Patti Smith, passeuse de mémoire rock’n roll et analogique
Patti Smith publie son autobiographie "Just Kids", véritable objet littéraire, poétique et artistique. La poétesse punk ne nous dit pas : "c'était mieux avant, de mon temps". Elle fait juste œuvre de transmission.
Elle nous parle d’un temps où la littérature et la musique, l’art et la culture n’étaient pas encore des produits dématérialisés vendus sur Amazon et l’iTunes store par des “industriels du contenu”. Une époque analogique où un livre, un disque, un tableau ne se consommaient pas en deux clics et pouvaient changer radicalement votre vie, faire de vous un auteur, un artiste, sans passer par la case “Star Academy”.
Pour Patti Smith ce fut la rencontre, à 16 ans, d’Arthur Rimbaud : “Son regard hautain sur la couverture des ‘Illuminations’ accrocha le mien. Il était doté d’une intelligence irrévérencieuse qui m’enflamma, et je l’adoptai comme mon compatriote, mon frère et même mon amant secret. Comme je n’avais même pas 99 cents pour acheter le livre, je l’ai fauché”, raconte-t-elle dans “Just Kids”, sa très belle autobiographie qui vient de sortir en français chez Denoël (voir la critique des “Inrocks” et celle de “Télérama”). S’en allant les poings dans les poches crevées de son paletot, le jeune poète aurait sans doute adoré l’idée d’être volé par une sÅ“ur de bohème à un siècle de distance.
Pour moi – qui ne suis pas devenu une rock star – ce fut la révolution punk et sa première icône d’alors: Patti Smith précisément. Je n’avais pas quatorze ans quand une amie m’a offert “Horses”. “Jesus died for somebody’s sin but not mine” (“Jésus est mort pour les pêchés de quelqu’un mais pas les miens”): ce manifeste scandé dans le micro, la marche lente du piano, la montée de la voix pleine de tension, avant l’explosion libératrice d’un riff de guitare rageur…sa formidable reprise du “Gloria” de Van Morrison me cueillit comme un uppercut. Et tout ce qui devait forger mes goûts musicaux en découla. Un premier voyage scolaire à Londres et la furia punk des Clash et des Sex Pistols reçue comme un électrochoc. Le New-York bohème et branché du CBGB’s fantasmé en écoutant le rock binaire des Ramones et celui si sophistiqué des Talking Heads…
Pour comprendre la claque que ceux de ma génération ont reçu, le plus simple est encore d’écouter Patti déclamer “Gloria” devant un public pris aux tripes, estomaqué. Ici en 1979 :
Un témoignage authentique et passionné
Si je vous parle aujourd’hui de Patti nous parlant de Rimbaud, c’est que “Just Kids” n’est pas une autobiographie rock de plus. C’est un véritable objet littéraire, poétique et artistique qui ne doit rien à un quelconque nègre. Et un témoignage bien plus authentique, passionné et nerveux que celui du vieux Stone buriné Keith Richards, qui vient lui aussi de sortir ses mémoires – “Life”, en français chez Robert Laffont – en s’étalant sur plus de 600 pages pour jouer de sa légende “Sex and drugs and rock’n roll”… Mais “Just Kids” est surtout une pierre de touche, un passage de témoin entre deux générations, celle du vinyle et celle de la musique numérisée. La poétesse punk ne nous dit pas : “c’était mieux avant, de mon temps”. Elle fait juste Å“uvre de transmission en plongeant en elle-même, dans le disque dur de sa mémoire. “Je peux encore me connecter à la personne que j’étais à tous les âges de ma vie, depuis l’enfance jusqu’à aujourd’hui”…
Patti Smith a d’abord écrit ce livre pour entretenir la mémoire crucifiée du photographe Robert Mapplethorpe, le grand amour de sa vie, disparu en 1989, à 42 ans, des suites du Sida. “Le jour précédent la mort de Robert, je lui avais promis d’écrire un livre sur l’amitié, l’amour que nous nous portions (…). Je voulais aussi écrire un livre sur la loyauté, la découverte de soi à travers la poésie, le rock ou la photographie. Et que cela inspire d’autres générations”.
