OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Tristan Nitot :||”Le web ouvert est important comme la démocratie dans la politique” http://owni.fr/2010/06/26/tristan-nitot-le-web-ouvert-est-important-comme-la-democratie-dans-la-politique/ http://owni.fr/2010/06/26/tristan-nitot-le-web-ouvert-est-important-comme-la-democratie-dans-la-politique/#comments Sat, 26 Jun 2010 10:01:57 +0000 Astrid Girardeau http://owni.fr/?p=20267 «Est-ce que le Web sera ouvert dans dix, vingt – voire dans cinquante ans ? Mozilla pense qu’il peut et doit l’être». Pour mener à bien ce combat, Mozilla a lancé Drumbeat, un projet qui vise à se faire rencontrer des communautés, créer des réseaux autours de projets ouverts et concrets. Le 1er juillet se tiendra, à Paris, le premier événement Drumbeat. L’occasion de rencontrer Tristan Nitot, président de Mozilla Europe, et Henrik Moltke, responsable du projet Drumbeat en Europe.

Qu’est-ce que Drumbeat ? Quelle est sa mission ?

Tristan Nitot : C’est un ensemble de projets participatifs visant à promouvoir le web ouvert à une large audience. Pousser les gens à expérimenter, faire des choses concrètes et positives, et réaliser ce qu’est le web ouvert, décentralisé, participatif, public. A Mozilla, on a bien compris ce que c’est car on baigne dedans. Mais les gens ne l’ont pas compris.

Il y a quelques jours, j’ai écrit un article assassin sur l’iPad et ça a été une levée de boucliers. L’iPad est une magnifique machine mais elle a un caractère fermé qui est, à mon sens, vraiment dangereux pour la société. Et les gens n’ont pas les références pour se dire : « c’est brillant, joli, bien foutu, mais dangereux. » C’est normal car on est en train d’inventer le monde de l’informatique. On n’a pas le recul, la culture, le vocabulaire. Et les gens n’ont pas été éduqués pour penser format, indépendance du code. Pourtant ça n’est pas un luxe. C’est important comme la démocratie est importante dans la politique. Et si on ne fait rien, les grandes entreprises vont se contenter de traiter les citoyens en consommateurs.

Drumbeat est l’occasion de faire participer les gens, leur faire toucher du bout du doigt ces valeurs là. Leur donner envie, en mettant un peu d’eux-même dans les projets, de défendre cette idée de web ouvert.

Le web ouvert n’est pas un luxe.

Henrik Moltke : On essayer montrer que ça a un a sens de participer, que ça change les choses. Avec Mozilla, on s’adresse surtout aux développeurs et aux geeks. Avec Drumbeat, on essaie de s’ouvrir à des profils plus littéraires : enseignants, artistes, journalistes etc. Les gens qui viennent aux événements connaissent souvent déjà les Creative Commons ou Wikipédia, mais ne savent pas forcément comment le web peut rester libre.

Quels types de projets aidez-vous et comment ?

NM : Il y a des projets éducatifs, comme p2pUniversity, une alternative au cadre institutionnel de l’éducation. Il s’agit de cours en ligne gratuits pour tout le monde. Par exemple, Joi Ito [CEO de Creative Commons ndlr] y a donné un cours sur le journalisme. A Toronto, Crisis Commons utilise le logiciel Open Street Map pour voir comment se développe une crise et comment aider. Il y a aussi le projet Universal Subtitles de sous-titrage universel collaboratif. Et WebMadeMovies, un projet d’openvideo pour monter un documentaire collaboratif sur le web ouvert, avec un système de méta-données. C’est un peu un laboratoire pour les nouvelles technologies comme html5. Cela peut aussi toucher le social-networking avec des alternatives aux projets clos tel Facebook.

Quand un projet entre sur le site, le défi est de faire commencer la participation. Si on voit que les gens sont motivés, on lui donne plus de visibilité. Ensuite, s’il est bien développé, formulé, qu’il a un but concret, on donne de l’argent. Entre 5.000 et 50.000 dollars. Le plus important n’est pas l’argent, mais de faire le pont entre les communautés qui participent à un projet.

Comment voyez-vous évoluer ces valeurs de web ouvert, participatif, etc. ?

TN : Je ne sais pas si le web ouvert a gagné ou perdu. Déjà il faut que la bataille continue. Il ne faut pas baisser la garde. Car tout le monde est au boulot pour contrôler l’utilisateur. Les gouvernements qui ont fini par mal comprendre ce qu’était Internet, et font des lois qui ne vont pas souvent dans la bonne direction. Les sociétés qui vont s’approprier les logiciels libres pour faire des choses qui les rendent paradoxalement moins libres. Il a plusieurs fronts dans cette guerre, et le champ de bataille évolue constamment.

