Vous avez dit Pirates du Livre ? #bookcamp2
Mieux vaut tard que jamais ! J’aimerais revenir dans ce billet sur un atelier auquel j’ai eu le plaisir de participer lors du bookcamp 2 de la semaine dernière, consacré à une question sensible et controversée : le piratage du livre. L’intérêt de cette session résidait dans la diversité des éclairages apportés par ses deux organisateurs [...]
Mieux vaut tard que jamais ! J’aimerais revenir dans ce billet sur un atelier auquel j’ai eu le plaisir de participer lors du bookcamp 2 de la semaine dernière, consacré à une question sensible et controversée : le piratage du livre.
L’intérêt de cette session résidait dans la diversité des éclairages apportés par ses deux organisateurs (Mathias Daval et Antoine Blanchard alias Enro) : le premier avait choisi de traiter le sujet sous un angle “objectif” en nous livrant un aperçu des premiers résultats d’une étude réalisée par ses soins pour le MOTIF (l’observatoire du livre et de l’écrit en Ile-de-France) ; le second avait opté pour une approche plus “subjective” en partageant un retour d’expérience en lien avec un de ses projets d’écriture.
C’est typiquement le genre de contrastes inattendus que suscite un cadre ouvert comme le bookcamp et la discussion qui a suivi les deux présentations a permis à mon avis de toucher du doigt un point essentiel du débat sur le “piratage” du livre (et plus largement des biens culturels).
Comme le rappelait Mathias Daval en guise d’introduction, il existe une sorte de mythologie contradictoire au sujet du piratage du livre : certains nient l’existence du phénomène alors que d’autres considèrent qu’il s’agit d’ores et déjà d’une pratique massive, comparable à ce qui existe pour la musique ou la vidéo. L’étude de Mathias est la première à tenter d’aller plus loin que ces préjugés pour évaluer l’état de l’offre illégale de livres.
Même s’il n’a pas pu nous donner encore de chiffres définitifs (son étude ne sera publiée que dans quelques semaines), Mathias estime qu’ environ 1% des 600 000 titres actuels offerts à la vente en France seraient piratés et disponibles sur les réseaux d’échanges. Un chiffre qui a le mérite de recadrer le débat : le piratage du livre existe bel et bien, mais il reste encore d’une ampleur très limitée comparée aux pratiques affectant les autres biens culturels. Et c’est somme toute logique, étant donné que le livre numérique peine encore à entrer dans les usages, faute d’un support technique qui en favoriserait l’adoption à une large échelle.
Cette offre illégale de livres serait principalement issue d’un piratage artisanal opéré par le biais d’un “scannage maison”, qu’on imagine complexe et fastidieux. Cela signifie donc que l’on pirate encore à partir des versions papier, plus que l’on ne “craque” les livres numériques déjà mis en circulation et le Pdf “brut de scan” est le format que revêt le plus souvent l’offre illégale. Néanmoins Mathias a relevé la présence sous forme de traces de tous les formats possibles et imaginables, des plus frustres aux plus élaborés, ainsi que des copies pirates réalisées à partir de livres numériques protégés dont on avait fait sauté les DRM.
Autre résultat prévisible : le piratage affecte de manière différente les divers secteurs de l’édition. La BD par exemple serait plus fortement touchée , notamment les mangas par le biais des pratiques de scantrad (des groupes de fans traduisent en français des mangas qui ne font pas encore l’objet d’une publication sur le marché français et les mettent en ligne accompagnés de leurs bulles maisons). Mais là encore, tous les types d’ouvrages sont représentés, des livres pratiques à la fiction en passant par les manuels d’enseignement. L’impossibilité de trouver sous forme papier l’ouvrage (oeuvres épuisées) semble également être un facteur qui favorise la copie illégale.
A l’heure actuelle, il semble très difficile de savoir si ce piratage embryonnaire affecte ou non les chiffres de vente de l’édition et dans quelles proportions. Au final, on se trouve donc dans une position d’attente : l’offre illégale dépend nécessairement du volume de l’offre légale qui reste réduite et reflète surtout la faible appétence du public pour le livre numérique. Mais qu’un support apparaisse qui permette de dépasser les limites des actuelles tablettes de lecture et le livre pourrait être touché de la même manière que la musique et la vidéo l’ont été (les choses paraissent déjà sur le point de s’accélérer). Tous les scénarios sont ouverts et la suite des évènements dépendra beaucoup des modèles économiques que choisiront les éditeurs pour calibrer leur offre.
