Gladwell, Réseaux sociaux et Slacktivisme
Les réseaux sociaux ne peuvent entrainer un réel engagement social, un activisme IRL. C'est ce que défend Malcolm Galdwell dans les colonnes du New-Yorker. Analyse et petit rappel sur la structure des réseaux sociaux.
Avez-vous lu le dernier papier de Malcolm Gladwell ? Si vous ne l’avez pas fait, c’est un peu comme si vous pensiez que MySpace est à la mode. Vous êtes déjà TRÈS en retard. Comme la plupart des lecteurs n’ont pas nécessairement le temps, ou la motivation de se coller les centaines de lignes de l’article, je vous propose une petite analyse.
Pour Gladwell, l’engagement social, l’activisme sur les médias sociaux est une légende. C’est un truc qui n’existe pas, pour une simple et bonne raison: notre web social est essentiellement composé de connexions dites faibles : des personnes que l’on aurait du mal à considérer comme des amis, des gens éloignés physiquement, et toute personne ne faisant pas réellement partie de nos sphères intimes. Et les connexions dites faibles ont pour particularité d’être d’excellents vecteurs d’information au sein d’un réseau social… mais d’être de bien piètres canaux de changement de comportement. En particulier en ce qui concerne l’activisme.
Je vous vois venir, vous allez me rappeler les élections Iraniennes, l’élection de Barack etc. Désolé, mais non : comparé aux révolutions et aux actions sociales qui ont eu lieu depuis un siècle, les twibbons et autres causes sont de bien piètres arguments d’efficacité.
Gladwell affirme que ces soi-disant révoltes fomentées sur Twitter n’auraient en fait été que des distorsions médiatiques, politiques et technologiques de la réalité vues de l’Occident. En clair, peu d’électeurs iraniens auraient vraiment utilisé le symbole #iranelection dans le pays.
Pour ouvrir son article, Gladwell illustre la façon dont l’engagement, l’activisme et la manière dont ce comportement à forte implication (voir à risque) , fut une idée contagieuse lorsqu’en 1960, 4 étudiants noirs ont déclenché une véritable révolution dans tous le Sud des États-Unis, simplement pour s’être vus refuser un café à cause de leur couleur de peau.
Voici le premier paragraphe du dit papier :
At four-thirty in the afternoon on Monday, February 1, 1960, four college students sat down at the lunch counter at the Woolworth’s in downtown Greensboro, North Carolina. They were freshmen at North Carolina A. & T., a black college a mile or so away.
“I’d like a cup of coffee, please,” one of the four, Ezell Blair, said to the waitress.
“We don’t serve Negroes here,” she replied.
(…)They didn’t move. Around five-thirty, the front doors to the store were locked. The four still didn’t move. Finally, they left by a side door. Outside, a small crowd had gathered, including a photographer from the Greensboro Record. “I’ll be back tomorrow with A. & T. College,” one of the students said.
By next morning, the protest had grown to twenty-seven men and four women, most from the same dormitory as the original four. The men were dressed in suits and ties. The students had brought their schoolwork, and studied as they sat at the counter. (…). By Saturday, the sit-in had reached six hundred. People spilled out onto the street. White teen-agers waved Confederate flags. Someone threw a firecracker. At noon, the A. & T. football team arrived. (…)
By the following Monday, sit-ins had spread to Winston-Salem, twenty-five miles away, and Durham, fifty miles away. (…). By the end of the month, there were sit-ins throughout the South, as far west as Texas. (…) These events in the early sixties became a civil-rights war that engulfed the South for the rest of the decade—and it happened without e-mail, texting, Facebook, or Twitter.
Pour comprendre l’idée fondamentale de Gladwell, sur le fait que les réseaux en ligne ne peuvent pas créer d’activisme, je vous propose de faire un court retour sur les notions de bases des réseaux sociaux, leur structure (très vulgarisé) et sur la façon dont s’y propagent informations et comportements. C’est quand même là que réside toute l’idéation de la pensée de Gladwell.
