Couve, Lapoix, Raphaël: le journalisme entrepreneurial en débat

Le 12 mars 2010

Benoît Raphaël, Philippe Couve, Sylvain Lapoix : trois journalistes aux profils variés qui ont en commun d'avoir renoncé au statut de salarié d'un média national majeur pour se lancer en indépendant. On parle parfois d'eux comme de "journaliste-entrepreneur", terme à la mode aux contours flous. À l'occasion d'une interview croisée à la soucoupe, ils ont échangé leur point de vue sur cette notion.

Sylvain Lapoix, Philippe Couve et Benoît Raphaël : quelles voies pour le journalisme à l'heure du mediastorm ?

Sylvain Lapoix, Philippe Couve et Benoît Raphaël : quelles voies pour le journalisme à l'heure du mediastorm ?

Benoît Raphaël, Philippe Couve, Sylvain Lapoix : trois journalistes aux profils variés qui ont en commun d’avoir renoncé au statut de salarié d’un média national majeur pour se lancer en indépendant. On parle parfois d’eux comme de “journaliste-entrepreneur”, terme à la mode aux contours flous. Tenter de le définir , c’est nécessairement en venir à la douloureuse question du business model de l’information, secteur en pleine crise. Quitter la romantique image d’Épinal du métier pour mettre les mains dans le cambouis pragmatique de l’économie.
À l’occasion d’une interview croisée à la soucoupe, ils ont échangé leur point de vue sur cette notion.

Journaliste-entrepreneur, est-ce une bonne façon de vous définir ?

Benoît Raphaël : Tout dépend de ce que l’on entend par entrepreneur, si c’est un journaliste qui devient entrepreneur de son propre destin, oui pourquoi pas. J’ai toujours été entrepreneur dans les entreprises dans lesquelles j’ai travaillé. Pour moi, un entrepreneur est une personne qui a une vision d’entreprise dans le média et qui essaye de mener des projets et évidemment de trouver le modèle qui va avec. C’est plutôt un état d’esprit qu’un statut, qui a toujours existé dans les entreprises.

benoit

D'abord cadre dans la PQR, Benoît Raphaël a co-fondé et dirigé la rédaction du Post.fr, site communautaire et participatif lancé en 2007 par Le Monde interactif. Il vient de démissioner de ce post pour explorer ailleurs le journalisme digital et ses modèles économiques. Photo Pierre Meunié.

Après, l’expression “journaliste-entrepreneur” vient de Jeff Jarvis, qui estime que le journaliste doit aussi devenir entrepreneur. Du fait de la fragmentation des contenus et des marques, le journaliste joue sur ce qu’on appelle le personal branding, sa propre marque, il se prend en charge lui-même. Mais il peut très bien le faire au sein d’un média.

Il doit aussi s’intéresser à la technologie, au marketing, à son propre marketing, quelque part se considérer comme un propre média dans le média ou comme un propre média dans le réseau. Comme il s’intéresse à son entreprise, il s’interroge sur son modèle économique. C’est plutôt une évolution par rapport à un environnement, qui fait qu’un journaliste naturellement entrepreneur va se sentir plus à l’aise dans cette démarche.
De ce point de vue, on peut parler de journaliste-entrepreneur. Mais ce n’est pas forcément quelqu’un qui crée une entreprise.

Je ne suis pas producteur d’information actuellement , à part mon blog, qui n’est pas vraiment un média très vaillant. Je ne me considère donc pas vraiment comme un journaliste maintenant.

Par contre, je travaille sur mon personal branding, mais c’est plus dans l’idée de monter des projets. Innover, tout le monde peut, le tout c’est de mettre en pratique. Jeff Jarvis a d’excellentes idées mais il faut passer à la réalisation ensuite.

