Information: nous n’avons rien inventé
Au XVe siècle a été mis en place un système de publication en anglais et non en latin, à l'initiative du pouvoir. Dans un contexte d'alphabétisation, c'est une sphère publique qui s'est ainsi créée, dans laquelle l'information circulait.
Je travaille dans une tour de bureaux moderne dans une allée où une sorte d’Internet a été inventée au 15e siècle. Laissez-moi vous expliquer.
Aux environs de 1422, Henry V a commencé à écrire ses lettres en anglais et non plus en latin. C’était les documents qui l’autorisaient à exercer le pouvoir : les mails de travail de l’époque. Elles servaient à concevoir et exécuter les lois du pays. Mais elles étaient également souvent rendues public pour que tout le monde soit mis en courant de ce qui se passait. Elles racontaient tout au peuple anglais, des batailles aux taxes. C’était donc le journalisme de l’époque.
À travers un système complexe d’écoles de droits officielles (les Inns of Court) le régime de Henry V a mis en place tout un système bureaucratique en utilisant des lettres – écrites en anglais - pour créer à la fois un système administratif et à travers leur publication, une sphère publique médiévale.
Mon bureau est construit sur les vestiges d’une de ces écoles, appelée St Clements et donnant sur le chef d’Å“uvre gothique du 19e siècle, la Cour suprême. Ce qu’Henry V a fait à la communication est étrangement similaire à ce qui se passe avec l’Internet, la politique et les gouvernement actuellement.
C’est ce qu’explique le médiéviste Gerald Harris dans son merveilleux livre Shaping The Nation :
“L’écriture de lettres, courante dans les affaires personnelles et pour le travail, a aussi développé une dimension politique. Les rois envoyaient des notes d’information décrivant leurs campagnes en Irlande et en France, les Londoniens rendaient compte d’événements particuliers d’intérêt national à l’attention du public provincial (une loi, une bataille, un rituel politique ou un coup d’État), les lettres étaient publiées comme des manifestes publics par des nobles mécontents ou lors de fêtes plébéiennes…. Des lettres bien argumentées ont consolidé les croyances de Lollard contre la persécution ecclésiastique.”
Mais ce qui est intéressant, c’est la façon dont cette littérature fonctionnelle à destination de l’élite s’est transformée en multimédia de masse :
“De telles lettres publiques et semi-publiques circulaient, elles étaient lues à haute voix, clouées sur les portes, conservées dans des collections privées ou copiées dans des journaux privés ou des registres officiels. L’alphabétisation générale a fait rentrer la sphère politique dans une toile d’information, de rumeurs, de mises en garde et de conseils. L’intimité de la classe dirigeante, sa taille limitée, son interconnection et son ouverture ont rendu la circulation de l’information en son sein facile – nourrissant un état d’esprit politique.”
Je crois que l’expression-clé est “alphabétisation générale”. L’Internet rend cela possible, aussi. Le simple fait de rendre les données accessibles change leurs significations politiques.
Mettre simplement l’information dans un langage que les gens comprennent et auquel ils ont donc accès, change doublement sa signification politique. C’est ce que l’on appelle la data visualisation.
Et c’est là le point important pour un journaliste. Les lettres mettaient sous une forme narrative cette information, écrite dans un langage largement compréhensible. Ou plutôt une série complète de narrations plurielles. C’est crucial. Comme Harriss l’explique, le 15e siècle était un environnement médiatique multi-plate-forme, multi-source : ‘circulaient, étaient lues à haute voix, clouées sur les portes, conservées dans des collections privées, ou copiées dans des journaux privés ou des registres officiels.‘ Ces clercs créaient et faisaient de la curation d’information, un prédécesseur des journalistes en réseau.
Au lieu d’un iPad, ils avaient des plumes et du velin. Puis le papier est arrivé, ce fut un peu comme de passer au très haut-débit.
Ils n’ont pas eu besoin d’une loi sur l’économie digitale. Bien qu’ils aient eu besoin d’un cadre légal et qu’ils aient investi dans un système d’alphabétisation médiatique qui soutenait ce flot de production de données officielles – les auberges de la Cour, les clercs du Palais de Westminster, etc. C’est aussi à ce moment là que Whitehall s’est mis en place, je le crains [NdT : Whitehall est le nom d'une rue qui désigne par métonymie le pouvoir britannique].
Quoi qu’il en soit, faites-en ce que vous voulez. Mais je suis content que la sphère publique précède les coffee shops du XVIIème siècle évoqués par Habermas. Cela montre comment ce type de discours politique peut être audacieux au premier abord, révolutionnaire dans ses effets, mais très sujet à l’inertie du centre de gravité du pouvoir. C’est à nous, en tant que journalistes, de résister à cela, bien sûr. “Once more unto the breach” Une fois de plus sur la brèche ! /-)
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Billet initialement publié sur le blog de Charlie Beckett, directeur de Polis ; image CC Flickr FeatheredTar.
Traduction: Sabine Blanc.
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