Parfois il y a des bonnes nouvelles, parfois des mauvaises. Par exemple, l’annonce récente de WebM, ex-VP8, est une victoire importante. Le fait que le code ait été libéré et d’avoir une alternative au h264, c’est génial ! On a bu le champagne ce soir là ! On ne peut que se féliciter d’avoir un format vidéo ouvert aussi libre que l’html. Mais la bataille n’est pas terminée, maintenant il va falloir libérer ce standard.

Tout le monde est au boulot pour contrôler l’utilisateur

Et de l’autre côté…

TN : Il y a toujours des épées de Damoclès avec les brevets logiciels en Europe, des lois crétines,etc. Il y a du pain sur la planche pour les décennies à venir. Les gouvernements vont mettre des années à accepter Internet. Les grandes manœuvres sur les médias français montrent à quel point il est important de contrôler l’information, et Internet aussi. Il y a également les entreprises. Aujourd’hui, 1,2 milliards de gens, donc les plus riches de la planète, sont connectés. En les influençant via le logiciel ou le service, ça peut être très lucratif. Les intérêts commerciaux sont tels que certaines entreprises ont plus d’intérêt à contrôler l’utilisateur qu’à lui donner la liberté. Ce qui ne veut par dire que le commerce, le web commerçant, est mal. Chez Mozilla, on est persuadé qu’il faut qu’il y ait les deux. Après on pense que la partie non-commerciale n’a pas assez de place, et notre vocation est de la soutenir.

Les données, la vie privée sont une monnaie d’échanges, et ça moins d’1% de la population l’a compris. Facebook peut être monstrueux. Des gens se font virer de Facebook, c’est-à-dire qu’ils perdent leur graph social, leur équivalent d’e-mail, leurs documents, tout. Et sans justice. Récemment au Maroc, un type a fait un groupe pour que, dans leurs cours, les professeurs de science respectent la laïcité. Des gens lui sont tombés dessus, et le groupe a été viré, le compte du fondateur supprimé. Il n’y a pas de vrai justice ! Pas un jury qui décide si c’est vrai ou faux. Juste un gars aux États-Unis ou en Inde qui fait «oula, il y a eu beaucoup de signalements pour ce truc là. Je supprime».

Ça montre bien qu’il y a énormément d’éducation à faire. Mais les gens s’en foutent de l’éducation. Il y a donc deux manières de l’influencer. Mettre un produit comme Firefox, où ces valeurs ont structuré le produit, dans autant de mains possibles. Il exsude ses valeurs et les gens en bénéficient. Car le code influence l’utilisateur, et ça aussi peu l’ont compris. Du coup, les concurrents sont obligés de s’aligner. Par exemple Safari qui permet le choix du moteur de recherche ou Microsoft qui se met aux standards du W3C. Donc, indirectement, d’autres en bénéficient. Puis il y a Drumbeat, un genre d’éducation déguisée. Faire vivre, s’imprégner de ces valeurs. Et c’est infiniment plus puissant que de prêcher dans le désert.

Facebook : Il n’y a pas de vrai justice !

Mozilla est longtemps restée éloignée des débats «politiques» autour d’Internet. Qu’en est-il ?

TN : Cela est lié à l’évolution du marché des navigateurs. Pendant longtemps on s’est auto-censuré en mettant toute notre énergie à simplement faire un meilleur produit. Face à un Microsoft immobile, ça suffisait. Aujourd’hui ce marché est reparti, il y a plein de concurrents (Google, Microsoft, Apple, Opera, etc.) et on s’en félicite. Mais, du coup, qu’est ce qui fait qu’on est différent? Pourquoi on fait ça ? Pourquoi on a monté Mozilla ? Il y a le produit, mais il y autre chose. Ça n’est pas une question d’argent, mais une vision politique de la vie de la cité numérique. Mais le terme “politique” est galvaudé, on a du mal à l’assumer. Et je ne saurai pas placer Mozilla sur l’échiquier politique ou sur un banc de l’Assemblée nationale.

Et le fait que Google communique de plus en plus sur l’open-source…

TN : Je ne pense pas qu’on a les mêmes motivations. On est en train de découvrir OS Chrome. Os Chrome, pourquoi pas. Mais il y a deux choses qui me défrisent complètement. D’une part qu’il n’y ait pas le choix du navigateur. D’autre part, et c’est vraiment inquiétant, la première chose qu’on doit faire quand on démarre l’ordinateur, c’est s’identifier auprès de Google. Si on ne s’identifie pas, la machine s’éteint. Et là, je pense que… c’est pas comme ça que Mozilla ferait pour dire les choses pudiquement.

