire en déférence productive.


PS : Pour la petite anecdote, c’est un commentaire d’Antoine T. sur notre première chronique Urban After All qui nous a inspiré l’idée d’un tel sujet :

Un joli préambule à la réflexion, une piste importante manquante selon moi : l’aspect environnemental. On voit venir de plus en plus de scénarios dont l’histoire siège au sein d’un monde climatiquement bouleversé. Le film de zombies, c’est l’homme contre l’homme, oui mais pas seulement. C’est aussi la nature qui regagne sa place au sein des film et l’homme qui retouve sa condition de lutte pour la survie quotidienne (cf. I Am Legend, Walking Dead)…

La boucle est bouclée… Qu’il en soit remercié, et tous les commentateurs avec !

Chaque lundi, Philippe Gargov (pop-up urbain) et Nicolas Nova (liftlab) vous embarquent dans le monde étrange des “urbanités” façonnant notre quotidien. Une chronique décalée et volontiers engagée, parce qu’on est humain avant tout, et urbain après tout ;-) Retrouvez-nous sur Facebook et Twitter (Nicolas / Philippe) !

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Politique d’urbanisme ||dans le jeu culte GTA http://owni.fr/2011/04/25/les-villes-de-gta-level-design-mobilite-et-urbanisme/ http://owni.fr/2011/04/25/les-villes-de-gta-level-design-mobilite-et-urbanisme/#comments Mon, 25 Apr 2011 08:15:55 +0000 nicolasnova http://owni.fr/?p=58672 On le sait, l’espace urbain est l’un des contextes de prédilection dans les jeux vidéo. De Rampage à Duke Nukem 3D en passant par Sim City ou GTA, la ville est au cœur de l’action. Tour à tour détruite par les joueurs, dédale à explorer, territoire à simuler ou lieu de débauche, elle fait partie intégrante du gameplay en venant structurer le répertoire disponible chez les joueurs.

La cité virtuelle des jeux vidéo n’est ainsi jamais “juste” un simple décor conçu par des graphistes. Et la conception de l’environnement lui-même est un enjeu primordial au cœur de la création ludique. Prenons l’exemple d’une métropole fictive et imaginaire comme les différentes villes du jeu phare développé par la société Rockstar Games, “Grand Theft Auto“, pour en comprendre les enjeux.

Des villes virtuelles de plus en plus vivantes

Un reproche classiquement fait par les observateurs de mondes virtuels [en] réside dans le caractère superficiel des représentations urbaines dans les univers de jeu/en ligne. Ceux-ci ont pendant longtemps pris des formes stéréotypées : quartiers d’affaires constitués de tours, monuments classiques, circulation automobile et rues désertes en étaient bien souvent les ressorts les plus courants. Pendant longtemps, la cité virtuelle était désespérément vide, une sorte de caricature du réel.

Avec GTA IV, mais aussi avec les versions précédentes, la situation est tout autre. Même si l’on est encore loin de pouvoir interagir avec tous les éléments du jeu, les progrès sont nets. Entre la possibilité de visiter certains lieux ou magasins (mais pas tous les bâtiments), l’aspect vivant des rues ou le fait de ramasser des déchets (pour les jeter aux visages de ses congénères), l’évolution est importante.

La navigation dans les différents quartiers est aussi pensée en détail. Franchissez un pont et un sentiment étrange commence à poindre… La non-familiarité avec les lieux apparait : l’architecture diffère, de même que la population présente… ce qui donne presque envie de retourner de l’autre côté où l’on se sent plus chez soi.

Une foule de détails concourant à l’expérience ludique

Naturellement, tout cela n’a pas été fait au hasard. Le level design, le processus dans la création d’un jeu vidéo qui consiste à concevoir l’environnement dans lequel le joueur évolue, est particulièrement pointilleux. De l’évolution de niveaux, labyrinthes et cartes basiques, les espaces de jeu sont devenus complexes. Les détails fourmillent et chacun concourent à l’expérience ludique. Dans ce cadre, la conception de villes virtuelles a une place particulière avec une forme d’intervention urbanistique singulière.

