Presse en ligne : faire payer le contribuable… et les bibliothèques
Les services d'agrégation de la presse en ligne pour les bibliothèques coûtent cher et entravent leur mission de diffusion de l'information libre par des accords d'exclusivité. Le risque est qu'elles deviennent de simples lieux d’accès au web payant.
C’est un truisme de dire que la presse va mal. Matthieu de Vivie (cité par Narvic) a écrit une thèse sur la question du financement de la presse. Il en arrive à la conclusion suivante :
“il ne semble pas aujourd’hui envisageable qu’une diffusion sur internet, à elle seule, soit en mesure de financer la production d’information de grandes rédactions de plusieurs centaines de journalistes, telles que celles du Monde ou du Figaro. Si la version papier de ces médias fait défaut, leur survie apparait bien menacée.”
Et d’évoquer deux pistes, pas très efficaces, pour le secteur :
- La diversification à partir de gros sites (rachat de petits sites par des plus gros comme le figaro.fr)
- Des sites “de niche” à l’audience plus restreinte et aux sources de revenus diversifiées (vente de services, abonnement, publicité, etc.)
Pourtant, il y a une source de financement qui n’est jamais évoquée : cette source, c’est vous et moi c’est le contribuable !
D’abord ce n’est pas nouveau mais ça mérite d’être souligné : tout simplement au moyen des subventions. Vous trouverez sur le site du Ministère de la Culture une synthèse de toutes les aides à la Presse. Je ne développe pas ici, à ce sujet je vous renvoie à l’enquête édifiante menée par Owni.fr :
Durant les huit premières années de son existence, le fonds d’aide à la modernisation de la presse quotidienne et assimilée d’information politique et générale (FDM) a distribué ses substantielles subventions sans qu’une évaluation précise n’ait été mise en place pour contrôler la pertinence et l’efficacité de ces investissements. C’est en substance ce que conclut le Rapport de la commission de contrôle du fonds d’aide à la modernisation de la presse quotidienne. Ce rapport, évaluant 65 des 260 projets financés entre 2004 et 2007, pose en effet de nombreuses questions sur ces subventions, dont nous avons publié le détail le 9 août dernier.
Subventions pas très efficaces quand on voit la santé économique du secteur… Mais la Presse peut aussi compter sur les contribuables via les bibliothèques, qui sont des services publics comme chacun sait. De puissants agrégateurs comme Europresse proposent la presse et ses archives en intégralité, sous forme de base de données accessible aux gens qui s’y déplacent (en général) j’y reviendrai.
Bibliothécaires, vous allez me dire que ça fait longtemps que ça existe ce genre d’offre pour les bibliothèques. Oui, mais le contexte vient de changer radicalement et vous allez voir que l’ensemble n’augure rien de bon pour l’information sur le web…
Tout est parti de l’annonce de Murdoch :
« Qu’il soit possible de faire payer pour des contenus sur Internet est une évidence, vu l’expérience du Wall Street Journal » a indiqué Rupert Murdoch lors de la dernière présentation des résultats trimestriels de son groupe News Corp”
De fait, ce point de vue est désormais une stratégie progressivement appliquée par les quotidiens français. N’avez-vous pas remarqué qu’il est de plus en plus rare de trouver un article gratuit en intégralité sur le site de Libération ?
Lemonde.fr en accès libre c’est fini, comme l’explique cet article de Rue89 daté de mars 2010 :
Le Monde fait un des plus grands paris de son histoire. Le quotidien du soir a annoncé la fin de l’accès gratuit aux articles du journal papier, et une offre payante complexe pour ceux qui voudraient continuer à les lire sur le site du journal et sur iPhone (et demain sur iPad). Un modèle de plus dans l’éventail des offres payantes dans la presse, et aucune certitude sur l’appétit des internautes pour payer… A partir de lundi, et de manière progressive, les articles publiés dans Le Monde ne seront plus disponibles pour les lecteurs gratuits du site LeMonde.fr. A la place, ils auront le flux classique de dépêches, la production de l’équipe du site, mais aussi vingt contenus originaux produits par la rédaction du quotidien pour le Web. La nuance est de taille et sera examinée à la loupe, les articles du quotidien étant malgré tout le principal produit d’appel de la marque Le Monde.