Pourquoi faire ce projet seul, sans d’autres acteurs du web ouvert ?

TN : C’est l’approche Mozilla héritée du libre : “Release early, release often”. On a une idée, on voit comment ça marche, et puis ça fait écho. Nous ont rejoints la Shuttleworth, la Participatory Culture Foundation (ce qui font le lecteur Miro), la p2pUniversity, le OneWeDay. Et je suis sûr qu’on pourrait faire des choses avec l’Electronic Frontier Foundation et la Free Software Foundation. Il y a des tas de gens avec qui on partage de l’ADN. Et on espère qu’ils vont participer sur la base d’un projet qui les motive. Pas en s’appelant de président à président.

Que va t-il se passer le premier juillet ?

HM : Il y a les projets sur le site, des projets à plus haut niveau comme avec la Knight Foundation ou la Transmediale à Berlin, et puis il y a les événements locaux où les gens se rencontrent, travaillent ensemble. On veut que ça soit rigolo, social et pratique. Et n’importe qui peut très facilement faire la même chose à Perpignan ou Nantes. Il y a déjà des outils, et on est en train de développer un “Évènement kit”.
TN : On veut créer un genre de réseau où les gens apprennent à se connaître, se connectent, s’échangent des idées. Faire catalyseur. Il faut qu’il y ait une excitation. Et ça ne se fait pas par une grand messe, mais une rencontre humaine et horizontale.

Événement Drumbeat – Jeudi 1er juillet 18h-22h
La Cantine; 151 rue Montmartre
Passage des Panoramas, 12, galerie Montmartre Paris, 75002

Crédit : nitot


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La boutique contre le bazar http://owni.fr/2010/06/08/la-boutique-contre-le-bazar-2/ http://owni.fr/2010/06/08/la-boutique-contre-le-bazar-2/#comments Tue, 08 Jun 2010 09:48:30 +0000 Olivier Ertzscheid http://owni.fr/?p=17818 Imaginons le web comme une ville. Avec son centre : urbain, social ; avec ses activités : trouver un job, faire ses courses ; avec ses services ; Et puis avec sa banlieue mal famée, ses quartiers “chauds” (spywares, spams et malwares). L’article du NYTimes “The Death of The Open Web” (intégralement traduit sur Framablog) file cette métaphore jusqu’à nous amener dans l’une de ces si typiques entrées de mégalopoles modernes : les zones de chalandise que constituent les “magasins” ou autres boutiques, plus précisément celles d’Apple (avec l’IPhone et l’Ipad notamment, puisque ce sont là les deux éléments centraux dudit article).

  • People who find the Web distasteful — ugly, uncivilized — have nonetheless been forced to live there: it’s the place to go for jobs, resources, services, social life, the future. But now, with the purchase of an iPhone or an iPad, there’s a way out, an orderly suburb that lets you sample the Web’s opportunities without having to mix with the riffraff. This suburb is defined by apps from the glittering App Store: neat, cute homes far from the Web city center, out in pristine Applecrest Estates. In the migration of dissenters from the “open” Web to pricey and secluded apps, we’re witnessing urban decentralization, suburbanization and the online equivalent of white flight.

L’article explique ensuite que suite à une phase très dense et anarchique durant laquelle tout le monde vînt s’installer sur le web, le besoin se fait aujourd’hui sentir de se retrouver dans son “jardin secret” (“walled garden“).

Un web “abrité”, fait de murs anti-promiscuité reposant sur “pay walls, invitation-only clubs, subscription programs, privacy settings and other ways of creating tiers of access“, et derrière lequel l’on se sentirait plus en “sécurité” (make spaces feel ’safe’), à l’abri

not only from viruses, instability, unwanted light and sound, unrequested porn, sponsored links and pop-up ads, but also from crude design, wayward and unregistered commenters and the eccentric ­voices and images that make the Web constantly surprising, challenging and enlightening.

Toujours selon les termes de l’article, nous serions ainsi les témoins d’une “urban decentralization, suburbanization and the online equivalent of white flight.

White flights

A noter qu’un “white flight” est une notion démographique et sociologique désignant le fait que les populations “blanches” ont tendance à déserter certaines communautés urbaines à mesure qu’augmentent les population immigrées minoritaires, et ce pour aller peupler des endroits plus résidentiels et fortement connectés en termes de transports urbains (“commuter towns”). Sur le sujet, lisez l’article de Danah Boyd “White flights in Networked Publics” (.pdf) qui dissèque ce phénomène dans le cadre des réseaux sociaux.