Le cas des différents épisodes de GTA est fascinant à cet égard comme le montrent les témoignages suivants de différentes créatifs de Rockstar Games. Au niveau de l’intention de départ, les objectifs sont clairs :

On aurait pu reprendre une ville réelle mais on a choisi une autre approche. Nous avons créé une approximation, une abréviation d’une ville réelle, pensée en détail avec la variété d’éléments visuels et typographiques que nous voulions (…) c’est mieux de faire une représentation qui à l’air bien, parait réelle et qui exprime directement sa propre image. Nous essayons de faire un monde qui a première vue parait complètement normal mais qui révèle son absurdité quand on joue. C’est plus cohérent avec l’idée du jeu vidéo. [Source : Blueprint, 2004]

Mais c’est sur la manière de procéder que l’approche est encore plus intéressante :

Nous n’avons jamais construit ces villes avec des missions spécifiques en tête. Nous construisons toujours la structure urbaine en premier lieu puis nous incluons les missions et les histoires dedans (…) Donc nous avons toujours traité les villes comme des lieux réels. Nous les bâtissons, nous les remplissons de choses intéressantes et nous plaçons les missions dedans plus tard. (…) Je pense que le fait d’avoir cet environnement immense et disponible donne beaucoup d’opportunités pour ajuster les missions et trouver ce qui fonctionne le mieux. [Eurogamer [en], 2008]

Exposition à Londres sur les processus de création de GTA III.

L’apprentissage des lieux par la dérive

Pourtant, ce qui est encore plus fascinant dans l’expérience de jeu, c’est la logique d’apprentissage des lieux. Car au fond, le gameplay par défaut de Grand Theft Auto est basé sur la possibilité de se construire progressivement une image mentale des lieux parcourus… en naviguant sans but.

La dérive (au sens situationniste) virtuelle trouve toute sa place dans un jeu comme GTA. Alors que dans certains univers en ligne, il est fastidieux de devoir se déplacer en marchant ou en volant, l’errance sans but dans Vice City ou Liberty City fait partie intégrante de l’expérience ludique… et d’une mécanique d’apprentissage progressif des composantes urbaines. La déambulation favorise ce que l’urbaniste américain Kevin Lynch a nommé “la lisibilité de la ville”, c’est-à-dire la facilité avec laquelle chacun reconnait et interprète les éléments du paysage afin de pouvoir s’orienter.

La compréhension de cette lisibilité dans GTA permet d’acquérir une vision globale de la complexité des lieux et de toutes les ressources disponibles pour réaliser les missions. Mais ces dernières ne sont pas forcément une finalité, étant donné le plaisir manifeste de certains joueurs (dont je fais partie) à déambuler en écoutant la radio.

Taxi, tank, moto : une culture de l’errance multimodale

Progressivement, de version en version, l’étendue des moyens de transport à disposition s’enrichit. Il ne s’agit pas juste de se déplacer à pied ou en auto puisque l’on peut sauter sur une moto, un camion poubelle, un taxi, un tank (pour ceux qui sautent sur les cheat modes). Chacun de ces moyens de transport possède ses spécificités (vitesse, sécurité, fonctions particulières) qui donne évidemment lieu à des possibilités de challenge ou de mission pour le joueur. Le gameplay n’émerge alors pas seulement des lieux mais aussi des dispositifs de mobilité.

L’arrivée du métro rajoute encore des possibilités intéressantes avec l’avénement dans le jeu d’un mode de transport discontinu. En effet, monter dans une rame dans un coin de Liberty City n’est pas aussi anodin que conduire une voiture… puisque le joueur ne peut pas contrôler son déplacement. Il se retrouve ensuite dans un autre coin de la ville sans avoir vu l’espace intermédiaire. Mais l’avantage est alors d’avoir une manière rapide de fuir ou de contourner la difficulté de devoir perdre du temps à retraverser tout un pan de la cité sans avoir d’accidents.

Avec GTA, le joueur fait donc une expérience de l’errance multimodale grâce à tous ces dispositifs de transport différents. Au-delà des objectifs meurtriers discutables que l’on retient souvent du jeu, il est donc intéressant de voir comment la gestion de la mobilité devient un enjeu fondamental de gameplay, comme le souligne Transit-City.

