Une même science-fiction, plusieurs futurs
La réception d'une culture étrangère dans une société donnée est toujours problématique. Mais la fiction spéculative est avant tout un outil d'évasion, quelques soient les interprétations que l'on peut en faire.
Titre original:
L’herbe du voisin bleu du futur est toujours plus pourpre
L’article qui suit est un brouillon de brouillon, une étape, quelque chose de très mal fini, en vrac. Je le publie malgré tout car je peine sur ce texte depuis des semaines et je ressens un fort besoin de m’en débarrasser.
Je demande au lecteur de remplir les blancs de ma réflexion et de me lire avec indulgence ou même, de ne pas me lire du tout. Mon point de départ était de réagir au livre Mainstream, de Frédéric Martel, livre que je n’ai d’ailleurs pas lu, que je ne connais donc qu’en creux (critiques, interviews, et chapitre final que m’a fait parvenir un collaborateur de l’auteur), et qui me semble traiter de la mondialisation (au sens « américanisation ») et de l’industrialisation de la production et de la diffusion des biens culturels. Apparemment très documenté et soutenu par des centaines d’entretiens, cette somme d’origine universitaire est largement diffusée et semble remporter un vrai petit succès en librairie.
J’attendrai l’édition de poche pour lire cet essai, car mon petit doigt me dit que c’est un livre avec lequel je ne vais pas être d’accord, et je n’ai pas envie de dépenser vingt-deux euros juste pour le constater.
Le Monde Diplomatique et la culture manga
En 1996, Le Monde Diplomatique a publié un article complètement idiot sur les mangas. Tellement idiot que j’ai fait deux choses à l’époque : d’une part je me suis désabonné, de rage, et d’autre part, j’ai rédigé avec Nathalie une réponse à cet article et à la vision caricaturale de la bande dessinée japonaise qu’il véhiculait.
En déplorant que seule Ségolène Royal se soit insurgée contre les productions japonaises à la fin des années 1980 (1) l’auteur énonçait tous les poncifs que l’on entend à ce sujet depuis les débuts d’Albator et de Candy Candy à la télévision française : violence exacerbée, thèmes perturbants, dessin laid et mal proportionné, médiocre qualité de l’animation, etc. Son argumentation semblait par ailleurs soutenue par une nippophobie grossière et la conviction que les mangas étaient l’instrument d’un péril culturel et économique d’envergure : méchants japonais qui veulent nous imposer leur modèle de fourmilière à coup de dessins animés.
À l’époque, un tel article me semblait surtout indigne du niveau du journal, que je surestimais sans doute ou dont je surestimais la capacité à porter un regard critique sur des idées qui collaient d’une manière ou d’une autre avec sa ligne politique.
La réponse que nous avions rédigée contredisait l’article d’origine, paragraphe par paragraphe, sur notre page « Mygale » — c’est à dire notre tout premier site web. Notre motivation était avant tout de prouver que les mangas étaient d’une variété extraordinaire et qu’une critique générale n’avait pas plus de sens qu’il ne serait légitime de dire du mal des romans ou du cinéma « en général ». Mais nous ne nous étions pas arrêtés là , nous avions par ailleurs entrepris de défendre très précisément tout ce que critiquait l’auteur : la violence, les grands yeux, les thèmes perturbants, la qualité graphique, etc.
On m’a fait savoir plus tard que l’auteur de l’article, Pascal Lardellier (qui était alors jeune docteur en information/communication), avait été chagriné de se voir attaqué de cette façon, mais je n’en sais guère plus. Il faut dire qu’à l’époque, en saisissant son nom dans le moteur de recherche Altavista (le Google de l’époque), on était absolument certain de tomber sur mon site. Ceci dit il y avait en ces temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître mille fois moins d’abonnés à Internet qu’aujourd’hui, et les pages en question totalisaient à peine quelques dizaines de lecteurs chaque mois (un succès !).
L’eau a coulé sous les ponts depuis et je suppose que pour n’importe qui l’article publié parLe Monde Diplomatique semblerait risible.