Il se produit donc un inexorable (?) cloisonnement, des murs payants s’élèvent pour accéder à certains endroits, avec pour seule règle que ceux (les magasins, les services, les applications) qui se trouvent derrière ces murs payants doivent, pour justifier leurs prix, être plus accueillants / agréables / ergonomiques / achalandés que les mêmes (magasins, services, applications) gratuits.

Les boutiques contre le bazar

Et d’en venir au cœur de l’argumentaire :

Le développement de loin le plus significatif aujourd’hui est qu’une masse immense de gens sont sur le point de quitter entièrement le web ouvert. C’est en tout cas ce que s’apprêtent à faire les plus de 50 millions d’utilisateurs de l’Iphone et de l’Ipad. En choisissant des machines qui ne vivent que tant qu’elle sont affublées d’applications et de contenus directement en provenance du magasin d’Apple (AppleStore), les utilisateurs des terminaux mobiles d’Apple s’engagent dans une relation de plus en plus distante et inévitablement antagoniste d’avec le web. (…) les contenus gratuits et l’énergie du web sont incompatibles avec les standards définis par une telle boutique d’applications.

L’article se termine en indiquant que son auteur “comprend” pourquoi les gens désertent aujourd’hui le “web ouvert” pour se tourner vers le “brillant” de l’Apple Store ou d’autres boutiques :

Apps sparkle like sapphires and emeralds for people bored by the junky nondesign of monster sites like Yahoo, Google, Craigslist, eBay, YouTube and PayPal. That sparkle is worth money. Even to the most committed populist there’s something rejuvenating about being away from an address bar and ads and links and prompts — those constant reminders that the Web is an overcrowded and often maddening metropolis and that you’re not special there.

… et en indiquant que nous pourrions très prochainement regretter et payer très cher ce détournement.

Éléments d’analyse

Si je suis d’accord sur le constat dressé par cet article, je n’en partage pas tout l’argumentaire. Voici les quelques réflexions que cela m’inspire.

La cathédrale, la boutique et le bazar

Le titre de mon billet fait écho à un “célèbre” texte, “La cathédrale et le bazar“, dans lequel l’auteur décrit le modèle de développement de Linux en le comparant à un bazar ; soit une manière de développer des logiciels, par la coopération d’une multitude de développeurs, et qui se caractérise “par une adaptabilité et une flexibilité impossible dans une structure organisée de façon hiérarchique” (cathédrale des logiciels propriétaires). Quand on passe du logiciel au “matériel”, du software au hardware, le modèle organisé et vertical (cathédrale) se double d’un modèle de vente qui est celui décrit par l’article du NYTimes (boutique donc). “Le modèle de la grande distribution s’étend au logiciel” dit aussi Cory Doctorow dans un remarquable article : “Pourquoi je n’achéterai pas un Ipad”.

Hygiénisme boutiquier

L’article du NYTimes a parfaitement raison de pointer le côté “propret” des boutiques d’Apple. A l’occasion de la sortie de l’Ipad, Steve Jobs a d’ailleurs totalement versé du côté de l’hygiénisme moral, en maquillant son combat pour les formats propriétaires d’Apple sous le fard d’une lutte anti-pornographie.

De fait, cet hygiénisme rampant gangrène l’ensemble des espaces prétendument privatifs du web. “Dans” l’enceinte de l’Ipad et de ses contenus applicatifs, nulle pornographie affirme l’un, “dans” l’enceinte de Facebook, nulle scène d’allaitement avait déjà affirmé l’autre, et l’on pourrait ainsi multiplier les exemples.

Consumérisme et hygiénismo-moralisme bon teint sont les deux mamelles de ces White Flights d’un nouveau genre.

Le premier danger de tout cela est naturellement la potentialité d’une censure déjà techniquement opérante et qui n’attend plus qu’un événement permettant de la “décomplexer” pour qu’elle s’applique au-delà même des règles du seul vivre ensemble (c’est à dire qu’elle ne concerne plus, uniquement et par défaut, les délits comme l’incitation à la haine raciale, la vente d’armes à feu, etc …).

Mais il est un risque encore plus grand qui est celui de la délégation inexorable de nos lois morales collectives à des sociétés qui n’ont en commun avec ladite morale que les règles édictées par leur portefeuille d’actions.

Pire encore, c’est chacun qui, par le pouvoir du clic permettant à n’importe qui et n’importe quand de signaler tout contenu “litigieux”, c’est chacun qui par cet artifice peut imposer “sa” conception de la morale à l’ensemble d’un groupe dépassant de loin son seul cercle relationnel. Ce qui, convenons-en est tout sauf “moral”. Ce système de surveillance par le bas (“little sisters”) se double, quoi qu’en dise Steve Jobs ou Mark Zuckerberg, d’un système de surveillance par le haut (“big brother”) puisque c’est à eux seuls que revient et qu’appartient le pouvoir de supprimer tel groupe, telles photos, telles applications.