Mathias terminait d’ailleurs la première partie de l’atelier en se demandant quel “avantage concurrentiel” pourrait conférer à l’offre légale une longueur d’avance sur les simples fichiers gratuits de l’offre pirate : l’immédiateté de la mise à disposition ? la visibilité conférée par un meilleur référencement ? des services ajoutés fournis par les plateformes de distribution ? ou la capacité du livre numérique légal à apporter une dimension plus riche que le simple fichier (et on pense alors au livre augmenté ou enrichi par des suppléments multimédia permettant de prolonger la lecture).
Enro, le second animateur de l’atelier, avait choisi de nous faire part des difficultés auxquelles s’était heurté l’un de ses projets d’écriture. L’histoire commence par un “coup de coeur” de lecteur : Enro dévore le livre d’un scientifique anglais qui raconte sous la forme d’un journal intime sa démarche de chercheur et la manière dont elle s’imbrique avec sa vie quotidienne. L’ouvrage converge avec les thèmes qu’Enro traite sur son blog et il lui paraît intéressant de faire connaître au public hexagonal ce livre qui n’a pas encore fait l’objet d’une traduction en français. L’idée lui vient alors de réaliser lui-même cette traduction et de lui donner une forme originale, un blog par exemple, sur lequel le livre traduit serait republié chapitre par chapitre par le biais de billets correspondant à chaque jour décrit dans le journal intime. Quel plus bel hommage en effet à un livre que l’on a aimé que de le faire découvrir à un nouveau public ? Et par le biais les commentaires laissés par les lecteurs sur cet avatar numérique, il pourrait même en résulter un nouvel objet prolongeant la première oeuvre.
Bien décidé à se lancer dans ce projet, Enro prend quelques conseils auprès de personnes qui lui font vite remarquer que la traduction d’un ouvrage fait partie des droits réservés de l’auteur et que son projet risque bien de lui causer des ennuis sur le plan juridique… Qu’à cela ne tienne, Enro se fend d’un mail à l’auteur pour lui faire part de son intérêt pour l’ouvrage et lui demander l’autorisation de mener à bien son projet. Quelques semaines plus tard, une réponse lui parvient non pas signée par l’auteur, mais par l’éditeur anglais du livre qui le remercie certes pour son enthousiasme, mais lui indique fermement qu’une telle entreprise enfreindrait les règles du copyright. Néanmoins, malgré cette entrée en matière quelque peu intimidante, l’éditeur poursuit en posant quelques questions du genre “tell me more” : quelles sont vos qualifications en matière de traduction ? votre blog génère-t-il des profits ?
Une fois arrivé à ce point de son récit, Enro a demandé l’avis des participants à l’atelier pour savoir la conduite qu’il devait adopter. Quelle était la signification de cette réponse de l’éditeur ? S’agissait-il vraiment d’une fin de non-recevoir ? Etait-il possible de passer outre et de lancer quand même le projet de traduction, au risque peut-être de glisser vers une forme de piratage ? Avec quelles conséquences en cas de réaction de l’éditeur ? Et c’est là que l’atelier est devenu subitement passionnant …
La plupart des participants, visiblement familiers des rouages du monde de l’édition, ont fait valoir que la réaction de l’éditeur était tout à fait “logique” et que ce message correspondait à la réponse juridique type d’un titulaire de droits souhaitant savoir quel type d’exploitation on entendait faire d’une des oeuvres de son catalogue. Peut-être d’ailleurs que ce contact ferait entrevoir l’intérêt d’une traduction à destination du marché français et qu’un “véritable” projet éditorial pourrait voir le jour ?
Quant à l’idée de lancer quand même le blog sans tenir compte de la réponse de l’éditeur, elle a paru risquée à la majorité des personnes présentes dans la salle. L’une d’elles a même évoqué une de ses propres mésaventures, qui l’avait conduit à devoir abandonner un projet d’édition numérique en cours de route, faute d’avoir conclu dès l’origine un contrat en bonne et due forme avec l’auteur. Et d’autres participants d’aller plus loin en recommandant à Enro de bien faire attention à sécuriser ses propres droits d’auteur sur la traduction qu’il pourrait réaliser, si des négociations contractuelles s’engageaient vraiment avec l’éditeur anglais.
Je pense que si la conversation avait continué un peu plus longtemps nous aurions fini par parler chiffres et business, en recommandant à Enro de ne rien signer à moins d’obtenir au minimum 10 % des recettes et une prime sur les ventes de produits dérivés !
Autant de conseils marqués au coin du bon sens me direz-vous … certes .. mais je n’ai pas pu m’empêcher de ressentir une très désagréable impression à mesure que la conversation progressait … car que s’est-il passé au juste au cours de cet atelier ? La lecture de la réponse de l’éditeur nous a replongé dans les eaux froides des règles classiques du droit d’auteur. Et cette évocation a agi sur l’assistance comme des sortes de rails qui ont peu à peu conduit à réinterpréter le projet d’Enro et ses intentions premières pour les aligner sur le schéma traditionnel d’une entreprise éditoriale impliquant contrat et cession de droits.