Les ventes de Naruto ou de Death Note n’ont rien à envier à celles des romans de Marc Lévy ou de Guillaume Musso, ce qui n’est évidemment pas un argument qualitatif mais provoque des manifestations de respect dans toute la presse ; Le festival Japan expo attire quand à lui près de 200 000 visiteurs sur seulement quatre jours ; le ministre Laurent Wauquiez (né en 1975) a un avis sur l’évolution de la série One Piece ; tout le monde sait que Hayao Miyazaki est un des plus grands auteurs de l’histoire du dessin animé et Arte lui consacre en ce moment même une rétrospective.
Bref, le ton a changé.
“Le droit de se servir d’une culture exotique”
À l’époque dont je parle un peu plus haut, j’étais facilement révolté par l’injustice que constituait le dénigrement d’une culture artistique aussi étendue que celle de la bande dessinée et de l’animation japonaises. Aujourd’hui je comprends que ce que je défendais recouvrait, sans que j’en ai précisément conscience, un enjeu beaucoup plus important que le droit aux goûts et aux couleurs.
Je défendais aussi le droit à se servir d’une culture exotique, de s’appuyer sur un ailleurs, une utopie, une réalité que l’on s’approprie sur une base fictionnelle. Personne ne deviendra jamais japonais en lisant des mangas, ni même en se passionnant pour la culture japonaise. Mais cet orientalisme du XXIe siècle est un moyen comme un autre pour se créer un « ailleurs », une évasion (2).
Je ne dispose pas de données sociologiques précises à ce sujet mais je pense pouvoir dire que mes étudiants en Arts plastiques de niveau Licence (3) à Paris 8 sont pour une grande part issus de familles modestes de la région parisienne et souvent nés du mauvais côté du boulevard périphérique, parfois même en Seine-saint-Denis (4).
Ont-ils un profil particulier qui fait qu’ils ont préféré dessiner dans leur coin au lycée, passer leur bac et atterrir en arts plastiques plutôt que de caillasser des autobus ? (5) Peut-être bien.
Je suis frappé par l’importance qu’a la culture japonaise (et de manière à présent nettement plus discrète, la culture « comic-book ») chez les étudiants de licence que j’ai à l’Université Paris 8. Au lieu de lire Tintin et Blake et Mortimer (mais pourquoi diable le feraient-ils, finalement ?), ces jeunes gens tirent du Japon ce qu’ils veulent. Certains se passionnent pour la langue, la calligraphie, l’histoire, l’esthétique graphique des mangas, le folklore traditionnel ou la science-fiction, mais aussi les codes sociaux, vestimentaires, et la tournure d’esprit telle qu’ils transparaissent dans les fictions qui arrivent jusqu’à nous : quand, comment et pourquoi exprimer sa joie, son embarras et sa colère, etc.
Les plus passionnés, ceux qui finiront par faire leur voyage au Japon (comme ma fille qui économise dans ce but depuis des années et qui a eu une bonne note en japonais au bac sans l’avoir étudié au lycée), ne sont pourtant pas dupes de leur rêverie. Ils savent parfaitement qu’on ne risque pas de devenir japonais si on a un physique de banlieusard « black-blanc-beur » (ou vietnamien, d’ailleurs) car si la culture japonaise est extrêmement ouverte aux influences, de par une volonté politique précise, elle n’en est pas moins notoirement bouffie d’orgueil nationaliste pour ne pas dire ingénument (mais poliment) raciste.
Mais pour des jeunes gens de la région parisienne, ça n’a aucune importance, ils ne veulent pas échanger une société contre une autre, ils prennent ce qu’ils veulent, rejettent ce qu’ils veulent, la transposition n’est ni littérale ni naïve.
Les Na’avis de Bil’in, Palestine
Autre cas.
À Bil’in en Cisjordanie, des Palestiniens manifestent pacifiquement chaque semaine contre la manière dont la barrière de séparation israélienne a amputé le village de soixante pour cent de ses terres cultivées. Des journalistes équipés de masques à gaz viennent régulièrement photographier ou filmer l’asphyxie des jeunes gens invariablement exposés à des grenades lacrymogènes et autres bombes assourdissantes. Les photogrammes que je reproduis ici (origine : YouTube) montrent les manifestants déguisés en Na’avis, les habitants de la planète Pandora dans le film Avatar.