Les boutiques et la conception cybernétique de la morale

De la morale à la conduite morale il n’y a qu’un pas. Or la conduite morale de ces sociétés ne peut qu’être dictée par un consumérisme à courte vue. Le dire n’est pas un reproche mais un simple constat. Pour faire une rapide incursion (métaphorique) du côté de  la cybernétique, on peut à leur endroit parler, au mieux, d’une morale cybernétique, c’est à dire – telle est en effet l’étymologie du mot – disposant d’un gouvernail dont la conduite est guidée par un flot d’interactions complexes mais pilotée par une main et une seule.

Money Time

Le terme de boutique, ne nous y trompons pas, fait référence à la qualité de l’emballage et de la présentation, à ce sentiment de “chez soi”, mais il ne désigne en aucun cas un chiffre d’affaire très réduit face à celui des “grands supermarchés”. Le meilleur exemple est que le Mercredi 26 Mai à 14h30 à Wall Street, “la valeur d’Apple (227 milliards de dollars) dépasse celle de Microsoft (226 milliards). La compagnie que tout le monde donnait pour morte il y a dix ans est maintenant l’entreprise de technologie la plus chère du monde.” Apple : première capitalisation high-tech de la planète.

Au risque d’une non-interopérabilité

Le choix à faire est binaire. Ouvert contre fermé. Interopérable contre propriétaire. Le coeur stratégique du web est celui de l’interopérabilité. Le rêve fondateur du client-serveur contre le modèle économique d’Apple, celui du client-captif. Le rêve fondateur du web : permettre à chacun, indépendamment de son équipement logiciel ou matériel d’accéder à l’ensemble des ressources disponibles.

A l’exact inverse, le paradigme de la boutique Apple : permettre à ses seuls clients (= acheteurs du hardware / matériel) d’accéder aux seules ressources disponibles chez les seuls fournisseurs de sa boutique, et seulement consommables sur son matériel. Idem, mais à une autre échelle pour le Kindle d’Amazon : le kindle c’est comme le caddy ; ça ne va qu’avec un seul magasin et on ne part pas avec. A noter d’ailleurs, que le combat pour l’interopérabilité nécessite une reconnaissance et un engagement politique qui sont loin d’être acquis (voir ici et ).

La cathédrale, la boutique, le bazar … et leurs hybrides

Amazon et son caddy-Kindle : ou le modèle de la boutique “bazardisée” et low-cost, façon Foir’fouille. Apple et sa caisse-automatique-Ipad : soit le modèle de la boutique-cathédrale, tendance CSP++. L’anagramme d’Ipad, c’est “Paid”, “payé”

Ipad = I Paid.

Bazar ouvert contre ordre fermé

Le web n’est pas différent de “notre” monde physique en ceci qu’il est peuplé des mêmes individualités, elles-mêmes régies par les mêmes mécanismes pulsionnels. Les mêmes sociétés y obéissent aux mêmes modèles. Dès lors – ce que pointe parfaitement l’article du NYTimes – à l’image des résidences fermées ou des quartiers résidentiels sécurisés qui fleurissent depuis longtemps dans le monde physique, commence à émerger sur le net l’idée et le modèle d’espaces “virtuellement” fermés / sécurisés / surveillés, d’espaces et de toiles “à l’abri” ; à l’abri d’un certain monde, de certaines dérive, d’une certaine altérité / diversité. Et comme dans la vraie vie, ce sont les sociétés marchandes qui en sont les premières instigatrices et les meilleures attachées de presse. Celles qui vont faire de cette aspiration – socialement construite et médiatiquement entretenue – un produit.

A une société médiatisée régie par le pulsionnel, répondent des logiques d’interfaces chaque fois plus intuitives, plus transparentes, mais qui renvoient vers des lieux, vers des boutiques, vers des réseaux toujours davantage asservis à des logiques propriétaires au double-sens du terme : logiques propriétaires qui n’appartiennent et ne servent les desseins que d’une entité unique, et logiques propriétaires en ce sens qu’elles permettent de tenir à distance les autres boutiquiers, de les exproprier.

In fine, c’est le contrôle et l’instrumentation totale de la part de pulsionnel et d’impulsivité (au sens d’achat impulsif en sciences de gestion : voir cet article .pdf) de chaque comportement connecté qui sous-tend l’ensemble de l’offre aujourd’hui disponible dans les boutiques du web : nous dire quoi acheter, quoi aimer, contre quoi se révolter, nous dire ce qui est bien ou mal, ce qui est moral ou ne l’est pas.