Géolocalisation et téléphonie à tous les étages

Cet apprentissage de la mobilité est aussi complété par la présence de deux technologies particulièrement importantes dans la compréhension des nouvelles pratiques urbaines actuelles : le GPS et le téléphone portable.

Le premier fournit une aide à la navigation essentielle pour se repérer et réaliser certaines missions. Et évidemment, il est possible d’en tirer des mécaniques ludiques comme le décrit Tom Armitage [en] :

Les concepteurs n’essayent pas de donner d’indications erronées avec le GPS mais ils te forcent à ne pas trop te baser sur ces informations visuelles. Dans une des missions, un témoin te donne la direction vers un endroit et il te dit toujours “ah attends, c’est à gauche ici” à la dernière minute dans un carrefour, de manière à ce que tu ne puisses pas t’aider de la mini-map, tu dois écouter ce qu’il te dit. C’est plutôt bien pensé.

Le téléphone a plus un rôle “social” mais il peut aussi permettre de naviguer :

Le téléphone mobile est central là-dedans, il te permet de faire des appels et d’envoyer des SMS pendant que tu marches ou que tu conduis. Il te permet de socialiser, d’organiser et d’écouter des sonneries que tu as téléchargées. Quand tu rates une mission, tu peux répondre à un SMS et te téléporter à l’endroit de départ.

Au fond, l’évolution de GTA fait donc écho aux transformations urbaines apparues au cours de l’histoire, en version accélérée. Pour le concepteur de ville numérique, l’intérêt réside alors dans la création de l’hybridation des infrastructures de la ville… qui commence par la structure urbaine formée de rues, de bâtiments avec des détails qui la rendent vivante (passants, magasins et lieux ouverts)… mais aussi l’amélioration croissante des moyens de transport au fil des épisodes. Avec in fine, la disponibilité d’une véritable “couche numérique” rendue possible par les technologies de l’information et de la communication via le GPS et le téléphone. Chacune de ces composantes possède ses singularités qui permettent de créer des challenges intéressants pour le joueur.

Ce que les villes fictives de GTA expriment par rapport à des métropoles réelles, c’est la différence de finalités. L’urbanisme dans l’espace physique vise l’efficacité dans les moyens de vivre ensemble… et le level design de GTA pousse lui au fun et à des interactions libres voire sauvages.

Reste à explorer si l’expérience vidéoludique pourrait influencer notre perception de l’espace urbain !

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Métal urbain et ferrailleurs des temps modernes http://owni.fr/2011/04/18/metal-urbain-et-ferrailleurs-des-temps-modernes/ http://owni.fr/2011/04/18/metal-urbain-et-ferrailleurs-des-temps-modernes/#comments Mon, 18 Apr 2011 06:30:32 +0000 nicolasnova http://owni.fr/?p=57061 Urban After All S01E13

La semaine passée, une retraitée géorgienne de 75 ans a fait la douloureuse expérience de couper l’accès à Internet dans 90% des foyers, sociétés et organisations arméniennes. En cherchant des métaux à récupérer et revendre, la malheureuse a sectionné avec une bêche un des câbles de fibre optique permettant la connexion entre les deux pays…

Au-delà du phénomène de la hackeuse à cheveux gris, qu’est-ce que les histoires de ramassage de cuivre, fer et aluminium nous racontent sur la ville d’aujourd’hui ?

Ce vol c’est de l’alu

Le vol de métaux est un phénomène qui transparait récemment dans les médias. Des expéditions spectaculaires sont ainsi mentionnées, comme ces scieurs de pylônes, les faux ouvriers du Ranch Davy-Crockett de EuroDisney ou ces profanateurs de sépultures. Avec comme cause souvent mentionnée pour expliquer cette tendance les prix élevés des métaux et la demande croissante des pays émergents comme l’Inde et la Chine.