Structure des réseaux sociaux
Pendant des années la « science des réseaux » a représenté les réseaux sociaux de façon théorique et très structurée : chaque personne d’un réseau était reliée à un même nombre de personnes que son voisin, et ainsi de suite. Il était ainsi possible représenter un voisinage, une organisation ou une institution, d’une manière globale et simple.
Réseau aléatoire
Les réseaux aléatoires suivent le même modèle que les réseaux classiques : chaque point du réseau est relié à un nombre globalement similaire de points que les autres, à la différence que la distance entre chaque point varie grandement. Ce modèle tout aussi théorique permet de conceptualiser le fait que l’information transite de façon plus rapide d’un point géographique à un autre.
Le modèle du « petit monde », introduit par Ducan J. Watts, s’approche déjà plus de la réalité. Un réseau au sein duquel les connexions fortes avec certains points coexistent avec des point plus éloignés. Ainsi, en atteignant un point relié à un autre point éloigné, l’information nouvelle se propage plus rapidement, tout en conservant certaines propriétés des réseaux classiques.
Scale Free (Sans échelle)
Les réseaux sans-échelle pour leur part, sont certainement les plus représentatifs de la vraie vie. Leur particularité est d’être composés de points possédant un nombre bien supérieur de connexions que le reste. Ces personnes sont surnommées des « hubs » et permettent à l’information de non-seulement transiter rapidement lorsqu’il les atteignent, mais également de toucher un plus grand nombre de personnes « simultanément ». Ces hubs sont majoritairement composés de liens faibles. En s’intéressant au Web, à la fin des années 90, les chercheurs Barabási, Albert et Jeong, découvrirent que les nœuds et les liens constituant le réseau des pages Web étaient répartis de façon très peu démocratique, et qu’ils suivaient une loi de distribution où 80% des pages observées obtenaient un nombre de 4 liens entrants ou moins, et que 0,01% des pages obtenaient un nombre de liens entrants supérieur à un millier. En comparaison avec la taille des individus, dont la distribution de la taille suit une loi de Poisson (répartition démocratique), Barabási et ses collègues se seraient retrouvés face à des personnes mesurant plus de cent pieds de haut, d’où appellation « scale-free », sans échelle.
Information et changement de comportement
Plus récemment, un professeur du MIT, Damon Centola, a réussi à prouver que les informations circulaient effectivement plus rapidement au sein des réseaux sans échelle et aléatoires, mais que concernant les comportements, les réseaux composés de liens plus forts étaient bien plus propices à être des vecteurs de changement (il utilise le terme « résidentiel » pour illustrer la proximité des membres du réseau). Par exemple, là où dans la sphère médicale africaine, les organisations internationales sont d’excellentes sources d’information pour la prévention des maladies, les communautés locales étaient bien meilleures quand il s’agissait de faire porter le préservatif à des populations bien souvent inconscientes du risque encouru.
La vidéo suivante présente un résumé de ses recherches, remarquablement vulgarisée.
Quid de l’activisme ? En l’occurrence, il s’agit bel et bien d’un comportement. Et pour confirmer les dires de Centola, Gladwell n’hésite pas à entrer en conflit direct avec un autre gourou, Clay Shirky, à propos du fait qu’à partir d’un certain niveau d’engagement, les réseaux sociaux en ligne restent un moyen peu probable de pression. Shirky illustrait l’activisme via le web, par une histoire rocambolesque, où un trader de Wall Street, ayant perdu son téléphone, avait réussi à faire en sorte via une série de stimulations de son entourage (composé de liens faibles), de faire arrêter la jeune fille l’ayant démuni de son précieux appareil. La riposte est sans appel :
Shirky considers this model of activism an upgrade. But it is simply a form of organizing which favors the weak-tie connections that give us access to information over the strong-tie connections that help us persevere in the face of danger. It shifts our energies from organizations that promote strategic and disciplined activity and toward those which promote resilience and adaptability. It makes it easier for activists to express themselves, and harder for that expression to have any impact. The instruments of social media are well suited to making the existing social order more efficient. They are not a natural enemy of the status quo. If you are of the opinion that all the world needs is a little buffing around the edges, this should not trouble you. But if you think that there are still lunch counters out there that need integrating it ought to give you pause.