Cette manifestation-là est particulière car elle célébrait une victoire partielle : un jugement de la Cour suprême d’Israël leur a en effet partiellement donné raison et a abouti à une modification du tracé du mur de séparation, permettant aux habitants de Bil’in de récupérer la moitié des terres qu’ils revendiquent.
Mais pourquoi Avatar, un film grand public américain ? Est-ce juste parce que ce film a eu tellement de spectateurs qu’il devient une référence mondiale qui « parle à tout le monde » ? Je n’en jurerais pas : beaucoup de gens ont vu Avatar, mais beaucoup aussi ne l’ont pas vu, et je doute que ce soit déjà une référence commune comme c’est le cas de Star Wars par exemple. Je fais le pari que ce qui a motivé cette manifestation, c’est tout simplement le propos d’Avatar.
On a beaucoup dit qu’Avatar, de James Cameron, se contentait de reprendre, en la transposant dans un futur cosmique chamarré, l’histoire de Pocahontas ou celle de La Forêt d’Emeraude, c’est à dire la rencontre entre un peuple aborigène et pacifique avec un autre peuple, dominateur et lâchement soutenu par une technologie meurtrière et mû par l’avidité.
Pourtant, il existe une différence énorme entre ces récits de peuples conquis et l’histoire des Na’avis. Les indigènes amazoniens qui étaient évoqués dans La Forêt d’Emeraude existent toujours un peu mais voient chaque jour leurs conditions d’existence se dégrader sous le coup de l’exploitation forestière et humaine. On ne les ménage (ou on aménage leurs conditions de vie) que par la même commisération qui pousse à laisser quelques hectares de forêt aux orang-outangs ou aux pandas.
Les indiens d’Amérique du nord ont quand à eux une longue histoire bien connue : Pocahontas, la vraie, est morte à Londres à vingt-cinq ans alors qu’elle était employée comme publicité pour la colonisation du nouveau monde. Après soixante-cinq « guerres indiennes » et les ravages d’épidémies (typhus, petite vérole, alcoolisme) parfois sciemment provoquées, il ne reste aux derniers représentants des tribus survivantes que des musées, un monopole sur l’artisanat traditionnel, des dédommagements financiers tardifs et pour toute consolation, le fait d’avoir laissé leurs noms à des rivières ou à des villes.
Voilà toute la différence entre les Na’avi et les amazoniens ou les amérindiens du nord : les indigènes véritables ont perdu leur guerre, leur destin est scellé, leur martyr est accompli.
Les Na’avi obtiennent une victoire sur la puissante armée américaine à la fin d’Avatar, mais ce qui est peut-être le plus attrayant dans leur cas, c’est que leur combat est un combat futur, car Avatar n’est pas une fable historique mais un film de science-fiction. Or le message intrinsèque de la science-fiction est que l’avenir est, comme son nom l’indique, à -venir, qu’il est ouvert (6).
Créer une analogie entre une situation et celles des protagonistes d’un lointain futur, c’est se projeter, c’est se donner un futur. Et peu importe que le film relève de l’impérialisme culturel américain, les palestiniens de Bil’in y prennent ce qu’ils ont envie d’y prendre.
Échapper à la représentation du monde actuel
On notera tout de même que le moyen-orient — en dehors d’Israël, justement — ne produit pas ou extrêmement peu de fictions spéculatives (de science-fiction), ce qui est une bonne raison d’aller puiser sa métaphore dans une fiction américaine.
Les rêves d’exotisme, de futurs hypothétiques, de désastres (Mad Max, etc., qui remettent à plat tout un monde) et parfois même de passé fantasmé (7) sont autant d’outils conceptuels qui permettent à chacun d’échapper à la représentation du monde actuel qu’on lui impose, et donc de refuser la place hiérarchique qu’on lui attribue dans ce monde.
En voyant par les yeux d’un auteur de mangas, on se libère autant de la doxa que construit le journal de 13 heures de TF1, que de la société japonaise qui a produit Dragonball ou Naruto et qui a évidemment aussi ses inconvénients. La science-fiction est encore plus intéressante puisque son caractère fictif est clair et assumé. Et peu importe que ça rapporte de l’argent à de gros studios américains : malgré leurs gesticulations légales, ces derniers ne parviendront jamais à maîtriser la manière dont on reçoit leurs productions.
Le monde se mondialise, mais ça ne signifie pas que des cultures « faibles » vont disparaître au profit d’une culture dominante, et surtout pas dans le registre des œuvres de l’esprit (inquiétons-nous plus pour les traditions culinaires !), où les échanges et les réappropriations sont une évidence.
Le public est d’ailleurs souvent moins bête qu’on le croit, comme le montre l’accueil très négatif qu’a reçu l’annonce de la distribution « blanchie » de Avatar The Last Airbender (rien à voir avec le Avatar de James Cameron). On est loin de l’époque où le public acceptait sans broncher Mickey Rooney en japonais, Fred Astaire, Anthony Quinn ou Christopher Lee en chinois et  John Wayne en empereur mongol. Bref, le public n’a pas de mal à effectuer des transpositions, à se sentir concerné par autre chose que par le reflet de lui-même qu’on lui impose.
Revenons à la science-fiction — et perdons définitivement notre sujet de départ
La fiction spéculative n’est pas qu’un outil d’évasion, un moyen de démontrer « par l’absurde » qu’une société pourrait être autrement qu’elle n’est. Elle peut aussi être employée de manière littérale, c’est à dire qu’elle peut servir à inspirer le futur. C’est sans aucun doute parce qu’ils ont lu les fantaisistes aventures d’Astro Boy lorsqu’ils étaient enfants que les hommes politiques japonais ont voté des lois fiscales extrêmement avantageuses pour les sociétés qui ont une activité de recherche en robotique, par exemple. Ce qui est particulièrement intéressant dans leur cas, c’est qu’après soixante-cinq ans de doctrine pacifiste, les japonais effectuent des recherches scientifiques dans divers domaines, mais négligent celui de la défense.
L’exosquelette a été inventé par l’écrivain américain Edmond Hamilton (l’auteur du « pulp »Captain Future, que nous connaissons ici par son adaptation animée japonaise Capitaine Flam) dans sa novelette A Conquest of two worlds (1932), où il imagine un peu naïvement que la pression qui règne sur Jupiter pourrait être rendue supportable à des visiteurs humains par l’emploi d’armures capables de décupler leur force mécanique (associés, par prudence, à un traitement biochimique capable de renforcer leurs os). Le principe a été repris par de nombreux auteurs, de Fritz Lieber et John Campbell à Bruce Sterling et William Gibson en passant par Robert Henlein et bien entendu Stan Lee, avec Iron Man.
Du fait des progrès des matériaux et des principes de la robotique, l’exo-squelette est en train de devenir une réalité. Je trouve intéressant que cette même idée technique aboutisse à des résultats si différents selon la culture des sociétés qui les produisent : tandis que les universitaires japonais veulent développer une robotique destinée à assister les personnes âgées (et à les aider à maintenir une agriculture traditionnelle notamment), les américains, après plus d’un demi-siècle de doctrine du complexe militaro-industriel, ne pensent d’abord qu’au potentiel militaires et policier de ces inventions.
Une même science-fiction, plusieurs futurs.
Je serais quand même sacrément étonné d’apprendre que quelqu’un a compris où je voulais en venir exactement, mais pour tenter de conclure, je dirais que tout est bon à prendre dans les œuvres de fiction, et qu’une crainte des cultures exogènes est absurde. La réception des œuvres dépend de celui qui en est la cible — toute exportation culturelle est une transposition parce que le public n’est pas le même et n’a pas les mêmes filtres. Le public est opportuniste, il prend ce qui lui est servi lorsque ça lui est utile et le rejette lorsque ce n’est plus le cas.
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Article initialement publié sur Le dernier des blogs, les notes renvoient à l’article original.
Photos d’illustration par TrendsSpotting et ricardo.martins
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