En cela, le web “ouvert” et non-entièrement marchand ressemble de plus en plus à un petit village gaulois : là encore, comme dans le monde réel, les grandes enseignes périphériques ont littéralement épuisé une bonne partie de l’activité désordonnée du centre-ville, de l’hyper-centre. Archétype de la résidence fermée, Facebook est déjà devenu en quelques années l’un des sites (le site ?) les plus visités (peuplés) de la mégalopole du web.

Que retenir de tout cela ? 3 blocs

D’abord que les logiques de déterritorialisation et reterritorialisation décrites pas Gilles Deleuze n’ont jamais été aussi opératoires pour l’analyse. Ensuite qu’en quelques années, les données géopolotiques du plateau de jeu que constitue le web ont changé. Après la domination des 3 grands acteurs du “Search & Link”, Google Yahoo! et Microsoft (aka GYM), émerge aujourd’hui une domination des acteurs du “Pay & Stay”, Apple et Facebook.

Dans le bloc de l’Est (Search & Link), chacun peut “profiter” des contenus appartenant à tous. Les moteurs fonctionnent sur la base de l’agrégation et de la collecte de liens pour proposer une organisation de cet ensemble et “offrir” des accès à cet ensemble en se payant sur les taxes qu’ils prélèvent sur les boutiques, bazars et magasins qui peuplent ce même ensemble (= liens sponsorisés).

C’est le paradigme de l’économie de l’attention. Ce n’est pas le pays de Candy ni celui des bisounours, les rivalités y sont féroces mais il y demeure (pour l’instant) une relative “communalité” de l’ensemble, c’est à dire qu’un site indexé par Google n’appartient pas pour autant à Google.

Les acteurs du “Search & Link” proposent une re-territorialisation du monde sur laquelle ils prélèvent leurs droits de douane mais en exemptant (pour l’instant …) l’usager du paiement de ces droits, en “échange” de son attention et au prix de son “profilage”. Leur principe est celui d’une double externalité : externalité par rapport aux contenus qu’ils organisent et proposent, et externalités de leurs modes de financement, de leur modèle économique.

Dans le bloc de l’Ouest (Pay & Stay) la résidence (au sens premier de lieu d’habitation et au sens dérivé d’applications résidentes) est la clé du modèle; il faut “habiter” le système pour consommer et payer, autant que pour “le” consommer (= le système lui-même).

C’est donc d’une hyper-territorialisation qu’il s’agit (dont les technologies de géolocalisation sont l’épicentre). Le principe est celui d’une double internalité : internalité des profils, des contenus et des applications, lesquels ne peuvent littéralement “exister” en dehors des systèmes auxquels ils appartiennent ; et internalités de leurs modes de financement et de leur modèle économique, Apple “se payant” sur ses contenus résidents (Apple Store) et sur la vente de “ses” applications, de la même manière que Facebook “se paye” sur la vente à des sociétés tierces des données personnelles très segmentées de ses “habitants” ou – ce qui revient finalement au même – prélève une taxe aux sociétés tierces souhaitant bénéficier de ses internalités, c’est à dire entrer dans ses quartiers résidentiels (pour afficher de la publicité ciblée auxdits résidents).

<Mise à jour> Je reprends ici la jolie formule et l’analyse proposée en commentaire : “certains se payent sur le flux (e.g. Google) et d’autres se payent sur le stationnement (e.g. Apple). Les seconds ont l’air, effectivement, plus dangeureux que les premiers car les premiers ont plus tendance à supporter des standards ouverts dans leur propre intérêt, qui est de rationaliser leur infrastructure, i.e. de minimiser leur coût.</Mise à jour>

Le troisième bloc : “Share & Disseminate”. Ce bloc, celui du web ouvert menacé de mort selon l’article du NYTimes, est celui de la seule coopération plutôt que de la compétition ou même de la co-opétition. Celui, historiquement, des logiciels libres, rejoint aujourd’hui par les technologies dites d’archives ouvertes (portées par une philosophie qui est celle de la déclaration de Berlin), le tout s’inscrivant dans le mouvement des “commons” ou biens communs (dont on trouvera une remarquable vue synoptique sur le site de Philippe Aigrain). L’idée est ici d’optimiser les logiques de partage et de dissémination suivant une logique par essence dé-territorialisée.

On résume ? Mieux. On illustre :-)

Planisphère qui, chez les lecteurs de ce blog, doit en rappeler un autre … celui de la dérive des continents documentaires

L’antagonisme entre les deux n’est qu’apparent

Dans la réalité du web, les deux planisphères cohabitent. Si le bloc du “Search & Link” nécessite – pour valider son modèle économique – d’entretenir et d’optimiser le phénomène de réunification des continents documentaires, le bloc du “Pay & Stay” nécessite au contraire – et pour les mêmes raisons – d’en sortir, ou plus exactement de recréer artificiellement, ab abstracto, des “résidences documentaires” isolées du reste du mode connecté, mais au sein desquelles seront intimement liées les données publiques, personnelles, privées et intimes.