Diplômé de l'IPJ en 2007, Sylvain Lapoix a travaillé à la rédaction du site de l'hebdomadaire Marianne de décembre 2006 à décembre 2009, où il couvrait la politique et les médias. Légalement, il est désormais chômeur, travailleur occasionnel. Il est à l'origine du Djin, un collectif informel "pour renouveler, développer et défendre le journalisme web". Photo Pierre Meunié

Diplômé de l'IPJ en 2007, Sylvain Lapoix a travaillé à la rédaction du site de l'hebdomadaire Marianne de décembre 2006 à décembre 2009, où il couvrait la politique et les médias. Légalement, il est désormais chômeur, travailleur occasionnel. Il est aussi à l'origine du Djin, un collectif "pour renouveler, développer et défendre le journalisme web". Photo Pierre Meunié.

Sylvain Lapoix : Dans le mot “journaliste-entrepreneur”, ce qui me gêne et me fait peur d’un point de vue social, c’est que cela me rappelle auto-entrepreneur. Faire porter la charge patronale au salarié, c’est dangereux. Si c’est temporaire et que cela donne lieu à une transformation, ça va, mais il ne faut pas que cela s’installe.

En revanche, l’idée que le journaliste soit sa propre entreprise dans le sens où le définissait Benoît Raphaël, avec une conscience de son modèle économique, une prise en main de ses outils de diffusion, le développement d’une marque, donc un marketing, au sens basique du terme, ça me parle déjà plus.
Moi, je suis producteur, et je veux absolument le rester. Cela m’intéresse de participer à des projets, je me définirais donc plus comme un journaliste de projet. Ma collaboration avec Marianne2.fr a été très fructueuse, mais on m’a proposé beaucoup de projets à côté.

Et le fait est qu’avec les technologies qui se développent, avec les demandes qui évoluent et aussi avec les opportunités qui se profilent, je me place plus dans cette posture, c’est-à-dire qu’on collabore ponctuellement sur une idée, pour développer un environnement d’information, un live-blogging, un live-twitting…

Philippe Couve vient de quitter RFI, à la faveur d'un plan social, radio où il a été successivement présentateur, grand reporter, co-chef du service Internet puis animateur de l’Atelier des médias, l’une des premières web-émissions participatives. Actuellement en préavis, il suit une formation qui l'aidera à choisir son statut. Photo Pierre Meunié.

Philippe Couve vient de quitter RFI, à la faveur d'un plan social, radio où il a été successivement présentateur, grand reporter, co-chef du service Internet puis animateur de l’Atelier des médias, l’une des premières web-émissions participatives. Actuellement en préavis, il suit une formation qui l'aidera à choisir son statut. Photo Pierre Meunié.

Philippe Couve :  Je n’ai pas le même positionnement. Aujourd’hui, le Washington Post gagne de l’argent parce qu’il fait de la formation. Avant, les journaux gagnaient de l’argent car ils faisaient des petites annonces. Aujourd’hui, il faut absolument élargir le bac à sable, car si on reste dans le bac à sable du contenu, ça ne marche pas. Vous-même (Owni.fr ndlr), vous développez un média dont l’économie est ailleurs.

Il ne faut plus réfléchir uniquement à “quels contenus je produis pour quel public ?”, mais “qu’est-ce que je sais faire, qu’est-ce que je peux valoriser là-dedans ?” Il faut exploiter nos compétences de journaliste dans d’autres secteurs. Il peut s’agir de la formation, par exemple ou de l’innovation. En tant que médias, nous savons répondre à de nombreuses questions : qu’est-ce que publier, qu’est-ce que c’est une stratégie éditoriale, comment la mettre en oeuvre, comment assumer ses responsabilités juridiques par rapport à ça, comment exister dans les réseaux sociaux, etc. Or beaucoup de personnes se retrouvent éditeur sur le web et n’ont absolument pas la compétence, c’est là que le journaliste intervient aussi. C’est là-dedans qu’il faut trouver un équilibre.

