Mondes légendaires

Le 16 février 2010

La passion documentaire qui nous a saisi a été bien relevée par Oliver Ertzsheid. Dans une formule adroite, l’homme est un document comme les autres, il met en évidence que sur le réseau, toutes les hiérarchies sont remises en question. [...] Si nous sommes devenus les archivistes de nos propres vies, c’est parce que nous avons besoin de les légender. Il faut entendre la formule dans les deux sens du terme.

La passion documentaire qui nous a saisi a été bien relevée par Oliver Ertzsheid. Dans une formule adroite, l’homme est un document comme les autres, il met en évidence que sur le réseau, toutes les hiérarchies sont remises en question. Il n’y a pas a proprement parler de différence entre un homme et un robot : tout deux participent également à la mise en commun et aux mélanges des flux d’information.(( La formule permet également de montrer que du point de vue de l’imaginaire, même dans les mondes numériques, les vieilles équivalences entre l’homme et le livre et  entre la peau et le papier se retrouvent.))

Une vie. Deux légendes.

Si nous sommes devenus les archivistes de nos propres vies, c’est parce que nous avons besoin de les légender. Il faut entendre la formule dans les deux sens du terme.

Nous avons besoin d’écrire nos vies en plus grand qu’elles ne sont. Nous avons besoin de nous présenter en héros de nos propres vies, nous avons besoin de transformer nos quotidiens en Grand Récits. Cela n’est pas une tendance nouvelle due au réseau. Toute famille a sa ou ses légendes. Tout individu se raconte encore et encore “Le jour ou … “ ou “Le voyage de…”. Ce sont des récits qui participent au bon fonctionnement psychique du groupe familial car ils servent à transmettre des éléments conscients et inconscients et permettent a chacun de faire d’une chose commune une chose partagée.  Pour l’individu, ils dessinent des narrations par lesquelles les contours de ce que l’on appelle une vie prennent forme.

Héroïques légendes

Sur le réseau, ces instants épiques sont déposés sur des sites de partage d’image ou de vidéo. Ce qui est nouveau, c’est qu’ils sont partagés au delà des cercles familiaux. Souvent, ils restent dans une zone grise : ils sont visibles, mais non vus, comme dans La lettre voléeW d’Edgar Poe. C’est qu’ils n’ont pas vraiment vocation à être partagés. Parfois, ils sortent de cette zone et s’attirent quelques commentaires. Plus rarement encore, ils peuvent être mis au contact des multitudes. La légende individuelle ou familiale accède alors à la légende de l’Internet.

Légendes photographiques

Nous avons également besoin de légender nos vies au sens de la légende photographique. Nous avons besoin de ces petits commentaires qui précisent un contexte, disent un lieu ou nomment une personne. Sur le réseau, cette “légendarisation” devient de plus en plus fréquente. Elle se fait sur les blogues, les réseaux sociaux, les applications de micro-blogging ou de géolocalisation.Tous ces espaces sont devenus des espaces “personnels”. Même ceux qui n’ont qu’un usage professionnel du réseau (cela existe-t-il encore ?) y laissent des éléments qui permettent de se faire, au fil du temps, une idée de plus en plus précise de qui ils sont.. La légende introduit également un certain jeu : elle peut se faire ironique, ou n’être que provocation. Elle est aussi parfois appel à l’aide ou à commentaire. Elle peut aussi service d’ancrage : cela s’est bien passé, la légende en atteste ; elle peut bien entendu mentir.

Identités.

Si nous avons de plus en plus tendance à légender nos vies sur le réseau, c’est parce que nos identités sont devenues incertaines. Dans les sociétés traditionnelles, la question de l’identité est simple : elle n’existe pas. On est d’une profession, d’un lignage, d’un village . On est ceci ou cela. Et il n’est pas question de s’imaginer autrement que ce que l’on est.

Cette possibilité a été donnée aux individus dans les sociétés modernes. Le mouvement est particulièrement vif dans les sociétés occidentales industrialisées. Les anciennes grilles qui donnaient à chacun sa place et à chaque place un individu, tout comme les antagonismes structurants (patron / ouvrier; travail loisir; privé / public) se dissolvent peu à peu. Non seulement chacun est peut s’imaginer autrement que ce qu’il est, mais chacun est appelé à le faire. L’american dream en est la figure la plus saisissante : qui ou quoi que vous soyez, vous pouvez être autre chose.

Ce que le réseau célèbre comme puissance des masses et sagesse des foules – en somme, la glorification de l’accumulation des Ego – n’est pas un effet du réseau. C’est un processus qui s’enracine loin dont l’histoire et dont une borne est posée par Jean-Jacques Rousseau : “ car c’est moi que je peins”. Elle se poursuit au cours des siècles pour s’accélérer au XXe siècle. Le sens de ce que l’on est ne vient plus d’en haut. Il vient d’en bas, des collègues, des semblables, des autres soi même, et finalement de soi.

L’angoisse identitaire et la dépression sont le prix de cette liberté. A partir du moment ou nous sommes moins fermement appelés à une place, nous avons tendance a réaliser toutes les identités que nous sentons potentiellement en nous. Puisque l’effort de synthèse est moins grand, chacune a alors tendance a vivre indépendamment des autres. Le réseau devient un espace merveilleux puisqu’il est a-priori possible d’avoir un espace pour chacune : ici amateur de musique, là lecteur d’un journal, plus loin encore autre chose. La magie du réseau tient au fait “qu’il est possible à tout individu de se dégager de son histoire (qui tend à décider pour lui, à l’avance, ce qu’il devrait être) pour se présenter aux autres enfin libre de s’inventer” Jean-Claude Kaufman L’invention de soi,

En fait, en ligne ou hors ligne, les choses sont un peu moins tranchées que cela. Il n’est pas tout à fait exact que notre identité ne dépend que de nous même tout comme il n’est pas tout à fait exact que dans les sociétés primitives, l’individu est totalement ligaturé par un ensemble de prescriptions. L’identité est un compromis entre les exigences externes de la société et les exigences internes de l’individu.

Sur le réseau, l’invention de soi fonctionne dans les deux sens. C’est ce dont on se délie pour se faire autrement. C’est l’abandon des pesanteurs sociales et familiales qui permet de se penser autrement. Le cyberespace serait de ce  point de vue l’espace ou les libertés individuelles peuvent s’exprimer jusque dans la l”intime de soi puisque l’on peut y être un gaz rare, une chamane taurène ou cette autre fiction que l’on appelle “soi”..Mais c’est aussi ce que l’on projette devant soi, ce que l’on rêve d’être ou de devenir, toutes ces images idéales de soi auxquelles chacun est attaché.

> Article initialement publié sur Psy et Geek ;-)

> Photo d’illustration Psycho Al

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés