Crise financière et petit matin blême au Bar des Amis
Une crise mondiale, des millions qui circulent, des États en faillite et une banque centrale qui tente de sauver la mise tant bien que mal: comment en sommes nous arrivés là ?
Petit matin difficile au Bar des Amis. Café tiède, croissant mou. Il manque 20 centimes pour payer… Et Gérard qui me tient la jambe à propos de la crise financière mondiale : « faut que l’argent circule, ben ouais, faut que l’argent circule, hein ? Pas vrai ? Toi qu’a fait de l’éco, j’ai pas raison, hein ? ». Il tourne en boucle.
Regard vers son demi (le troisième), regard vers l’horloge. Je me lance. Je vais expliquer à Gérard pourquoi on en est là et où l’on va. Pari risqué mais pas inutile. Méfiance. Gérard n’a jamais fait d’économie, mais il a pour lui le « bon sens près de chez vous » qui fait tant défaut à ceux qui le gouvernent et qui l’emmènent vers de gros soucis.
Mon vieux Gérard, l’argent, il a cessé de circuler. C’est un peu pourquoi on en est là . Mais je te rassure, avant ça, il circulait très bien. Trop bien même. Et maintenant, il coule à flots. Et ces flots, ils risquent bien de t’emporter. Je t’explique.
- Ben ouais mais quand même, les chinois, ils bossent plus pour moins cher, du coup…
Du coup rien. Je te résume le processus.
Tout a commencé il y a quelques années. Les ménages se sont lourdement endettés. Surtout les Américains. Et comme les banquiers débordent d’imagination, surtout quand il s’agit de créer une bulle spéculative, c’est à dire, s’en mettre plein les fouilles très vite, ils ont inventé des produits financiers improbables.
Par ailleurs, les banques centrales baissent les taux.
Du coup, comme les banquiers ont beaucoup prêté, que les taux baissent, que leurs produits financiers ne valent rien tellement ils sont improbables, ils commencent à prendre peur. En regardant leurs bilans, les banques se disent que leurs collègues doivent être dans la même situation et décident de ne plus se prêter entre elles. Tu ne prêterais pas 1000 euros à Paulo qui n’a jamais un sou en poche. Et bien, pareil. L’argent ne circule plus. Et ça, c’est emmerdant. Tu as raison sur ce point.
- Qu’est-ce que je disais…
Attends. Comme elles paniquent et que l’argent ne circule plus, les gouvernements commencent à s’inquiéter. Le spectre du ralentissement de l’économie et de la récession pointe le bout de son nez. Pas fous, les banquiers en profitent. Figure-toi qu’ils ont une incantation magique pour les moments difficiles.
Une incantation qui leur permet de gagner, même quand ils perdent. Ils s’invitent dans les bureaux des politiques et ils lancent : « risque systémique » . Ca, tu vois, ça fait plus peur à un homme politique qu’un sort vaudou. Du coup, les Etats ont renfloué les banques. Mais comme la récession était déjà là , ils ont dû s’endetter. Beaucoup.
« Les marchés », ça n’existe pas
- C’est quoi cette histoire de risque systémique ?
Un truc assez marrant et simple à comprendre. Les banques se prêtent entre elles. Si une grosse banque devait faire faillite, les petites à qui elle doit de l’argent risqueraient de faire faillite par un effet domino. Les politiques ont très peur de ce concept. Pourtant, tu notes qu’il arrive que de très grosses banques disparaissent. L’effet domino ne s’est jamais produit. Cela s’explique en partie par les fonds massivement injectés par les Etats pour l’éviter. Mais pas seulement.
- OK
Ensuite, les marchés entrent en scène.
- C’est qui ça « Les marchés » ? C’est flou ça, on sait même pas qui est derrière.
Attends Gérard, pas tout en même temps. J’y reviendrai. Bref, les marchés s’inquiètent à leur tour. Les États sont tellement endettés et la récession si bien installée qu’ils se disent, à juste titre, qu’un défaut est possible. C’est à dire que les États pourraient arrêter de rembourser leur dette. Celle que l’on appelle la dette « souveraine ». Il faut dire que les agences de notation, qui font des « calculs savants » pour déterminer si les États sont solides ou pas, ne sont pas très confiantes non plus. Il leur arrive de dire des bêtises, mais sur ce coup-là , elles ont raison.
