Le web est mort deux fois
En annonçant la mort du web, Wired a ouvert la boîte de Pandore, et réveillé les instincts polémistes des blogueurs. Aux yeux de Thierry Crouzet, le discours de Chris Anderson est biaisé, plombé par sa rhétorique économique.
J’ai tardé à réagir à l’article de Chris AnderÂson dans Wired, parce que, depuis plus d’un an, j’ai annoncé cette mort du Web, et qu’il me semÂblait inutile de me répéÂter, et puis parce que la posiÂtion capitalo-libéraliste d’Anderson comÂmence à me couÂrir sur le hariÂcot. Il oscille au gré des modes, surÂfant la vague idéoÂloÂgique du moment, pour mieux la rejeÂter quand il entreÂvoit une nouÂvelle posÂsiÂbiÂlité de busiÂness. La pluÂpart des auteurs de son espèce ne pensent que gros sous. Ils croient que tout se règlera par des contrats (et par les séries TV qui constiÂtuent le sumÂmum de leur culture).
Le graÂphique publié dans Wired paraît défiÂniÂtif. La messe est dite. Mais, à y regarÂder mieux, il ne s’agit que d’un comÂpaÂraÂtif en parts de marÂché. Ce n’est pas parce que le Web perd des parts qu’il meurt. Aujourd’hui par exemple, on publie plus de livres que jamais même si les gens passent proÂporÂtionÂnelÂleÂment moins de temps qu’avant à les lire. Le disÂcours d’Anderson est biaisé, collé au seul plan comÂmerÂcial. Il se vautre sur le cultuÂrel et le poliÂtique. Dans l’absolu, en termes de traÂfic et de quanÂtité d’information disÂpoÂnible, le Web n’a jamais cessé de progresser.
Ne croyez pas que je sois devenu un défenÂseur du Web. Je dénonce juste une cerÂtaine rhétorique.
C’est le chemin naturel de l’industrialisation: invention, propagation, adaptation, contrôle, explique Anderson.
Qu’est-il en train de faire sans le dire ? De mettre en pièce sa théoÂrie de la longue traine. Michael Wolf écrit en parallèle :
Selon Compete, une agence d’analyse web, les 10 sites les plus importants ont drainé 31% des pages vues aux Etats-Unis, contre 40% en 2006 et près de 75% en 2010. ‘Les gros captent le trafic des petits’, explique Milner. ‘En théorie, une petite frange d’individus à la réussite insolente peuvent contrôler des centaines de millions d’individus. Vous pouvez grandir rapidement, et cela favorise la domination des personnes fortes.’
On dirait qu’ils viennent de découÂvrir une loi uniÂverÂselle, et de se mettre à genoux devant elle. On comÂprend mieux ce qu’entendait AnderÂson par longue traîne, et que j’ai parÂfois dénoncé. Pour lui, des venÂdeurs monoÂpoÂlisÂtiques créent la longue traîne en leur sein pour accroître leur part de marché.
Armes d’interconnexion
De mon côté, je défends l’idée d’une longue traîne exoÂgène, externe à toute entreÂprise, qui s’observe dans l’ensemble de l’écosystème. Comme je l’explique dans L’alternative nomade, nous devons nous battre pour déveÂlopÂper cette traîne si nous vouÂlons défendre nos liberÂtés. La longue traîne sur le cataÂlogue d’Amazon est une bonne chose, mais insufÂfiÂsante à mes yeux. Nous devons lutÂter avec nos nouÂvelles armes d’interconnexion contre cet aveÂnir qui serait déjà  écrit.
En fait, avec AnderÂson, toute l’industrie médiaÂtique se féliÂcite de la mort du Web, c’est-à -dire de la mort des sysÂtèmes ouverts et de la décenÂtraÂliÂsaÂtion inconÂtrôÂlée. De nouÂveaux opéÂraÂteurs monoÂpoÂlisÂtiques émergent, avec comme Apple leurs plates-formes proÂpriéÂtaires, et leurs sysÂtèmes de micro payeÂment, ce qui injecte de nouÂveaux reveÂnus dans la boucle. Et comme par hasard, Wired qui a frôlé l’asphyxie en début d’année, voit peu à peu le retour des publicités.
Toute perÂsonne qui veut faire forÂtune sur InterÂnet ne peut que prôÂner une forme ou une autre de cenÂtraÂliÂsaÂtion, c’est-à -dire une forme de contrôle. Nous devons en être conscients et lire leurs déclaÂraÂtions suiÂvant cette perspective.