Benoît Raphaël : La diversification existe déjà ailleurs, comme dans la PQR, faire des événements, organiser des voyages, des petites annonces, etc.
Le but du jeu reste de trouver le modèle économique de l’information, on sait qu’elle coûte cher, c’est aussi le sel de la démocratie, même si ça parait démagogique de le dire. Le journalisme n’est pas là pour gagner de l’argent, sinon il faut travailler chez Meetic, des sites de jeu. Il faut élaborer des modèles qui permettent de supporter une activité d’information, qui fait à la fois ta marque et porte des valeurs. Et d’ailleurs cette marque de qualité va te permettre de vendre d’autres choses ailleurs.
Le but d’un média, sauf certains médias verticaux, a toujours été de faire circuler l’information et de nourrir ça. Il faut vraiment que l’activité participe d’un écosystème,
la formation, c’est intéressant mais cela prend du temps, il ne faut pas que ça mobilise les journalistes au détriment de l’information.

Sylvain Lapoix.:  Cela me pose un problème déontologique de gagner ma vie en formant des étudiants, en me disant que ce métier est mort. S’il faut travailler sur les marques, c’est aussi sur la marque des journalistes, je prêche pour ma paroisse bien sûr. Le premier boulot des journalistes, c’est de raconter des histoires. Je ne dis pas que c’est mal d’avoir des activités parallèles, la question que je me pose, c’est moins comment financer de l’info qui se produit à perte que pourquoi les gens à un moment ont cessé de la payer. Où est le dérèglement dans le coût de l’information ? Ce n’est pas si cher que ça.

Philippe Couve : Contrairement à toi, je pense que le vieux modèle est cassé.

Benoît Raphaël : Il n’est pas cassé, il est en mutation, il faut le faire évoluer, on est très romantique en France, on a toujours des visions. Il y a un modèle pour le reportage de fond, Florence Aubenas sort un livre qui est merveilleux, XXI est un modèle qui fonctionne bien aussi. Le problème n’est pas “comment fait le journaliste pour s’en sortir ?” mais “comment fait le journalisme dans son ensemble pour continuer à perdurer ?”. Je pense qu’il y a une information de flux, au quotidien, chaude, avec de la valeur ajoutée, qui est nécessaire, et une information de fond, plus froide. Pour la fabriquer, il faut un journalisme, et le journaliste est dedans, il peut s’agir de journalistes-entrepreneurs qui vont sortir des informations, ce peut être aussi des blogueurs.
Comment ce nouvel écosystème, en formation, se poursuit ? Cela passe par du journalisme entrepreunarial mais aussi par le financement des blogueurs, parce que certains font un vrai travail d’éclairage tous les jours, et parfois d’information.

En quoi le journaliste-entrepreneur se différencie du free-lance ?

Philippe Couve : À un moment, il faut assumer le risque économique de ce qu’on monte, ça change fondamentalement la perspective.

Benoît Raphaël : Le journaliste ne doit pas non plus être tout le temps devant le chiffre d’affaires qu’il ramène.

Philippe Couve : C’est ta contrainte, mais c’est aussi ta liberté. Quand on entend sans cesse “non, on n’a pas les moyens de faire ça ” et que tu te retrouves dans ton coin et qu’on te dit “débrouille toi avec rien”, tu réponds, “file moi les comptes, on va peut-être arbitrer”.

Benoît Raphaël : C’est comme une maison d’édition qui va financer des best-sellers pour financer d’autres choses qui correspondent aussi à ses valeurs, et ce n’est pas bête de procéder ainsi. Le problème, c’est que l’information s’est fragmentée, ce qui détruit ce modèle, et que du média compacté et du package, tu arrives sur un réseau, c’est au journaliste d’arriver à s’organiser ou d’organiser des réseaux qui permettent peut-être de trouver ces équilibres-là.

Comment portez-vous concrètement votre projet ?