Or manifestement, ce n’était pas ainsi qu’Enro concevait à l’origine son projet. Sa démarche s’inscrivait dans ce que Lawrence Lessig appellerait la “Culture amateur” : une manifestation d’intérêt ou d’enthousiasme pour une oeuvre qui se traduit par un désir de la faire connaître et de la réutiliser dans un autre contexte. Le blog imaginé par Enro était-il autre chose qu’une forme de “Remix numérique” du livre original, faisant écho à ce que pratiquent des milliers d’utilisateurs dans le domaine de la musique ou de la vidéo ? Or pour un tel usage, le cadre classique du droit d’auteur (ou du copyright anglais) n’est pas adapté et à vrai dire, il ne peut en être autrement. Le fait que l’auteur du livre ait renvoyé vers son éditeur est en soi significatif : ayant cédé ses droits d’exploitation de son ouvrage, il n’est plus en mesure d’autoriser un tel usage à titre gratuit et il doit renvoyer la demande vers l’éditeur, titulaire effectif du droit d’adaptation de l’oeuvre. L’éditeur de son côté étant lié par contrat avec l’auteur a le droit, mais aussi l’obligation d’exploiter le livre et il ne peut pas non plus délivrer une autorisation de traduction à titre gratuit. Le serpent se mord la queue …
Il en résulte qu’une telle pratique amateur, paradoxalement parce qu’elle ne vise aucun but commercial, aura beaucoup de mal à s’inscrire dans le cadre du droit d’auteur et que le système sera dès lors tenté de l’assimiler à une forme de piratage, au même titre que le scannage sauvage évoqué plus haut. Après tout, le cas d’Enro n’est au fond pas si différent de celui du scantrad …
Si nous étions aux Etats-Unis, peut-être ce projet de traduction aurait-il pu répondre aux critères du fair use (usage équitable) à condition de se limiter à des extraits et pas à l’intégralité du livre ? Et les choses auraient été possibles de manière complètement fluide si l’ouvrage en question avait été placé sous une licence Creative Commons par son auteur (ce qui n’est pas incompatible avec une diffusion commerciale, comme le montre l’exemple du roman de Cory Doctorow “Down and Out in the Magic Kingdom“, publié gratuitement sous licence Creatice Commons CC-BY-NC-SA sur Internet et vendu simultanément sous forme papier. Une traduction commerciale française existe d’ailleurs par FolioSF, malgré cette mise à disposition gratuite “Dans la dèche au royaume enchanté“. Et pour être tout à fait franc avec vous, je l’ai même achetée !)
Ce qui m’a fasciné dans cet atelier, c’est la manière dont le modèle du copyright a exercé un effet “mental” sur les participants et a provoqué un changement de paradigme au cours de la discussion. On dit souvent que le droit d’auteur souffre d’un terrible problème d’effectivité dans l’environnement numérique et le piratage massif des objets culturels serait la preuve de cette faiblesse. Mais les choses ne sont pas aussi simples : même diminué juridiquement, le Copyright continue à exercer une puissante emprise symbolique et à formater les esprits selon sa logique binaire légal/illégal, rejetant toutes les pratiques qui ne rentrent pas dans les cases vers le piratage. J’ai compris pourquoi Lawrence Lessig avait pu s’écrier un jour “Le droit d’auteur, c’est de la mélasse” !
“Pensez aux choses étonnantes que votre enfant pourrait faire avec les technologies numériques – le film, la musique, la page web, le blog. Ou pensez aux choses étonnantes que votre communauté pourrait faciliter avec les technologies numériques – un wiki, une levée de fonds, de l’activisme pour changer quelque chose. Pensez à toutes ces choses créatives, et ensuite imaginez de la mélasse froide versée dans les machines. C’est ce que tout régime qui requiert la permission produit”.
Il me semble que tout ceci aura un impact très fort sur la manière dont le livre numérique pourra – ou pas – éviter les écueils dans lesquels se sont fourvoyés la musique et la vidéo. Car à mesure que le livre numérique entrera dans nos quotidiens, on peut penser que les réutilisations créatrices des textes gagneront du terrain. Et si les éditeurs ne font pas preuve de plus d’audace en proposant des livres numériques enrichis, augmentés, prolongés par de la vidéo, de la musique, des univers de liens, des formes de “bonus”, nul doute que les utilisateurs eux-mêmes ne manqueront pas de le faire. J’irais même plus loin : tant que le public ne manifestera pas de telles envies de réappropriation créative des textes, on pourra en déduire que le livre numérique n’aura pas atteint sa pleine maturité technologique et ne constituera pas un véritable objet culturel, comme le sont devenus la musique et la vidéo numériques.