Risque, coût et activisme
Pour Gladwell, l’activisme, la défense des idées par l’action a un coût. Un coût en temps, en argent ou en réputation. Et ce coût d’action, très faible en ligne, mène à un impact aussi significativement faible dans la réalité. Il y a peu, Ann-Marie Kerwin de Adage énonçait un principe simple :
Supporting or denouncing a cause is as simple as hitting the « like » button on Facebook or posting a hashtag to Twitter. And that’s often where it ends.
À l’heure actuelle, cette forme d’activisme, tendrement caractérisée de « slacktivism » (activisme mou) par Kerwin est tout simplement sur-exploitée. Pour lutter contre le cancer du sein Telus a offert un dollar pour chaque personne qui changerait sa photo de profil en rose. L’action a connu un rare succès, l’exécution de cette campagne était brillante, et Telus a fait figure de véritable leader dans le monde caritatif en ligne. Bravo à eux, sincèrement.
Mais qu’en est-il du public concerné ? A-t-on rempli notre besace de bonnes-actions, simplement en changeant notre photo de couleur ? Je ne crois pas. Et si, encore pire, en slacktivisant, on oubliait de satisfaire notre conscience sociale avec de vraies actions ? Les 250 000 dollars versés par Telus représenteraient peut-être une perte ailleurs, pour les organismes de charité. (Ce n’est qu’une idée découlant des propos mentionnés ci-dessus, j’admire toujours autant cette campagne).
Un autre cas d’école, est celui très récent du verdict de l’affaire Kerviel. La nouvelle a été retwittée des milliers de fois hier après-midi. Nous sommes nombreux à nous être indignés de la somme colossale dont le trader de la Société Générale devra s’acquitter. Mais pour autant, ces actes de relayer de l’info peuvent-ils réellement être considérés comme une forme efficace d’activisme ? Tout comme les appels au boycott en tous genre sur Facebook, l’impact pour l’entreprise sera négligeable… en tous cas, moins efficace que n’importe quelle manifestation. Et je ne pense sincèrement pas que c’est sur Facebook que la décision d’un boycott de la Société Générale (ou carrément, pour les personnes concernées, un changement de banque) se prendra.
L’activisme en ligne n’est pas mort
La principale conclusion de Gladwell reste que la prise de position pour une cause, est engendrée par une forte structure hiérarchique, une organisation cadrée, et par la présence au sein d’un groupe, de personnes connectées par des liens forts. D’Al Qaeda au Ku Klux Klan, en passant par la mafia, il présente les similitudes des structures accueillant des hommes prêts à mourir pour une cause.
Les réseaux sociaux, médias sociaux ne sont pas l’endroit où ont lieu les réels mouvements de contestation et de lutte (à l’exception peut-être de rares cas, avec très peu d’impact réel, comme Nestlé). En revanche, leur potentiel pour l’organisation, la réunion, le leadership (même virtuel) et pour la cohésion n’est pas à prendre à la légère. La façon dont les messages se transmettent de façon instantanée est un atout stratégique dans les opérations de lutte et de contestation dans le monde réel, que chaque organisme d’action ou de lutte contre certaines organisations devrait prendre en compte (flashmob ?).
Le « call-to action » doit être fort. Parce qu’il ne faut pas le nier : en termes d’activisme, notre génération croit remplir sa part avec un simple clic. Si la conviction n’est pas présente, ce n’est pas Facebook qui la fera réellement naître.
Aux vues de ce qui s’est passé en France durant les dernières semaines, si j’étais membre du gouvernement actuel, je remplirais Facebook de pages du genre « contre la réforme des retraites ». Ça permettrait aux gamins de 15 ans d’assouvir leur besoin d’engagement, et ça leur éviterait de se retrouver au milieu des cohortes syndicalistes… et on serait enfin fixé sur le nombre de « manifestants ».
Crédits photos cc Keiono, Carlos Castillo, acroamatic.
–
Article initialement publié sur Blog de nuit.
Laisser un commentaire