Comme les marchés ont peur, ils ne sont plus très chauds pour acheter les titres lors des nouvelles émissions de dette. Ou alors, si on leur sert un taux d’intérêt très élevé. Et encore. Du coup les pays qui ont l’économie la plus bancale se trouvent dans une situation désespérée. Car si tes perspectives de croissance sont mauvaises, cela veut dire moins de rentrées fiscales (les impôts) et du coup, moins d’argent pour rembourser ta dette. C’est le cas de la Grèce puis de l’Irlande.
- Et les prochains, c’est qui ?
Dans un ordre indifférent, on peut citer sans risque de trop se tromper le Portugal, très bientôt, l’Espagne, la Belgique, l’Italie, la France, la Grande-Bretagne, etc. Face à cette situation inédite qui risque d’entraîner l’euro vers sa perte, l’Europe décide de mettre en place un fonds de soutien, le FESF. De l’argent pour les pays en faillite. Ils ne le disent pas comme ça, mais c’est bien de cela qu’il s’agit.
Manque de chance, ce n’est pas suffisant. Les investisseurs ont toujours autant la trouille. Je vais te le démontrer après. En outre, lorsque le Fonds de soutien emprunte pour sauver les pays en faillite, c’est de la dette qui s’ajoute à la dette. Si j’en crois un économiste renommé, la participation de la France représente déjà (avant augmentation des plafonds de ce fonds) quelque 5% du PIB. C’est dire…
Rassurer les marchés : mission impossible
Pour améliorer leur image, les pays européens se lancent de concert dans une surenchère d’annonce de plans d’austérité. On a plus d’argent ? On arrête d’en dépenser. Mais il faut plus que cela. Et là , illumination divine, sur le modèle américain (la Fed fait ça depuis un moment avec la dette américaine) il est décidé que la banque centrale européenne va racheter de la dette des pays en difficulté. Un bon moyen pour « rassurer les marchés », se disent les politiques. Ce qui est une idiotie.
- Ah ?
Gérard… Réfléchis. S’il n’y a pas de risque, il n’y a pas de bénéfices en perspective. Au fond, quand tu mets 100 euros sur la table au Casino…
- J’ai pas assez de ronds pour aller au Casino
Bon, alors quand tu paries avec Robert, c’est parce qu’il y a la possibilité d’un bénéfice. Mais il y a aussi un risque. Retourne le truc : si Robert est sûr de perdre et toi sûr de gagner, Robert ne va pas parier. Les marchés, c’est un peu pareil. Ils carburent au risque, au doute, à l’incertitude. Lorsque qu’on ne l’annonce pas, les marchés réclament de la rigueur. Lorsqu’elle est annoncée, les marchés craignent une récession. Jamais contents.
Pour répondre à ta question de tout à l’heure, « c’est quoi les marchés », je te dirai que les marchés c’est personne et tout le monde. Ça n’existe pas. Pour commencer il y a autant de types de marchés que de bulles dans la bouteille de champagne du trader fêtant son bonus. Des marchés d’actions, des marchés d’obligations, de matières premières, de taux, de futures, de CDS, des marchés ouverts, des marchés fermés, des marchés gris, des marchés opaques.
Quand les journalistes ou les politiques disent « les marchés », ils englobent allègrement, les places financières (les bourses,) les institutions financières, les traders, les algorithmes informatiques qui les remplacent, les analystes financiers, les agences de notation… Toutes sortes de choses bien différentes.
Actuellement, les politiques tentent de « rassurer les marchés » en annonçant plus de libéralisme, plus de dérégulation, plus d’austérité, plus de privatisations. Un vrai bonheur. On vend les bijoux de famille. Sans pour autant avoir plus de recettes, puisque la récession est là . Bilan, dans peu de temps, il n’y aura plus rien à vendre et toujours autant besoin d’argent.
Et puis Gérard, tu sais comment ça finit ces trucs–là . Les Américains qui ont une retraite par capitalisation les ont vu fondre avec la crise, les trains privatisés en Grande Bretagne ont de gros soucis. La SNCF qui est dans un processus de sous-traitance maximum est sur une pente savonneuse. Quand tu as un souci avec ton téléphone, l’opérateur national et les fournisseurs d’accès se renvoient la balle en boucle infinie, la dérégulation du secteur du gaz et de l’électricité est une pure réussite, les clients de Poweo en savent quelque chose…
Sauvetage de la Grèce et de l’Irlande : FAIL…
- tu vois tout en noir toi, c’est dingue ça…
Du tout. Je constate des faits. Je peux par exemple te démontrer que le plan de soutien à la Grèce a été un coup d’épée dans l’eau…
- Patron, un autre demi ! Ah ouais ? Pourtant, ils avaient dit que ça permettrait de sauver l’euro…
Pour t’expliquer que ça n’a servi à rien, il faut que je te parle des CDS. C’est un instrument financier qui permet aux investisseurs de se couvrir. Exemple, j’achète de la dette grecque. J’ai peur que ce pays ne puisse plus rembourser, qu’il fasse défaut. J’achète alors des CDS, une sorte d’assurance contre ce risque. Ça marche pour les entreprises ou les Etats.
Bien sûr, c’est un marché très spéculatif. Mais c’est un bon indicateur du niveau de confiance des investisseurs. Des « marchés », comme disent les journalistes et les politiques. A l’inverse, se réjouir de la hausse d’un marché action, c’est idiot. Cela ne reflète pas une sortie de crise. Mais c’est une autre histoire. Bref. Les CDS…
- Ca vient ce demi ?
Avant l’annonce du plan de soutien à la Grèce les CDS de ce pays étaient à 954 points de base. Ils tournent aujourd’hui autour de 1000 points de base. Et ce, en dépit des milliards largués par l’Europe et le FMI pour « redonner confiance aux marchés ». En dépit également des multiples déclarations des politiques sur la solidarité européenne sans failles. Même principe pour l’Irlande. Regarde ce graphique montrant l’évolution des CDS de la dette irlandaise. L’annonce du recours au fonds européens de la part de l’Irlande date du 22 novembre.
Soyons fous, entrons dans les détails. Au dernier trimestre 2010, les CDS de la Grèce ont progressé de 32% selon CMA, la dette du pays devenant dans le même temps la plus « risquée » du monde, devant le Venezuela. Les CDS de l’Irlande ont pris 35%. Un vrai succès ce plan de soutien. Tu mesures la confiance des « marchés » ? Le prochain sur la liste, le Portugal a vu ces CDS progresser de 22%. Pendant ce trimestre, la dette de l’Espagne était la septième la plus risquée. Celle de la Hongrie, la neuvième.
La France en difficulté
Pour te rassurer un peu plus, mon bon Gérard, il faut que je te dise que l’évolution de la dette Française sur le marché des CDS est l’une des pires au dernier trimestre 2010. Plus 32,5%. On atteint un record dont aucun politique ne se vante. 107 points de base contre 79 au début du trimestre. Consolons-nous l’Allemagne fait pire (+51,7%).
Les politiques commencent par le déni : tout va bien, on n’a pas besoin d’aide puis une fois que l’aide est apportée, ils poursuivent dans le déni de réalité en répétant « maintenant, tout va bien ». Malheureusement, ce n’est pas l’avis des marchés, comme tu viens de le constater.
Du coup, puisque personne ne veut accepter la réalité et arrêter les frais avant qu’il ne soit trop tard, il va falloir faire plus.
- T’es anti-européen toi, tu veux sortir de l’euro ?
Pas le moins du monde mon Gérard. Je n’ai pas d’avis là dessus. Ce que je veux te dire c’est qu’il est peut être temps de faire plus d’Europe, différemment.
Ne te leurres pas Gérard, in fine, c’est toi qui va devoir faire plus. J’espère pour toi que tu as les poches profondes et le portefeuille bien garni.
- Mais heu, attends, un état, ça ne fait pas faillite !
En effet. Je ne connais pas d’exemple d’Etat qui ait disparu de la carte parce que ses caisses étaient vides. Les caisses ne sont jamais vides. Tiens, par exemple, Nicolas Sakozy disait à ce propos :
Alors s’agissant d’ailleurs du pouvoir d’achat, qu’est-ce que vous attendez de moi ? Que j’vide des caisses qui sont déjà  vides ? Ou que j’donne des ordre à des entreprises à qui j’ai pas à donner d’ordres ? Si c’est ça votre conception de la politique, ben on s’trompe. On parle pas d’la même chose. Réduire le débat politique français à la seule question du pouvoir d’achat, c’est absurde.
Mais quand la Grèce a eu besoin d’aide, la France a trouvé 16,8 milliards d’euros de prêts sur trois ans. Miracle. La solution la plus évidente pour un Etat en grave difficulté est de faire tourner la planche à billet. Créer de la monnaie.
Quand on parle d’économie pour un pays, on dit qu’il s’agit de macro-économie, par opposition à la micro-économie qui concerne les entreprises. La macro-économie, c’est un peu comme une balance à multiples plateaux que l’on ne pourrait jamais équilibrer. Lorsque tu ajoutes un poids sur un plateau et que tu as l’impression d’équilibrer deux plateaux, tu en as un troisième qui bouge. Avec la planche à billets, tu vas améliorer tes problèmes de trésorerie, mais tu vas aussi relancer l’inflation. Ce qui est un problème pour ta croissance, le pouvoir d’achat, etc. Au bout du compte, tu peux même aboutir à des manifestations et pourquoi pas à des révolutions. Regarde ce qui se passe actuellement en Algérie.
En Europe, il y a un petit problème. Les Etats, en entrant dans l’euro, ont perdu cette prérogative. Ils ne peuvent plus faire tourner la planche à billet.
- Et la Banque centrale européenne, elle pourrait le faire, non ?
Et bien non. Je te cite le traité de Lisbonne :
Il est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres, ci-après dénommées « banques centrales nationales », d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des États membres ; l’acquisition directe, auprès d’eux, par la Banque centrale européenne ou les banques centrales nationales des instruments de leur dette est également interdite
Les banques centrales détestent faire tourner la planche à billet. Leur rôle est justement de lutter contre l’inflation. Je t’avoue que lorsque la situation devient trop tendue, c’est un crédo qui passe vite à la trappe.
Pour contourner cette situation complexe, la Banque centrale européenne a décidé de racheter de la dette des pays en difficulté. Problème, lorsqu’elle fait cela, elle inscrit à son « actif », dans son bilan, les montants ainsi récoltés. Le mot est trompeur. Elle possède ces titres qui représentent une dette des pays en question. Normal donc que ça vienne dans les actifs.
Mais réfléchissons ensemble. Si ces pays n’arrivent plus à placer leur dette sur les marchés à un taux raisonnable, c’est que personne n’en veut. Donc, lorsque la BCE gonfle ses actifs, c’est avec des titres « pourris ». C’est une expression. Ce que je veux te dire, Gérard, c’est qu’elle va inscrire 100 à son actif, mais que si elle voulait vendre ces titres, elle ne pourrait les placer, par exemple, qu’à 65. L’effet visé est de « rassurer les marchés ». Le message, c’est : « ayez confiance, nous on l’aime bien cette dette, on a pas peur, on en achète ». Sauf que « les marchés » ne sont pas idiots. Ils voient que les « fondamentaux » macro-économiques ne sont pas bons et ils continuent de flipper. La preuve par les CDS.
Après la crise financière, la crise économique…
- Et la BCE, elle peut continuer comme ça longtemps, à racheter de la dette ?
C’est un peu la question centrale. Jean-Claude Trichet, le patron de la BCE n’est pas très content du rôle que les politiques l’obligent à jouer et il le leur fait savoir. D’abord en annonçant une bonne grosse augmentation de capital qui devra être souscrite par les Etats membres. Ensuite en multipliant les appels à plus d’austérité budgétaire et à une politique « européenne » en ce domaine. :
Les gouvernements doivent appliquer rigoureusement leurs programmes nationaux d’assainissement budgétaire et déployer des efforts considérables pour renforcer leur gouvernance collective.
- On va encore morfler…
C’est justement ce que je te disais quand je te demandais si tu avais un portefeuille bien garni… Au bout d’un moment, tout le monde va s’énerver, et ça, c’est mauvais pour le business des politiques.
Contrairement à ce que te disent les politiques, la crise de la dette souveraine n’en est qu’à ses débuts. On commence à parler de modifier le traité de Lisbonne, pour faire tourner la planche à billets, on pérennise un fonds de soutien (et l’on envisage de double son montant) alors que le premier, dont on nous disait qu’il était amplement suffisant ne devait durer que jusqu’en 2013, etc.
Il n’y a pas de quoi se réjouir de cette crise européenne. Les anti-euro feraient bien de réfléchir un peu avant de crier victoire.
C’est une crise économique massive qui devrait s’installer dans le sillage de la crise de la dette souveraine. A coup de plans d’austérité, de solutions ultra libérales dont on connait déjà les effets (elles ont déjà été appliquées ailleurs), les citoyens européens vont avoir des années très, très difficiles.
Les récentes sorties de ténors de l’UMP sur la fin nécessaire des 35 heures, la restriction des allocations chômage, la révision du concept d’emploi à vie dans le secteur public ne sont que la pointe de l’iceberg qui se profile à l’horizon.
Et bonne journée Gérard…
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Illustration Flickr CC Robwallace, Catherine isdøe, Ceoln
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