L’Islande, nouveau paradis pour la liberté d’expression?
Une résolution du Parlement islandais vise à faire du pays un sanctuaire pour les journalistes du monde entier, leurs sources et la liberté d'expression. Un projet salué par les défenseurs des libertés mais qui doit être transposé dans la loi.
Dans la nuit du 15 juin dernier, le Parlement islandais, l’Alþingi, a voté à l’unanimité la résolution «Icelandic Modern Media Initiative» (IMMI) (littéralement «Initiative Islandaise relaÂtive aux médias modernes»). Ce texte vise à faire du pays un «refuge» ou «paradis» pour le journalisme d’investigation, et plus généralement à renforcer «la protection des libertés d’expression et d’information» en Islande, et dans le monde.
L’objectif est de créer une «cadre légal exhaustif» qui garantisse une «protection renforcée» pour les sources, journalistes et publications, et sécurise les communications et données. Soutenue par dix-neuf parlementaires islandais, dont Birgitta Jonsdottir (parti Mouvement), mais aussi le site WikiLeaks et des organisations (Global Voices, la Quadrature du net, etc.), Smari McCarthy, responsable de l’IDFS et Eva Joly, l’initiative doit maintenant être transposée en loi.
L’origine de l’IMMI
L’origine de l’initiative remonte à l’été 2009. Le 30 juillet, WikiLeaks fait fuiter un document interne de la banque islandaise Kaupthing Bank, dévoilant les pratiques financières douteuses de cette dernière. Les faits datent de septembre 2008, alors que le pays est en pleine crise financière, et que deux semaines avant la mise sous tutelle de la banque. Dès le lendemain, le site reçoit une mise en demeure lui demandant de “retirer immédiatement” le document.
De son côté, le 1er août, la RUV, la chaîne nationale de télévision islandaise, décide de couvrir le sujet dans son édition du soir. A son tour, elle reçoit une mise en demeure pour déprogrammer le sujet. La chaîne s’exécute, mais diffuse tout de même un lien vers la page WikiLeaks. Cela fait grand bruit en Islande. D’autant que l’ordre a été donné par le commissaire de Reykjavik, Rúnar Guðjónsson, dont le fils, dirigeant de l’Association islandaise des services financier, est le porte-parole des banques en faillite du pays.
Qu’est-ce qu’un «paradis» en matière de liberté de l’information ?
«Dans le cadre de l’IMMI, la notion de «paradis» signifie que nous prenons toutes les meilleures législations possibles du monde entier afin de renforcer la liberté d’expression, d’information et de parole», nous explique Brigitta Jónsdóttir . «C’est basé sur le même concept que les paradis fiscaux, ils rassemblent toutes les meilleures lois du monde entier pour créer le secret ultime, nous nous voulons la transparence ultime.»
«C’est basé sur le même concept que les paradis fiscaux, ils rassemblent toutes les meilleures lois du monde entier pour créer le secret ultime, nous nous voulons la transparence ultime.»
Actuellement, les deux textes législatifs considérés comme les plus protecteurs du monde pour la liberté de la presse et la protection des sources sont la loi constitutionnelle sur la liberté de la presse (Freedom Press Act) de Suède et la loi sur la protection des sources journalistes de 2005 de Belgique. Auxquels s’ajoute le Premier Amendement de la constitution des Etats-Unis.
Trois pays où sont aujourd’hui principalement hébergés les serveurs de WikiLeaks. Les contenus du site sont eux publiés depuis la Suède car le chapitre trois du Freedom Press Act garantit l’anonymat des sources. Non seulement, il interdit d’enquêter sur l’identité de sources confidentielles, mais le fait de divulguer une telle source est puni par une amende ou de l’emprisonnement. Grâce à cette combinaison, WikiLeaks explique que s’ila été attaqué une centaine de fois depuis sa création, il n’a, à ce jour, jamais perdu.
Le “tourisme de la diffamation”
“Les grands journaux sont régulièrement censurés par le coût des poursuites judiciaires. Il est temps que cela cesse. Il est temps qu’un pays dise, trop c’est trop, la justice doit être vue, l’histoire préservée et nous offrirons un abri contre la tempête” expliquait Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, en février dernier. Les poursuites judiciaires sont la plus grande menace du journalisme. Via notamment ce qui est appelé le “tourisme de la diffamation“, c’est-à -dire le fait d’intenter des procès dans des pays aux juridictions les plus défavorables, sans tenir compte du lieu où sont basées les parties.
Ainsi la loi anglaise sur la diffamation est particulièrement hostile aux journalistes et médias, et peut être appliquée pour des délits commis à l’autre bout du monde. “C’est pour cette raison que des éditeurs étrangers comme The New York Times ou The Washington Post envisagent à présent de suspendre leur publication au Royaume-Uni et de bloquer l’accès à leurs sites, explique le Sunday Times. S’ils ne sont pas diffusés sur le territoire britannique, leurs textes ne sont pas susceptibles de constituer des actes de diffamation, donc les éditeurs ne risquent pas de payer de lourds dommages et intérêts.” Avant d’ajouter : ” Et encore, cela ne suffira peut-être pas.”