Nihil novi sub sole ?

Rien de bien nouveau diront certains. Les marchands (bloc de l’ouest) vendent dans leur boutique en essayant de se protéger de la concurrence. Les moteurs (bloc de l’est) prospèrent sur des biens numériques non-rivaux qui autorisent les passagers clandestins, lesquels passagers clandestins sont l’ennemi premier du boutiquier, lequel a donc besoin de dresser des murs (applicatifs ou commerciaux) autour de sa boutique. Rien de bien nouveau donc. Certes.

Mais a ceci près que l’équilibre du web est un équilibre instable. Et qu’il l’est d’autant plus qu’il est soumis et dépend de l’attitude de ses acteurs (Apple, Google, etc …), de ses utilisateurs (nous), et de l’équilibre mouvant entre une infrastructure (le “net” au sens de tuyaux et les opérateurs qui en sont propriétaires) et un pouvoir politique “mondialisé” censé garantir la neutralité de l’ensemble.

Et donc ???

Et donc, la constitution de villes fermées / fortifiées de plus en plus peuplées et dans  lesquelles la boutique tient lieu de mairie,  la part que ces mêmes villes fermées représentent dans le traffic d’ensemble du web, pourrait contribuer à faire pencher la balance dans le sens de la fin d’une neutralité du Net. Soit le passage à un niveau d’enfermement supplémentaire : un public captif dont on ne cherche plus uniquement à isoler la capacité d’attention à son seul profit, mais un public captif que l’on cherche délibérément à isoler physiquement du reste de la métropole connectée. De réfléchir à cet enjeu là, nous ne pouvons aujourd’hui nous dispenser.

Article initialement publié sur Affordance.info

> Illustrations CC Flickr jean-louis zimmermann, rosefirerising, Chris Devers, .: Philipp Klinger :.

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La mort du Web ouvert http://owni.fr/2010/06/05/la-mort-du-web-ouvert/ http://owni.fr/2010/06/05/la-mort-du-web-ouvert/#comments Fri, 04 Jun 2010 23:23:19 +0000 Virginia Heffernan (trad. Framalang) http://owni.fr/?p=17537 Nous ne sommes pas les seuls à traduire des articles fondamentaux pour aider à la compréhension des évolutions, principes et enjeux d’Internet. Le projet Framalang du réseau Framasoft regroupe des passionnés qui traduisent les articles qu’ils estiment essentiels. Cet article du New-York Times qui prédit la mort du web tel que nous le connaissons en fait partie.

Le Web est une gigantesque et foisonnante zone commerciale. Son organisation est anarchique, ses espaces publics sont assaillis par la foule et les indices de friche industrielle se multiplient avec ses liens morts et ses projets à l’abandon. Les spams et les logiciels malveillants ont rendu insalubres et invivables des secteurs entiers. Les petits dealers et ceux qui vous harcèlent traînent dans les allées. Une population de racaille excitée et polyglotte semble régner sur les principaux sites.

Les gens qui ne trouvent pas le Web à leur goût – trop affreusement barbare – sont pourtant bien obligés d’y vivre : c’est là qu’on peut chercher du travail, des ressources, des services, une vie sociale, un avenir. Mais maintenant, avec l’achat d’un iPhone ou d’un iPad, il existe une solution, une banlieue résidentielle bien tenue qui vous permet de goûter aux possibilités offertes par le Web sans avoir à vous frotter à la populace. Cette banlieue chic est délimitée par les applications de l’étincelant App Store : de jolies demeures proprettes, à bonne distance du centre Web, sur les hauteurs immaculées de la Résidence Apple. À travers l’exode vers des applications coûteuses et d’accès réservé de ceux qui protestent contre le Web « ouvert », nous sommes témoins de la décentralisation urbaine vers des banlieues résidentielles, un équivalent en ligne de la fuite des Blancs (NdT : White flight : désigne l’exode des populations blanches – souvent les plus aisées aux Etats-Unis – de plus en plus loin du centre-ville, à mesure que s’y installent les classes inférieures, souvent composées de minorités).

