L’information hyperlocale peut-elle être viable ?
Alors que se développe en France des sites d’information hyperlocale, on peut se demander sur quelle économie ils reposent. Aux États-Unis, le temps de l’expérimental est passé, sous l'impulsion de puissants groupes de médias.
L’information hyperlocale a-t-elle un avenir ? À Paris, deux sites, dixhuitinfo et dixneufinfo, ont été lancés sans que pour l’instant ils n’aient réellement trouvé leur équilibre économique. L’occasion de réfléchir à ce qui se passe ailleurs, et en particulier aux États-Unis, où l’information hyperlocale connaît un développement important, initié par de puissants groupes de médias comme AOL et NSMBC, voir plus plus localement par des groupes de presse comme le Boston Globe (groupe New York Times).
Pour mesurer à quel point, le nombre de sites d’information de proximité a crû, il suffit de lire l’article que consacre à cette question Johnny Diaz du Boston Globe. Il prend l’exemple du choix offert à une habitante d’Harlington, ville de 45.000 habitants dans le Massachusetts. Elle peut consulter
- les pages locales du Boston Globe, qui sont en fait un mini site. Le Boston Globe a créé en 2008 une rubrique Your Town, qui regroupe aujourd’hui 31 de ces sites. Très rapidement, 9 nouvelles villes devraient être couvertes par ce réseau.
- le site Wiked Local Arlington, du groupe GateHouse Media. Ce groupe spécialisé dans l’information locale, possède entre autres 87 quotidiens, 271 hebdomadaires et 260 sites web de proximité (chiffres 2009)
- yourarlington.com, un site communautaire local
- ArlingtonPatch, créé par Patch.com, une filiale d’AOL. Actuellement, une trentaine de sites sont en ligne, mais il devrait y en avoir une centaine d’ici la fin de 2010.
Tous ces sites sont en accès gratuit, aucun d’eux n’ayant retenu le modèle du « payant ». L’équilibre financier —schématiquement— doit donc être trouvé entre les coûts de fabrication du contenu, de développement du site (coût technique, marketing, etc.) d’un côté  et les ressources publicitaires locales mais aussi nationales, la vente de services et la revente de contenus de l’autre.
Le jeu consiste donc d’abord à abaisser le plus possible les coûts de fabrication. Pour cela, les sites de ces chaînes (y compris Your Town du Boston Globe) sont des clones [clusters] construits sur un même modèle, un même graphisme. Un site local de Patch.com de la côte Est des États-Unis, sera exactement semblable (contenu mis à part) à un autre de la Californie ou du Texas.
Il existe plusieurs modèles d’information hyperlocale. J’en retiens trois principaux.
Extension et enrichissement d’un site existant
Celui du Boston Globe, avec Your Town. Le modèle ressemble à celui du réseau français Maville avec cette différence que dans le cas de Your Town, chaque site est une entité propre réalisée par une équipe rédactionnelle dédiée, composée d’un reporter et d’un « editor » (secrétaire de rédaction multimédia), ce dernier étant chargé d’animer le réseau de correspondants. Ces sites bénéficient de l’avantage considérable d’être « étiquetés » Boston Globe, le quotidien local de référence, et d’être accessible à partir du site principal de ce médias qui du coup devient un portail. Ces mini-sites permettent au site du journal d’augmenter son trafic (4,2 millions de pages vues par mois en juin 2010, pour l’ensemble du site et 200.000 pages vues pour les 25 sites Your Town en ligne) et ses ressources publicitaires, puisque chacun d’eux en génèrent en propre.
Le modèle des sites Wicked Local en est assez proche, à la différence que ceux-ci sont alimentés par les journaux [une centaine dans le seul État du Massachussetts !] que possède le groupe  GateHouse Media [la liste des publications du groupe ici].
Agrégation de contenus
Le site Outside.in est un agrégateur de contenus produits par d’autres, qu’il s’agisse des sites de journaux locaux (et donc ceux de concurrents comme Your Town ou équivalents), de télévisions locales, de blogueurs locaux, d’informations municipales, d’informations immobilières mais aussi de réseaux sociaux ou de Twitter. D’après son Pdg, Mark Josephson, Outside.in agrège plus de 40.000 sources différentes. Ces contenus agrégés sont ensuite redistribués localement, de manière automatique. Un moyen d’être réellement hyperlocal, puisque Outside.in affirme alimenter plus de 57.000 sites.
Outside.in ne se vit pas comme un « concurrent » des médias traditionnels, puisqu’il travaille avec eux, leur offrant ses services pour améliorer leur couverture locale. Un moyen pour ces derniers de serrer leurs coûts de fabrication. Déjà une centaine d’entre eux, comme le New York Post de Murdoch, Tribune qui édite le Los Angeles Time, ou des télévisions comme CBS, NBC ou Fox sont entrés dans la boucle. [source : Gigaom - Outside.in to AOL's Patch: Bring it On]
Il existe d’autres agrégateurs comme Topix, qui ajoute à ce service la géolocalisation, ou Placebloggers, qui, comme son nom l’indique, agrège les résultats de blogueurs.
Ce système de redistribution de l’information à grande échelle, très proche de ce que fait Google news, mais l’échelle hyperlocale, semble être un modèle d’autant plus prometteur, qu’il se marie parfaitement avec l’information sur téléphone mobile (ou les tablettes style iPad), où la géolocalisation a une importance primordiale.
AOL a mis un pied dans l’hyperlocal
Le réseau Patch.com est développé par AOL. Cette société s’est séparée de Time Warner en 2009, et a été reprise par Tim Armstrong, lequel s’est empressé de racheter deux start-ups qu’il jugeait prometteuses :
- Going, basé à Boston, qui réalise des sites locaux dédiés à l’événementiel [trente sont actuellement en service, qui couvre les principales villes des États-Unis]
- Patch.com, dont il était l’un des principaux investisseurs.