On imagine les malfrats nocturnes redoubler de précautions pour déterrer, arracher et récupérer des bribes d’acier, d’aluminium ou de cuivre. Mais contrairement au cliché répandu dans les médias, la collecte de métaux n’est pas uniquement un acte délictueux ! Il n’y a pas forcément besoin d’opérer la nuit ou dans les campagnes pour récupérer des métaux et il peut s’agir d’une activité courante, mais invisible, des villes contemporaines. Pas nécessairement du vol [vidéo, en], ce peut parfois être un type de petit boulot à la limite de la légalité, ou lié à des sortes d’économies informelles et souterraines.

Les petites mains d’un collège invisible

Les “ramasseurs de fer” font en fait partie intégrante du paysage urbain. Les voleurs décrits dans les médias qui détruisent les infrastructures ou les objets en place éclipsent bien souvent les récupérateurs plus discrets. Ces petites mains forment une sorte de collège invisible et très bien organisé. Ces membres sillonnent nos cités pour les débarrasser des encombrants laissés dans les rues ou trier les différents déchets laissés en vrac dans les poubelles et autres bacs.

Ce sont ces ferrailleurs des temps modernes qui m’intéressent tout particulièrement et que je croise régulièrement. On en voit ici et là avec les quelques exemples ci-dessous provenant de mes pérégrinations, respectivement à Istanbul (Turquie), Madrid (Espagne), Séville (Espagne) et Paraty (Brésil).

Les exemples que je prends volontairement ici témoignent de l’existence de ce phénomène dans toutes sortes de contextes : des grandes agglomérations européennes (Madrid, Istanbul) à des petites villes sud-américaines. Si je n’ai pas de photos de France, cela ne signifie pas que l’on ne retrouve pas ce type de pratique dans nos contrées.

À la recherche du “fer mort”

Que voit-on sur ces photos ? D’abord des véhicules sommaires, des caddies à la carriole, transportant toutes sortes de débris trouvés dans les rues ou sortis de poubelles : câbles jetés, ordinateurs laissés dans les rues, téléviseurs abandonnés, vieux cadenas et vélos rouillés… Tout y passe et tout est bon à récupérer. Les véhicules en question révèlent d’ailleurs le caractère quasi anachronique d’une telle activité (tout du moins en décalage avec des formes plus institutionnelles de récupération). Dans sa représentation la plus visible, le ramassage informel de métaux, activité qui apparait miséreuse, ne se fait pas avec des moyens très modernes.

Ces acteurs urbains très discrets ne démantèlent pas l’existant. Ils sont plutôt en effet à la recherche de “fer mort” comme le décrit Moussa Touré dans cette dépêche d’agence : “c’est-à-dire le fer qui ne peut plus être utilisé par les mécaniciens et autres utilisateurs qui s’en débarrassent“. Une variante du promeneur de plage avec son détecteur de métaux en quelque sorte.

L’équivalent du bataillon d’utilisateurs de Wikipedia

Cette recherche du “fer mort” doit être considérée comme une manière de contribuer à l’évolution de l’espace urbain. On peut la lire comme une forme de participation limitée visant à la fois à débarrasser les rues d’encombrants mais aussi à recycler les produits dont les citadins se débarrassent. C’est peut être cela au fond la “ville 2.0” ou la ville participative contemporaine. S’il fallait faire une analogie avec la culture numérique, on pourrait dire que ces ferrailleurs sont l’équivalent du bataillon d’utilisateurs de Wikipedia qui contribuent de manière minimale en corrigeant les fautes d’orthographe. Sans eux, la qualité de l’encyclopédie serait bien moindre !

Une telle attitude montre bien qu’une ressource peut être “morte” pour une certaine catégorie d’acteurs mais bel et bien utile pour d’autres. Le tout évidemment sous-tendu par la perspective d’échanger des rebuts contre des espèces sonnantes et trébuchantes. Car la phase de ramassage n’est qu’une composante de ce phénomène. C’est la partie visible de l’iceberg… avec sa face moins connue d’économie souterraine et de marché aux métaux usagés.

C’est peut être là que réside la nuance avec les correcteurs de fautes d’orthographe sur Wikipedia : ces ferrailleurs n’ont pas de but collectif supra-ordonné (comme l’embellissement des rues) puisque c’est l’appât du gain qui les motive.