Nous arrivons à un stade où la réutilisation, la transformation, le remix sont devenus des formes à part entière de contemplation des oeuvres. L’exercice du goût à l’ère numérique prend une forme agissante. Le cadre légal interprète ces pratiques comme des actes de piratage, mais n’est-ce pas vouer à l’enfer tout un pan de l’esthétique contemporaine ? ( à ce sujet, voir cet article Remix Culture et Droit d’auteur publié par Sophie Boudet-Dalbin sur ReadWriteWeb France).
Peut-être Enro arrivera-t-il à entrer en rapport avec l’éditeur et son projet pourra-t-il voir le jour sous une forme éditoriale classique ? On ne peut que lui souhaiter un tel épilogue. Peut-être son impulsion sera-t-elle trop forte pour se couler dans ce moule et il choisira de devenir un pirate du livre ? Demain sûrement, les Enro seront des centaines, des milliers, des millions à vouloir recréer les livres qu’ils aiment et je doute qu’ils agissent de manière aussi policée que lui …
On dira d’eux qu’ils sont des pirates et qu’ils constituent une menace intolérable pour l’édition. Leurs créations circuleront pourtant sous le manteau, dans l’obscurité des réseaux de partage et peut-être un jour une sorte de “Youtube du livre” leur donnera un espace pour exister à la lisière de la légalité ?
Certains de ces pirates du livre se feront aussi sûrement prendre dans les mailles du filet répressif et on leur coupera leur accès Internet … on traquera et on détruira leurs créations assimilées à des contrefaçons … on en traînera certains devant les tribunaux pour l’exemple … on multipliera les couches de DRM pour cadenasser les contenus dans les e-books …
Mais je doute que tout cela empêche le public d’avoir envie de refaire les livres à sa façon … parce que le désir créatif sera trop fort … c’est fou comme on peut avoir du mal à rester raisonnable quand on aime un livre !
Et si au lieu de ça, le monde de l’édition choisissait d’inventer une autre voie et de trouver un moyen de construire des passerelles légales entre la “culture amateur” et la sphère commerciale ? De tels exemples de synergie existent déjà. L’un des participants à l’atelier a cité l’exemple de l’éditeur Harper Collins qui a choisi de publier un livre à partir des contenus d’un Fansite consacré à la série TV Mad Men. Une sorte de reverse publishing en somme, dans lequel les User Generated Content retournent au papier.
Allez aussi faire un tour du côté de Numerama qui nous montrait hier que des films aussi célèbres que Star Wars, le Seigneur des Anneaux ou Indiana Jones ont pu faire l’objet de remakes amateurs, parfois assez stupéfiants en termes de qualité, tolérés par les titulaires de droits dans la mesure où ils restaient bien dans un cadre non commercial.
La tolérance, c’est bien. Un cadre légal serait encore mieux.
Je trouverais extraordinaire que le livre numérique puisse servir de trait d’union entre ces deux univers. Mais pour cela, il faudra d’abord faire sauter ce cube dans nos têtes qui m’est apparu comme une évidence lors de cet atelier bookcamp.
Le pire des DRM est le DRM mental !
Je vous laisse avec quelques paroles de Lawrence Lessig sur la “culture amateur” tirées de cette conférence sur les rapports entre droit d’auteur et créativité :
“Je veux finir avec une chose bien plus importante que l’aspect économique : comment tout cela touche nos enfants. Il faut bien admettre qu’ils sont différents (…) Nous avions les cassettes, ils ont les remix. Nous regardions la télé, ils font la télé.
C’est la technologie qui les a rendus différents, et en la voyant évoluer, nous devons bien admettre qu’on ne peut tuer sa logique, nous ne pouvons que la criminaliser. Nous ne pouvons en priver nos enfants, seulement la cacher. Nous ne pouvons pas rendre nos enfants passifs, seulement en faire des « pirates ». Est-ce le bon choix ? Nous vivons à cette époque étrange, une prohibition où des pans de nos vies sont en désaccord avec la loi. Des gens normaux le vivent. Nous l’infligeons à nos enfants. Ils vivent en sachant que c’est à l’encontre de la loi. C’est extraordinairement corrosif, extraordinairement corrompant. Dans une démocratie, nous devrions pouvoir faire mieux”.
Un billet publié sur le blog S.I.Lex
Laisser un commentaire