Nous sommes entrés dans une ère où l’accès libre à l’information de la presse d’actualité sera de plus en plus rare. Concrètement ? J’ai longuement évoqué l’Ipad dans mon récent billet. C’est assurément un moyen d’habituer les gens à accéder de manière payante à l’information. Apple a réussit à vendre l’idée aux patrons de presse (ou l’inverse mais bon qui de la poule ou de l’oeuf…) que les gens allaient massivement s’abonner à des applications permettant l’accès à des journaux-pdf. Rien ne dit que cette stratégie va fonctionner, rien ne dit que les gens ne préfèreront pas payer pour des interfaces plutôt que pour de l’information. D’ailleurs, les gens ont-ils jamais payé pour autre chose que pour un support (le papier) et non pas pour l’information elle-même ? Quoi qu’il en soit, pour l’Ipad, il est encore trop tôt pour tirer la moindre conclusion.
Qu’on ne s’y trompe pas, la démarche de la presse pour le grand public sur l’Ipad est le début d’une stratégie plus globale qui entraîne TOUTES les bibliothèques et non plus seulement celles des universités dans une voie financièrement très risquée pour les budgets publics et pour le rôle des bibliothèques !
Europresse, l’accès des bibliothèques à la presse
Cette stratégie, c’est celle de l’enfermement dans des modèles payants qui monétisent ce qui relevait il n’y a pas si longtemps du web en accès libre financé par la publicité. Ce modèle ne fonctionne pas, il est en train de changer et les bibliothèques sont partie prenantes. Autrement dit, il va falloir payer, encore plus qu’avant. Pas convaincu ? Pour mieux comprendre, prenons un exemple bien concret. Europresse vous connaissez ? Surement si vous êtes bibliothécaires, pas forcément. Petit rappel : Europresse est une base de donnée vendue en particulier aux bibliothèques. Elle permet un accès au texte intégral aux contenus de journaux et de magazines francophones. C’est une base assez gigantesque :
Europresse.com pour Bibliothèques est une base de presse qui donne un accès numérique à environ 2 500 sources d’information. Europresse.com est riche de plus de 80 millions d’articles en archives et près de 100 000 nouveaux documents vient enrichir la base quotidiennement. Europresse.com pour Bibliothèques permet d’offrir aux usagers des bibliothèques publiques, universitaires ainsi qu’aux lycées, un accès simple et rapide à la presse française et internationale.
Alors Europresse c’était déjà pas donné et le “Nouveau europresse” sous couvert de changement de modèle de tarification sera encore plus cher, même si des négociations sont en cours avec le consortium Couperin, les bibliothèques essayant tant bien que mal de se regrouper pour peser sur ce marché où elles sont par nature en position de faiblesse.
Des contrats d’exclusivité qui bloquent les bibliothèques
La nouveauté c’est que Le Monde.fr a signé un contrat d’exclusivité avec Europresse. La conséquence est directe et violente : soit vous payez Europresse pour proposer le Monde et ses archives dans votre bibliothèques, soit vous refusez de payer et vous privez vos usagers d’une source incontournable qui n’est plus accessible librement sur internet.
Questions :
- Comment expliquez-vous au collégien du coin qui veut faire un exposé qu’on a pas Le Monde à la bibliothèque parce que c’est trop cher ?
- Comment les bibliothèques vont-elles prendre en charge ces coûts croissants de fourniture d’information ?
- Sur quels autres services va-t-on prendre ces ressources financières ?
Mais plus fort encore : Europresse justifie son changement de modèle par l’augmentation de son offre en nombre de sources agrégées. Désormais, vous en avez pour votre argent chers contribuables avec plus de 3000 sources fiables dont un millier de blogs et des sites web !