Quoi qu’il en soit, peut-on dire que ces ferrailleurs contribuent à la “bonne santé” de la ville ? S’agit-il d’une forme légitime de participation à la vie de la cité ? Et ce malgré le côté miséreux ou anachronique des ramasseurs de métaux… À minima, ces observations nous rappellent qu’il n’y a pas de petits profits et que l’espace urbain est un écosystème respectant la maxime de Lavoisier :

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.

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Photos : Nicolas Nova, sauf la dernière : Philippe Gargov.

Chaque lundi, Philippe Gargov (pop-up urbain) et Nicolas Nova (liftlab) vous embarquent dans le monde étrange des “urbanités” façonnant notre quotidien. Une chronique décalée et volontiers engagée, parce qu’on est humain avant tout, et urbain après tout ;-) Retrouvez-nous sur Facebook et Twitter (Nicolas / Philippe) !

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Espace virtuel: à qui appartient le réel augmenté? http://owni.fr/2011/04/11/espace-virtuel-a-qui-appartient-le-reel-augmente/ http://owni.fr/2011/04/11/espace-virtuel-a-qui-appartient-le-reel-augmente/#comments Mon, 11 Apr 2011 08:30:24 +0000 Philippe Gargov http://owni.fr/?p=55756 Urban After All S01E12

Tout lieu physique possède désormais une ombre informationnelle”. La formule a le mérite de la clarté. Elle est signée Nicolas Nova :-), invité en octobre dernier à définir la “ville hybride” lors d’un colloque sur les espaces urbains numériques.. Autrement dit : plus qu’une simple “couche numérique”, la ville hybride se définit par la “territorialisation” des données dans l’espace urbain. Et cela n’est pas sans poser de questions.

En octobre dernier toujours (coïncidence ?), deux artistes tentaient justement d’explorer ces problématiques en “hackant” une exposition du prestigieux MoMA new-yorkais. Dans le cadre du festival Conflux, Sander Veenhof et Mark Skwarek [en] ont ainsi localisé des œuvres en réalité augmentée à l’intérieur même du musée… et sans son consentement (en théorie, mais difficilement vérifiable…)

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Y’avait pas d’porte ouverte alors j’ai pété un carreau

La performance prend toute sa saveur lorsqu’on  la confronte à ces panneaux, installés par le MoMa, interdisant l’usage de la réalité augmentée [en] dans le bâtiment :

Difficile de dire si ces panneaux font partie ou non d’une démarche artistique, la photo ayant été publiée en mai 2010, soit bien avant la vraie-fausse exposition d’octobre. Mais après tout, qu’importe ? Le coeur du sujet réside dans les questions que soulève cette interdiction, et qu’elle soit artistique n’y change rien : “à qui appartient l’espace virtuel d’un espace physique ?”, s’interrogeait Sander Veenhof repris par Samuel Bausson.

C’est précisément cette interrogation qui a donné naissance à la performance d’octobre [en] :

La réalité augmenté a réécrit le périmètre de “l’espace public”.  Les espaces physiques clos, tels que les musées, sont maintenant des zones ouvertes à l’intervention de chacun.

Les artistes ne se sont d’ailleurs pas arrêtés au musée en montant l’opération Infiltr.AR [en] comme l’expliquait Ecrans.fr (qui présente d’ailleurs d’autres créations particulièrement intéressantes, et parfois politiquement incorrectes.) :

Vendredi 25 février, le bureau ovale de la Maison-Blanche et le Pentagone ont été infiltrés en toute discrétion par deux ballons d’hélium sur lesquels s’affichaient des messages adressés à Barack Obama, que chacun pouvait envoyer en direct via Twitter (#whitehouseinfiltration). Des ballons qui ont échappé aux services d’ordre. De fait, seules les personnes sur place, équipées d’un smartphone et d’une application spécifique, ont pu voir sur leur écran ces ballons virtuels flotter dans l’espace physique.

Le réel augmenté : pour le meilleur ou pour le pire ?

Gentiment subversives voire carrément consensuelles, la plupart des interventions existantes ne dérangent finalement pas grand monde. Mais que se passerait-il si les visiteurs du MoMA étaient tombés sur des images plus offensantes, voire illégales, s’interroge Mixed Realities [en] ?