Avec ces deux investissements, Tim Armstrong entend réorienter AOL du service, vers le contenu en particulier local. « Le local, explique-t-il dans un mail aux salariés, demeure le plus grand des espaces vierges. » Ce qu’il propose comme projet est donc « de s’emparer de ce qui est le plus dispersé actuellement sur le web, et de faire en sorte que les consommateurs puissent trouver facilement et vraiment rapidement l’information locale dont ils ont besoin. » [Le texte complet de l'email ici, sur TechCrunch].
Comme l’estime Johnny Diaz, c’est une stratégie risquée, car « AOL entre dans le secteur de l’information locale sans posséder les ressources journalistiques [reporting muscle] d’un grand groupe de presse. » Pour réussir, Tim Armstrong investit massivement, autour de 50 millions de dollars (38 millions d’euros), ce qui devrait lui  permettre d’ouvrir une centaine de sites Patch.com rapidement.
Ces sites fonctionnent, en fait comme des blogs. Chacun emploie un journaliste, dont la tâche est considérable, puisqu’il doit assurer le travail d’un reporter multmédia (couverture de l’actualité locale en texte, photo et vidéo, gestion de l’agenda…), être son propre secrétaire de rédaction, mais aussi être un rédacteur en chef (et un directeur des relations humaines) puisqu’il doit embaucher et gérer les journalistes pigistes qu’il emploie et les payer. Il devra aussi alimenter le fil Twitter du site. À cela s’ajoute aussi des fonctions dans le marketing.
Autant dire que les journées sont à rallonge. Andrew Kersey, qui tient Manhattanbeach.patch.com, avoue, à 35 ans, « n’avoir jamais travaillé autant de sa vie ». Certains craquent comme cette journaliste qui a écrit à Den Kennedy, enseignant en journalisme à la Norstheastern University, qu’elle n’en peut plus de travailler 70 heures par semaine :
Fondamentalement, c’est un travail 24h/24, 7 jours sur 7, avec peu de moyens pour avoir un peu de temps libre – nuits, week-ends, jours de vacances, qui sont pourtant prévus dans notre contrat AOL (certains rédacteurs en chef régionaux essaient de nous aider ; les autres non). Cette question du temps libre est devenu une préoccupation majeure pour les éditeurs locaux. Ce sont des semaines de travail de 70 heures. Oui, 70 heures et plus. C’est une start-up et tout ce qui va avec, et je savais que ce serait un travail dur. Mais, ce qui devient inquiétant c’est que je ne peux pas avoir un break. J’ai travaillé plus de 20 ans dans le journalisme, comme reporter, éditeur online, secrétaire de rédaction de magazine, mais je n’ai jamais travaillé autant de ma vie. [lire l'email complet ici]
Le modèle, on le conçoit, pose de nombreuses questions (sans parler de la charge de travail imposée aux journalistes), en particulier celle de sa viabilité économique. Business Insider a publié une étude réalisée par Mike Fourcher, l’éditeur d’un site d’information hyperlocal CenterSquareJournal.com, basée sur Manhattanbeach.patch.com.
Côté coûts, dit-il, le journaliste « en pied » de Patch.com est payé entre 38 et 45.000 dollars par an [28 à 34.000 euros], auquel il faut ajouter les piges, soit environ 50 dollars par article [38 euros]. Il compte une moyenne d’un pige par jour. À cela il faut ajouter d’autres frais, comme les taxes, la sécurité sociale, les frais d’essence, etc.
Côté recettes, Patch.com fait payer 15 dollars [11 euros] le CPM [coût pour mille visites]. Mike Fourcher a recensé six emplacements publicitaires sur chaque page du site [quatre pour des bannières destinées à des annonceurs régionaux ou nationaux, et deux emplacements "self service" en bas de la page]. Il ajoute que Manhattan Beach compte 40.000 habitants, mais Patch.com a plusieurs concurrents dont le Los Angeles Times et Outside.in.  Quoiqu’il en soit, il compte généreusement 20.000 pages vues pour le premier mois. Un score qui devrait s’améliorer et tourner autour de 60.000 à la fin du sixième mois d’existence du site.
Il ne lui reste plus qu’a additionner [il prend la fourchette basse du salaire]. Résultat : le site est déficitaire le premier mois de 4.000 dollars [3.000 euros] et dégage un formidable bénéfice de…  33 dollars [25 euros] le sixième mois.
Bref, le modèle économique de Patch.com semble bien fragile, d’autant que la fréquentation ne semble pas encore au rendez-vous. Selon Nielsen, en juin 2010, la fréquentation de la totalité des sites Patch.com était de 210.000 visiteurs uniques par mois. Des chiffres à revoir lorsque le réseau sera déployé. Néanmoins, il faut espérer qu’existent d’autres ressources que la seule publicité, sinon il repose sur l’énergie et un investissement personnel de chacun des journalistes qui anime ces micro-sites. Sur la durée, ce système low cost cela ne semble pas tenable. Comme le dit plus crûment Mike Fourcher « le modèle économique d’AOL – Patch n’a pas de sens » [AOL's Patch revenue model make no sense].
Pour aller plus loin
Source : Silicon Valley InsiderL’économiste spécialiste des médias, Ken Doctor défend sur le site Seeking Alpha le modèle de l’information hyperlocale prôné par Patch.com
Le graphique ci-dessus montre la chute du chiffre d’affaires d’AOL entre 2007 (dernier trimestre) et 2010 (premier trimestre). Une courbe qui explique peut-être aussi le basculement initié par Tim Armstrong du service vers le contenu.
—
Article initialement publié sur Media Trend
Image CC Flickr Leo Prieto
Laisser un commentaire