En effet, la loi peut également couvrir Internet. Rachel Ehrenfeld, chercheuse américaine, spécialiste sur le terrorisme, en a fait les frais. Dans son livre, de “Funding Evil: how terrorism is financed and how to stop it, elle accuse le riche homme d’affaires saoudien Sheik Khalid bin Mahfouz de financer des groupes terroristes. Ce dernier a décidé de la poursuivre. Il a pu l’attaquer à Londres pour la vente, via Internet, de 23 exemplaires de son livre “, à des lecteurs britanniques. Et Rachel Ehrenfeld a été condamnée à payer 110.000 £ (130.000 euros) de dommages et intérêts.
Que prévoit l’initiative ?
L’objectif de l’IMMI est de faire de l’Islande «un enviÂronÂneÂment attracÂtif pour l’installation d’organes de presse interÂnaÂtioÂnaux, de start-ups de nouÂveaux médias, d’organisations de défense des droits de l’homme et de centres de donÂnées Internet”. Dans les grandes lignes (représentées dans le schéma ci-dessous), elle vise à faire évoluer la loi islandaise (Icelandic Freedom of Information law) afin de garantir une protection de toute la chaîne. Soit protéger les sources anonymes, et ceux qui livrent des fuites touchant à “l”intérêt général” ; les communications entre sources et journalistes ou médias ; les intermédiaires, en garantissant une immunité aux fournisseurs d’accès Internet et opérateurs.
L’initiative veut aussi statuer sur la durée de responsabilité d’une publication en ligne. Dans plusieurs affaires pour diffamation sur Internet, des arrêts rendus par des cours en Europe, dont la Cour européenne des droits de l’homme, ont considéré que chaque nouvelle lecture est une nouvelle publication. Cela a permis de faire retirer des articles des années après leur publication originale. “Par exemple, en 2008, pour éviter les interminables frais de justice, The Guardian a supprimé plusieurs articles initialement publiés en 2003, qui signalaient la condamnation pour corruption d’un milliardaire impliqué dans le scandale Elf Aquitaine“, rapporte l’IMMI.
Elle veut également protéger du “tourisme de diffamation” en permettant de faire un contre-procès en Islande, et limiter les restrictions préalables, souvent utilisées pour empêcher une publication. Et souhaite enfin créer le prix Islandais pour la liberté d’expression.
Les critiques : inapplicable légalement et techniquement
Certains émettent des critiques sur la réelle portée internationale d’une telle loi. Ainsi le site Nieman Journalism Lab s’interroge : “bien que le paquet législatif paraît très encourageant du point de vue de la liberté d’expression, les avantages pratiques pour les organisations extérieures à l’Islande ne sont pas clairs”. Il se réfère à un article d’ Arthur Bright, du Citizen Media Law Project. Ce dernier estime que l’IMMI ne peut pas changer le principe en vigueur au niveau international, notamment dans les affaires de diffamation en ligne. Principe selon lequel, dit-il, il y a publication au moment du download, et non de l’upload. Selon lui, le fait qu’une publication soit hébergée sur un serveur en Islande ne l’empêchera donc pas d’être poursuivie dans d’autres pays. L’IMMI ne peut pas être “la forteresse journalistique qu’elle est censée être, critique t-il. Même si les lois d’Islande offrent les meilleures protections au monde, elles restent une simple Ligne Maginot”.
Interrogée sur ces attaques, Brigitta Jónsdóttir répond : “une fois que la loi sera passée on verra bien si Arthur Bright a raison ou si, et ça ne serait pas la première fois, il a tort. A ce stade, son avis n’est que spéculations”.
De son côté, Tom Foreski, de Silicon Valley Watcher émet des doutes sur la capacité de l’Islande à pouvoir fournir assez de bande passante si le pays venait à accueillir de nombreux serveurs de médias. Selon lui, “de nouvelles lignes sont prévues, mais à cause de la crise financière de l’Islande, il n’y aucun garantie de quand cela va se faire”.
“Et si nous demandions à Bruxelles une EUMMI?”
Reporters sans frontières a salué “un projet de loi exemplaire en matière de liberté d’information”, et qualifié l’initiative d’‘ambitieuse et positive”. Tout en marquant une certain réserve — “même s’il reste à voir quelles seront les répercussions exactes de cette loi, en particulier sur la protection juridique des journalistes” — RSF estime que “l’Islande s’inscrit en précurseur. Nous espérons qu’elle servira d’exemple à d’autres gouvernements”.
De son côté, Jérémie Zimmermann, de la Quadrature du Net nous indique : «l’IMMI pourrait être la démonstration éclatante qu’une protection sans compromis de la liberté d’expression sur Internet permet d’améliorer les sociétés et la démocratie, mais également de stimuler la croissance économique. A l’heure où de nombreux gouvernements décident des politiques toujours plus répressives allant à l’encontre des citoyens, comme l’ACTA ou le filtrage du Net, l’initiative Islandaise doit faire figure de modèle.» Avant de conclure : “Et si nous demandions à Bruxelles une EUMMI ? »
L’initiative votée, il faut désormais s’attaquer à la partie législative. “Le gouvernement de l’Islande doit changer treize lois différentes dans quatre ministères, nous précise Brigitta Jónsdóttir. Toutes les lois ne seront pas adoptées à la même date, nous estimons que la mise en place de ces lois prendra d’un an à un an et demi”.
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