L’hypothèse semble en réalité peu probable, comme l’explique Nicolas Frespech qui cherche à reproduire la démarche :

Une fois ces créations terminées, il me restera à les soumettre à Layar [outil de réalité augmentée populaire sur mobile], par exemple. Pas gagné non plus : toutes les « couches » ne sont pas acceptées, l’équipe éditoriale filtre les contenus qui pourraient porter préjudice à certaines personnes, à certaines entreprises… à eux-mêmes en fait !

Ajoutons à cela le bagage technique nécessaire pour créer des objets en réalité augmentée, ainsi que le coût encore prohibitif des smartphones : l’utopie (un peu naïve) des artistes prend du plomb dans l’aile.

Mais surtout, ce filtrage des contenus pose une réelle question quant à l’appartenance de l’espace virtuel “territorialisé”, d’autant plus lorsque l’on dépasse le cadre des lieux “fermés” et que l’on s’attaque à l’espace public. Selon François Verron, qui s’interroge sur les possibles de telles applications :

Et de concrétiser le réel commenté, réinventé à la sauce de chacun : une autre manière de le consommer, certes, mais aussi de le jouer et le transformer de manière poétique ou polémique. C’est aussi la porte ouverte à toutes sortes de “pollutions” ou hacking pour le meilleur et pour le pire.

La rue nous appartient… mais pas la rue virtuelle ?

Est-il pertinent de donner à chacun la possibilité de “taguer” l’espace urbain (ce que j’ai baptisé “folksotopies”) ? Parmi les pistes évoquées par François Verron, certaines laissent plus que songeur : on pourrait par exemple imaginer qu’une marque ou une enseigne sature l’espace augmenté de publicités. Le mouvement est déjà lancé, comme l’indique l’exemple étonnant de Fiat et son “hack” de la signalétique urbaine (bien qu’il s’agisse là d’une application dédiée).

Inversement, un détracteur pourrait “taguer le siège d’une multinationale par des dénonciations amères ou rebelles. Et donc, déplacer le scope de l’e-réputation de marque qui devra s’étendre jusqu’à ses lieux des marques et leurs micros-lieux”. Il parait par exemple peu probable qu’un mécontent tague à la bombe, sur la devanture d’un restaurant, que “le cuisinier urine dans la sauce béchamel”, sous peine de poursuites. Mais quid d’un tag virtuel localisé ?

La question se pose donc, sans urgence certes, mais avec une insistance croissante compte-tenu de la concrétisation progressive du réel augmenté. Est-il de la responsabilité des autorités compétentes d’accompagner la construction de cette couche virtuelle ? L’image suivante, capturée à Amsterdam par l’artiste Sander Veenhof, témoigne d’une perspective peu réjouissante :

Difficile ici aussi de dire s’il s’agit d’une interdiction “sérieuse” ou d’une performance artistique. Mais, là encore, ce n’est peut-être pas le plus important. Car compte-tenu des directions douteuses que pourrait prendre une réalité augmentée mal avisée, la perspective de voir des zones “protégées”, vierges de toutes données augmentées (sauf celles tolérées par les “gouvernants” et/ou propriétaires des lieux physiques…) ne me semble pas franchement surréaliste. Un tel futur ne m’enchante guère.

Note : D’autres chroniques sont prévues pour tenter d’approfondir ce vaste sujet, que je n’ai fait ici qu’introduire. Ces “spin-off” s’éloigneront d’ailleurs quelque peu des chroniques habituelles puisque j’ai notamment prévu de rédiger une nouvelle d’anticipation reprenant la trame d’un rêve qui m’a amené à ces réflexions. À suivre, donc ! :)

Chaque lundi, Philippe Gargov (pop-up urbain) et Nicolas Nova (liftlab) vous embarquent dans le monde étrange des “urbanités” façonnant notre quotidien. Une chronique décalée et volontiers engagée, parce qu’on est humain avant tout, et urbain après tout ;-) Retrouvez-nous sur Facebook et Twitter (Nicolas / Philippe) !

Image CC Flickr  PaternitéPas de modification plantronicsgermany

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