Il existe une similitude frappante entre ce qui s’est passé pour des villes comme Chicago, Detroit et New York au 20ème siècle et ce qui se produit aujourd’hui pour l’Internet depuis l’introduction de l’App Store. Comme les grandes métropoles américaines modernes, le Web a été fondé à parts égales par des opportunistes et des idéalistes. Au fil du temps, tout le monde s’est fait un nid sur le Web : les étudiants, les nerds, les sales types, les hors-la-loi, les rebelles, nos mamans, les fans, les grenouilles de bénitier, les amis des bons jours, les entrepreneurs à la petite semaine, les starlettes, les retraités, les présidents et les entreprises prédatrices. Un consensus se dégage pour affirmer que le Web est entré dans une spirale dangereuse et qu’il faudrait y remédier, Mais assez bizarrement il existait peu de quartiers réservés en ligne – comme celui que Facebook prétend incarner (mais sans vraiment le faire).

Mais une sorte de ségrégation virtuelle est désormais à l’œuvre. Webtropolis est en train de se stratifier. Même si, comme la plupart des gens, vous surfez encore sur le Web à partir d’un poste de travail ou d’un portable, vous avez sans doute remarqué les pages à péage, les clubs réservés aux membres, les programmes d’abonnement, les paramètres pour les données privées, et tous ces systèmes qui créent différents niveaux d’accès. Ces espaces nous donnent l’impression d’être « à l’abri » – pas seulement à l’abri des virus, de l’instabilité, des sons et lumières indésirables, du porno non sollicité, des liens sponsorisés, et des fenêtres publicitaires intrusives ; ils nous préservent aussi des interfaces sommaires, des commentateurs fâcheux et anonymes, ainsi que des opinions et des images excentriques qui font du Web un lieu perpétuellement étonnant, stimulant et instructif.

Quand une barrière est érigée, l’espace dont l’accès devient payant se doit, pour justifier le prix, d’être plus agréable que les espaces gratuits. Les développeurs appellent ça « une meilleure expérience utilisateur ». Derrière les accès payants, comme sur Honolulu Civil Beat, le nouveau projet du fondateur d’eBay, Pierre Omidyar, ou sur le Times de Londres de Ruppert Murdoch, la valeur ajoutée monte en flèche. De sympathiques logiciels accueillent ces Messieurs-Dames qui ont payé ; on leur fournit les services d’un majordome, et d’autres avantages. Les plateformes Web avec entrée payante ressemblent plus à une boutique qu’à un bazar.

Ce qui tout aussi remarquable, si ce n’est plus, c’est que de nombreuses personnes sont en train de quitter totalement le Web ouvert. C’est ce que les 50 millions d’utilisateurs de l’iPhone et de l’iPad s’apprêtent à faire. En choisissant des machines qui ne prennent vie que lorsqu’elles sont affublées d’applications de l’App Store, les utilisateurs d’appareils mobiles Apple s’engagent dans une relation plus distante et inévitablement plus conflictuelle avec le Web. Apple examine de près chaque application, et prend 30% des ventes ; le contenu gratuit et l’énergie du Web ne correspondent pas aux standards raffinés de l’App Store. Par exemple, l’application « Chaîne météo Max », qui transforme la météo en film interactif palpitant, offre une meilleure expérience en matière de climat que météo.com, qui ressemble à un manuel encombré et barbant : espaces blancs, listes à puces tarabiscotées, et images miniatures.

« L’app Store est sûrement l’une des plateformes logicielles les plus attentivement surveillées de l’histoire »

, écrit dans le Times le chroniqueur technologies Steven Johnson. Pourquoi cette surveillance ? Pour préserver la séparation entre l’App Store et le Web ouvert, bien sûr, et pour accroître l’impression de valeur des offres qu’il propose. Car au final, tout est affaire d’impression : beaucoup d’apps sont au Web ce que l’eau en bouteille est à l’eau du robinet : une manière nouvelle et inventive de décanter, conditionner et tarifer quelque chose qu’on pouvait avoir gratuitement auparavant.

Les apps étincellent tels des saphirs et des émeraudes, pour ceux qui sont blasés par l’aspect camelote de sites géants comme Yahoo, Google, Craiglist, eBay, YouTube et PayPal. Cette étincelle vaut de l’argent. Même pour le moins snob, il y a quelque chose de rafraîchissant à être délivré de la barre d’adresse, des pubs, des liens et des invitations pressantes – qui nous rappellent en permanence que le Web est une mégalopole surpeuplée et souvent affolante dans laquelle vous n’êtes qu’un passant parmi d’autres. Avoir l’assurance que vous ne serez ni bousculé ni assailli ni agressé – c’est précieux également.

Je comprends pourquoi les gens ont fui les villes, et je comprends pourquoi ils fuient le Web ouvert. Mais je pense que nous pourrions bien le regretter un jour.

> Article original paru dans le New-York Times, traduction Framalang

> Illustration CC Flickr par robokow

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