Philippe Couve : Aujourd’hui, je suis en préavis après avoir quitter RFI et je suis une formation de créateur d’entreprise dont je rends compte sur www.journaliste-entrepreneur.com et qui va me conduire à créer ma société. Dans quels délais ? Je l’ignore encore.
Benoît Raphaël : C’est des rencontres et du travail.
Sylvain Lapoix : Pareil !

La crise des médias est-elle une opportunité ?

Philippe Couve : La crise des médias, comme toute crise, n’est ni bonne, ni mauvaise. Elle est mauvaise pour l’ordre ancien et bonne pour le nouvel équilibre qui sera trouvé. Du point de vue des individus, elle permet de rebattre les cartes. Il y aura ceux qui resteront prisonniers de l’ordre ancien, ceux qui parviendront à s’adapter et ceux qui participeront à l’établissement des règles du nouvel équilibre.
C’est comme avant. Il y a ceux qui ne s’en sortent pas, ceux qui surnagent et ceux qui prospèrent. La différence, c’est que la crise offre l’opportunité de changer de catégorie.

Quels conseils donneriez-vous à une journaliste qui souhaite être à son compte ?

Benoît Raphaël : Bosser dans une rédaction, c’est une aventure extraordinaire, tu apprends beaucoup, il faut passer par là. Ce n’est pas forcément une rédaction traditionnelle, on peut être journaliste-entrepreneur en réseau, dans une rédaction. Le média, même s’il est fragmenté aujourd’hui, même s’il est en réseau, c’est une aventure qui est humaine avant tout.

Maintenant, j’ai la chance de pouvoir choisir entre différentes voies. À ce stade de mon évolution, je n’ai pas spécialement envie d’être journaliste-entrepreneur au sens où nous l’avons évoqué car cela ne veut pas dire grand chose pour moi : je suis avant tout un homme de projets, ce qui me passionne, c’est de faire avancer les choses. Nous avons été iconoclastes et défricheur au Post, provoquant le débat , et cela me permet aujourd’hui de continuer à être légitime dans ce domaine. Maintenant j’ai envie de travailler sur des médias qui font avancer les idées. Je me vois plutôt comme un journaliste, en tout cas un professionnel de l’information aujourd’hui, qui dans le domaine de l’information digitale, va essayer de continuer de construire.
Je pense que les vieux médias n’ont pas la solution, c’est très difficile de faire bouger les choses dans un grand groupe, j’ai envie de le faire ailleurs, pour voir, pour avancer plus vite. J’ai essayé de le faire dans un grand média, c’est très compliqué, même si c’est passionnant. J’ai plutôt envie de partir sur une aventure humaine.

Sylvain Lapoix : Je suis d’accord avec Benoît et Philippe, il faut passer par une rédaction, pour voir ce qu’il y à faire et comment ça fonctionne, d’un point de vue humain, entrepreunarial. Avant de démonter une voiture pour la remonter, il faut savoir comment elle est faite avant.
Un conseil que je donnerais à tous mes étudiants en journalisme : écrivez, sur un blog, sur Twitter, n’importe où, mais écrivez, apprenez à communiquer avec les autres, ayez une culture de l’échange, discutez, pour apprendre à parler avec les autres et à leur faire comprendre des idées, et après intéressez-vous à la technique.

une-rencontre

Il est impossible (légalement) d’être journaliste et auto-entrepreneur. Dans un contexte de mutation, si l’on veut être un journaliste-entrepreneur, au sens “mettre en pratique ces idées innovantes”, et sauf à disposer d’un beau matelas d’économies, ce qui est rarement le cas d’un junior, c’est pourtant une solution qui semble logique. “Il y aura sans doutes moitié moins de cartes de presse d’ici cinq ans.” a prédit au cours de la discussion Philippe Couve. Tout à fait d’accord. Et qu’en parallèle une armée de journaliste auto-entrepreneur – d’autojournalistes entreprenants ? – se lève et construise l’écosystème de l’information de demain ne nous surprendrait guère ; nous n’aspirons d’ailleurs pas à moins /-)

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