À l’usage des générations orphelines d’utopie, si raisonnables et résignées qui ont suivi la sienne, elle raconte une vie chaotique de rock star underground, entièrement dédiée à l’Art. Un parcours initiatique vers l’esquisse d’une Vérité personnelle, commencé fille-mère à 17 ans, dans l’errance bohème et misérable d’une fuite à New-York où elle dormit dans la rue et connut la faim avant LA rencontre avec un Robert Mapplethorpe sous acide. Sous sa plume baudelairienne, la description du trip donne ceci : “Il remarqua le sang qui parcourait les veines à l’intérieur de son poignet et l’éclat du rebord de sa chemise. Il se mit à voir la chambre en plans séparés, des sirènes et des chiens, le pouls battant les murs (…). Il remarqua sa propre respiration qui ressemblait à celle d’un dieu qui s’écroule (…). Un fil de souvenirs, qui saignaient avec sa propre solitude l’apocalypse de son monde, s’étira devant lui comme un caramel mou”.
Le fil des souvenirs de Patti passe de l’Eté de l’amour à l’assassinat de Martin Luther King et Bob Kennedy pour poser son sac de marin au Chelsea Hotel en compagnie de Robert en pleine révélation homosexuelle… Epicentre de la Bohème new-yorkaise en cette année 1969, “Le Chelsea était comme une maison de poupées dans les limbes”, on y croisait les fantômes présents et passés d’Oscar Wilde, de Dylan Thomas, Tom Wolfe, Bob Dylan et de l’égérie défoncée Edgie Sedgwik. Nul culte de la célébrité, “William Burroughs était mon ami, Allen Ginsberg m’a beaucoup appris”, raconte-t-elle. Un passage à la fameuse Factory d’Andy Warhol fait le reste. Mais c’est un inconnu qui lui révélera son destin en lui faisant écouter la chanson des Byrds : “So you want to be a rock’n roll star”. Robert dérive en se prostituant dans le Lower East Side mais encourage Patti : “Je veux être poète pas chanteuse”, dit-elle. “L’un n’empêche pas l’autre”, lui rétorque-t-il.
Le jour de l’anniversaire de la mort de Rimbaud en 1973, Patti Smith donne son premier concert “Rock and Rimbaud” avec le guitariste Lenny Kaye dans une arrière cour près de Times Square. Tout s’enchaîne: en 1975, sort son premier album “Horses”, où elle réinterprète donc “Gloria”, le classique de Van Morrison, de manière magistrale en entremêlant la chanson avec l’un de ses poèmes. La critique est subjuguée : “Par l’abondance de ses promesses, comme par les envols et les silences les plus incandescents de Horses, la musique de Patti Smith se raccorde sur de profondes sources d’émotions que très peu d’artistes , de rock ou d’ailleurs sont capables d’atteindre“, écrit Lester Bangs dans le magazine “Creem”. “Horses” est un carton immédiat…et un tournant dans l’histoire du rock. Avec les Ramones et d’autres comme groupes comme Television, Patti Smith devient la figure de proue du Punk qui sera au star système boursouflé des 70’s une véritable révolution des sans grades (le mot signifie en anglais “vaurien”, c’est à dire “sans valeur” dans tous les sens du terme). Initié dès 1969 à Detroit par Iggy et ses Stooges, le mouvement éclot dans le fameux club new-yorkais CBGB pour exploser quelques mois plus tard à Londres avec les Pistols et bien d’autres.
Le reste de la carrière de Patti Smith appartient à l’histoire du rock. Et celle qui hante encore la scène de sa longue silhouette noire de grande prêtresse chamanique ne s’y étend pas. Elle préfére dédier les dernières pages de “Just Kids” au souvenir de Robert mourant qui efface presque celui de l’autre homme de sa vie, le guitariste Fred Sonic Smith épousé en 1979, disparu en 1994. “Ma dernière image de lui fut semblable à la première. Un jeune homme endormi, baigné de lumière, qui ouvrait les yeux avec un sourire de reconnaissance pour celle qui n’avait jamais été une inconnue”.
Rimbaud, Andy Warhol, Janis Joplin, Jimmy Hendrix, Robert Mapplethorpe et bien d’autres…“Les héros de Patti ont peut-être disparu, mais elle, elle est encore avec nous et pour nous, si fortement que sa musique devient, finalement, quelque chose (…)”, a résumé un jour le gonzo-critique Lester Bangs. Tout est dit. De la génération vinyle à celle de la musique dématérialisée, Patti Smith s’est faite passeuse de mémoire de son panthéon rock’n roll et poétique personnel devenu aujourd’hui universel…Il faut espérer que “Just Kids” sera lu par les Kids d’aujourd’hui qui y trouveront les ressorts d’une jeunesse éternelle et rebelle: art et rock’n roll, force et utopie.
>> Article initialement publié sur Sur mon écran Radar
>> Illustrations FlickR CC : freyjo7, redbanshee
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