Des blogs ? des sites web ? Mais lesquels ? Ben il suffit d’aller voir sur le petit moteur de recherche et de filtrer par langue (français) et par type de source : blogue. On obtient… 7 résultats !
La question n’est pas tant celle du volume, qui va certainement augmenter que celle de la démarche. En réalité la source “libération blogues” recouvre tous les blogs crée sur la plateforme, de même que les blogs du Monde diplomatique. Il s’agit ici de revendre du contenu crée non pas par des journalistes, mais par des blogueurs volontaires qui ont accepté les conditions générales d’utilisation de la plateforme (vous savez ces choses en petits caractères que personne ne lit). Je ne suis pas certain, par exemple qu’Hervé Le Crosnier qui anime un blog sur la plateforme du Monde Diplomatique soit ravi de voir ses articles “revendu” aux bibliothèques sans contrepartie !
Si l’on creuse encore un peu dans les sources, on s’aperçoit qu’il y a aussi une catégorie “twitter”. On n’y trouve non pas une liste de comptes, mais une fiche descriptive relative à twitter :
“Une sélection de tweets en anglais dans les domaines de la culture, de l’économie des finances et de la consommation”. Mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
Dans les sites web on trouve 91 sources en français dont rue89 et Marianne ainsi que tous les blogs de libé… En plus, c’est vous dire si l’offre est ciblée, on a droit à une belle sélection de sites internet d’actualité locale … au Québec !
Europresse joue donc sur deux tableaux : d’un côté des exclusivités incontournables et des sources gratuites “sélectionnées” (et puis sur quels critères ? ah bon c’est pas le bibliothécaire qui sélectionne ? ) qui assurent un volume justifiant des prix élevés ! Il s’agit de revendre aux bibliothèques les contenus payants exclusifs de la presse agrémentés de contenus qui sont librement accessibles sur le web tout ça avec une valeur ajoutée technique à examiner…
Et si demain cette stratégie de la part de la presse s’étendait au web et à d’autres plateformes des infomédiaires comme Wikio ou Paperblog par exemple ? Et si demain les bibliothèques étaient un des rouages essentiels de la stratégie de balkanisation du web à laquelle on assiste ?
Je ne peux ici me retenir de vous proposer, oui vous Bibliothécaires, un rapide rappel historique. Tout ça ne vous rappelle rien ? Si vous êtes abonnés à Electre vous savez que cette entreprise revend elle aussi à prix d’or, une matière première (des informations bibliographiques) faiblement augmentée d’une “valeur ajoutée” (résumés mal foutus, premières de couv’). Matière première obtenue gratuitement après des éditeurs et qui est aussi disponible librement auprès d’autres fournisseurs : la Bibliothèque Nationale de France.
Les conséquences de la stratégie de repli défensif de la presse et plus largement des fournisseurs de contenus me semblent à moyen terme assez catastrophiques pour les bibliothèques :
- Nous sommes en quelque sorte piégés dans nos propres missions par les fournisseurs de contenus qui s’adressent à nous en jouant sur le volume d’information que nous offrons à nos publics et négocient des exclusivité que nous n’avons pas le choix d’accepter sous peine de ne pas remplir nos missions de manière satisfaisante;
- Malgré le formidable travail d’un consortium comme Couperin, nous ne pesons pas lourd face à ce qui est une stratégie de sauvetage de tout un secteur, celui de la presse et des contenus numériques dans un contexte de crise économique;
- Nous sommes embarqués contre nous-mêmes dans une voie inverse à celle du libre accès à l’information et à la circulation de la culture;
- Nous devenons des lieux d’accès à un web payant (payé par le contribuable), au risque de n’avoir à l’avenir que cette seule valeur ajoutée d’autant plus que nous persistons à proposer du contenu payant dans de beaux systèmes informatiques sécurisés et à filtrer l’accès au web gratuit…
Un peu d’optimisme ? Pas aujourd’hui, non.
Article initialement publié sur Bibliosession
Illustration FlickR CC : campra
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