La presse court derrière la Tablette comme un canard numérique sans tête
[...] La presse déboussolée pense enfin tenir sa "killer application" : le terminal ultime pour convaincre l'internaute de "payer pour voir", alors que la culture de la gratuité s'est imposée massivement sur le Web pour les News.
Dix ans après le Big Bang numérique qui a mis fin à l’ère Gutenberg, la presse continue à courir désespérément après un nouveau modèle économique et à divaguer en tout sens comme un canard sans tête. Et ce n’est pas la Sainte Tablette d’Apple – dévoilée ce soir à 19h00 heure de Paris par le divin Steve Jobs depuis son Temple de Cuppertino – qui devrait répondre d’un coup de baguette mystique au questionnement existentiel des journaux papier. L’attente des éditeurs pour ce terminal hybride à écran tactile finalement baptisée “Ipad” et ressemblant à un iPhone XXL (l’écran fait 10 pouces, soit moins d’une feuille A4) est pourtant énorme.
Pensez-donc : à mi-chemin entre l’iPhone, les fameux “readers” et le mini-mac, l’ardoise électronique d’Apple qui sera commercialisée dès la fin mars aux Etats-Unis et sans doute en Europe permettra de lire la presse en version numérique avec un confort inégalé : format plus agréable grâce à un écran 10 pouces (trois fois plus grand que celui de l’iPhone), affichage en couleur (quand le Kindle d’Amazon est encore noir et blanc), possibilité de “feuilleter” son journal, de voir des vidéos associées aux articles… le tout “anywhere, anytime” puisque le nouveau joujou de la firme à la pomme pourra se connecter à internet en Wifi (et en “3G”) et qu’il tiendra dans un sac à main.
Le prix est bien inférieur à ce qu’on imaginait : 499 dollars pour le modèle 16Go, 599 dollars pour le 32 Go…on est loin des 800 voire 1000 dollars sur lesquels la blogosphère spéculait. Le forfait données est à l’avenant : 29,99 dollars pour l’internet illimité chez ATT !
Devant tant d’atouts et comme hypnotisée par le Buzz qu’a créé Apple autour de sa Tablette, la presse déboussolée pense enfin tenir sa “killer application” : le terminal ultime pour convaincre l’internaute de “payer pour voir”, alors que la culture de la gratuité s’est imposée massivement sur le Web pour les News.
Personne n’a oublié comment la firme à la pomme a littéralement a sauvé des eaux l’industrie de la musique. En 2003, quand Apple a lancé l’iPod et son magasin en ligne iTunes, les majors du disque étaient sur le point de succomber aux assauts des bataillons de pirates ordinaires formés par les internautes convertis au téléchargement en “peer to peer”.
Depuis, elles ont vendus 8,5 milliards de chansons dématérialisées sur iTunes qui est devenu le premier disquaire au monde. En reversant une légère dîme d’environ 5 à 10 centimes sur chaque morceau vendu 99 centimes d’euros. Apple s’en contente car la firme fait son beurre sur les iPod et les iPhone (21 millions et 8,7 millions écoulées rien que sur le dernier trimestre 2009 !). C’est ce modèle qui suscite le fol espoir des patrons de presse qui sont prêts, sans problème, à lâcher 10 centimes à Apple pour un journal en ligne qui serait vendu moins de 1 euro sur la Tablette. Et pour cause, si la presse se dématérialise à terme comme la musique, elle fera l’économie du papier, des rotatives et des coûts de distribution qui représentent aujourd’hui près de 70 % du prix de vente d’un quotidien.
Dans ces conditions, la presse est prête à signer comme un seul homme avec Apple qui pourrait annoncer dès ce soir des accords avec le “New York Times” et les grands éditeurs de magazines américains qui se sont alliés pour la circonstance (Time, Condé Nast, Hearst…). Les journaux sont d’autant plus prêts à se jeter dans les bras d’Apple qu’ils ont vu avec inquiétude le très souriant Boss d’Amazon, Jeff Bezos, tenter de leur imposer une clé de répartition totalement disproportionnée : je prends 70 % des abonnements souscrits à votre quotidien sur le Kindle et je vous laisse royalement un pourboire de 30 %. Inacceptable…sauf quand on voit ses recettes publicitaires s’écrouler de 25 % et sa diffusion fondre de 10 % en moyenne comme ça a été le cas en 2009 pour la plupart des titres. On comprend mieux pourquoi la presse unanime s’est prise de passion pour la Tablette en relayant quasi-hystériquement le Buzz orchestré par Apple autour de son nouveau produit…
Mais attention à l’effet de Panurge. Avant la Sainte Tablette, la presse a déjà beaucoup erré en cherchant son berger de l’ère numérique.
Gratuit ou payant sur Internet et les smartphones ? Course à l’audience mal rémunérée par les annonceurs ou fastidieuse chasse à l’abonné en ligne ? Boycotter Google, taxer Microsoft…ou inversement ? Pour les patrons de journaux du monde entier qui ont perdu le Nord, le magnat des médias Rupert Murdoch était devenu une véritable boussole. Problème, le propriétaire (entre autres) du “Wall Street Journal” et du “Times” de Londres s’est comporté lui-même comme vraie girouette tournant en tous sens dans l’espoir de trouver le bon cap.
“Citizen Murdoch” a d’abord décrété la gratuité quasi-totale pour le site internet du “WSJ” lorsqu’il a racheté le grand quotidien d’affaires américaine en 2007 . Puis il a décréter quelques mois plus tard – quand la bise publicitaire fut venue – que l’avenir était au péage… Avant de se mettre en tête de faire payer à Google et/ou Bing (le moteur de Microsoft) le référencement des dizaines de milliers d’articles produits quotidiennement par son empire de presse.
Comme des moutons, des centaines de journaux à travers le monde ont suivi le mouvement : un pas en avant, deux pas en arrière. Ou inversement. Récemment on a ainsi vu “L’Express” partir bille en tête sur un modèle de kiosque payant avant de stopper toutes les machines. Les études ont semble-t-il rappelé aux dirigeants de l’hebdo que quelle que soit la qualité des articles, il était difficile, voir impossible de faire payer une information généraliste disponible gratuitement et en quantité industrielle sur Google News. Et il y a fort parier que “Le Figaro”, qui a annoncé son passage au payant pour 2010, risque au final de faire le même pas de deux.
Car jusqu’ici seuls les grands quotidiens économiques et financiers comme le “Wall Street Journal”, le “Financial Times” ou “Les Echos” (et ce n’est pas parce que j’y travaille) sont parvenus à monétiser en ligne leurs informations dites “à valeur ajoutée”. Le FT.com a ainsi conquis 121.000 abonnés qui payent entre 186 et 363 euros par an pour lire en ligne le journal de la City. Résultat : 33 millions d’euros de chiffre d’affaires internet. De quoi faire rêver plus d’un éditeur…mais n’est pas le “FT” qui veut.
Alors la Tablette d’Apple arrivera-t-elle à faire boire un âne qui n’a pas soif ? A convaincre enfin le lecteur 2.0 qui n’achète plus de journaux en kiosques qu’il faudra bien payer pour les lire online ? Le grand “New York Times” a l’air d’y croire : jusqu’ici gratuit sur Internet, il a décidé de passer au payant…mais pas avant 2011, date à laquelle on saura si la Sainte Tablette s’est vendue comme des petits pains. Bref, Apple n’a pas intérêt à décevoir tant d’attente sans quoi la presse énamourée pourrait bien se retourner méchamment contre la Pomme…
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