Nous ne sommes plus à l’époque où un busiÂness décenÂtraÂlisé séduiÂsait par le seul nombre de ses usaÂgers. Il s’agit aujourd’hui de les fliÂquer pour les faire payer. Alors oui, l’idéal du Web est bien mort, mais rien ne nous empêche de nous battre contre les barons de la finance, contre tous ces gens qui ont remisé leurs rêves, contre tous ceux qui veulent que rien ne change, sinon nos jouets technologiques.
Deux tendances qui s’opposent
J’en reviens mainÂteÂnant aux causes de la mort du Web. J’en vois deux.
L’émergence des appliÂcaÂtions proÂpriéÂtaires. Avec les AppsÂtores qui les accomÂpagnent, elles n’utilisent ni HTML, ni les URL, deux des trois innoÂvaÂtions de Tim BerÂners Lee. Elles nous font basÂcuÂler vers des soluÂtions proÂpriéÂtaires, avec la proÂmesse d’une plus grande ergoÂnoÂmie et la tarte à la crème d’une plus grande sécuÂrité. Au pasÂsage, nous banÂquons. Il devient difÂfiÂcile de créer des liens vers ces écosysÂtèmes qui se veulent autoÂnomes (comÂment est-ce que je lie depuis mon blog vers la météo affiÂchée dans une appli iPhone ?).
Le pasÂsage au flux. Nous nous retrouÂvons avec des objets mouÂvants, des fichiers ePub par exemple, qui ne sont plus staÂtiques dans le cybersÂpace comme l’étaient les sites. Tout le monde va bienÂtôt comÂprendre leur imporÂtance. Plus besoin de s’embêter avec un serÂveur ou un héberÂgeur pour exisÂter en ligne.
Ces deux tenÂdances s’opposent. La preÂmière veut nous rameÂner avant le Web (miniÂtel, AOL, ComÂpuÂServe…), la seconde après le Web. Je vois mal comÂment il pourÂrait surÂvivre dans ces conditions.
Le retour des appliÂcaÂtions proÂpriéÂtaires, c’est la vicÂtoire des marÂchands. PluÂtôt que de déveÂlopÂper un espace ouvert avec des sites difÂfiÂciles à monÂnayer, on referme les interÂfaces, les assoÂcie à des appaÂreils parÂtiÂcuÂliers. Apple a iniÂtié ce mouÂveÂment rétrograde.
Aucun langage universel
Il ne fauÂdrait touÂteÂfois pas oublier l’enseignement phiÂloÂsoÂphique du vingÂtième siècle. Il n’existe aucun lanÂgage uniÂverÂsel. HTML est insufÂfiÂsant et sera touÂjours insufÂfiÂsant. Il est préÂféÂrable d’entretenir un écosysÂtème divers, ce qui implique des difÂfiÂculÂtés d’interfaçage. Nous devons en pasÂser par là si nous vouÂlons, après une phase appaÂrente de régresÂsion, connaître un nouÂveau boom créaÂtif. L’innovation suit une resÂpiÂraÂtion entre les hipÂpies idéaÂlistes et les marÂchands réactionnaires.
Si la preÂmière tenÂdance est nécesÂsaire, elle ne m’en déplait pas moins, et je préÂfère me consaÂcrer à la seconde, qui pluÂtôt que cenÂtraÂliÂser le Web l’éclate plus que jamais.
Les ePub, et j’espère pour bienÂtôt les ePub sociaux, cirÂcuÂleÂront parÂtout, aussi bien dans les mondes ferÂmés que les mondes ouverts. Ils reprennent tout ce qui faiÂsait le Web : HTML ou pluÂtôt XML, les objets inclus, les scripts… Il ne leur manque que la posÂsiÂbiÂlité de se parÂler entre eux. Leur force, c’est leur liberté plus grande que jamais, leur capaÂcité à être avaÂlés par une mulÂtiÂtude d’applications ouvertes ou non, d’être monÂnayables ou non.
Il nous reste à invenÂter un nouÂveau proÂtoÂcole de comÂmuÂniÂcaÂtion entre ces fichiers libres et riches, sans doute sur une base P2P. Le Web est bien en train de mouÂrir, il resÂtera une immense galeÂrie marÂchande et un point de proÂpulÂsion pour nos conteÂnus qui vivront ensuite libreÂment dans le flux, voire atterÂriÂront dans des applications.
Billet initialement publié sur le blog de Thierry Crouzet
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Crédits Flickr CC toprankonlinemarketing, nicolasnova
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