La mort vous web si bien
Silicon Maniacs a rencontré Antonio Casilli, sociologue et auteur de « Les liaisons numériques » pour retracer le parcours historique du mouvement transhumaniste porté par des penseurs et rêveurs de l’homme du futur.
Cet article a été publié initialement sur Silicon Maniacs.
Owni.fr, l’Atelier des médias et Silicon Maniacs organisent une soirée ludique #jesuismort avec débats, réflexions et expériences autour de l’immortalité à l’ère numérique le 9 février 2011 à La Cantine (Paris).
#jesuismort est un événement multicanal et exploratoire de nouvelles formes médiatiques mêlant web, radio, vidéo, flux, automations, applications webs et réseaux sociaux. Il est organisé dans le cadre de la Social Media Week.
Le rendez-vous est donné dans le quartier latin. Nous sommes à deux pas de la statue de Dante Alighieri, le premier à utiliser le terme de transhumanisme, pour décrire le dépassement de la condition humaine dans » la Divine Comédie”. Un transhumain serait un homme plus, un homme qui, fort de ses capacités augmentées par les évolutions techniques et scientifiques brave les contraintes naturelles, allant jusqu’à braver la mort. Mais définir le transhumanisme aujourd’hui c’est aussi démêler la maille interconnectée qui l’unit à la culture numérique.
Notre rapport à la mort a t il changé au spectre du transhumanisme, du mythe du double numérique et de la cryogénisation ?
Avec Antonio Casilli, sociologue et auteur de « Les liaisons numériques » nous retracerons le parcours historique de ce mouvement porté par des penseurs et rêveurs de l’homme du futur.
Ce terme a fait surface de façon ponctuelle sans qu’il soit possible de reconstruire une ligne cohérente. Il y a toutefois des évocations du même concept de dépassement de la condition humaine. En 1950, le poète Thomas Stearns Eliot, emprunte le verbe « transhumaniser » dans son drame The Cocktail Party.
Oui, c’est Julian Huxley, le frère de Aldous, qui publie dans les années 1950 un essai, “Transhumanism” dans lequel il commence à évoquer la possibilité d’atteindre une nouvelle phase de la condition humaine grâce aux avancés des techniques et des sciences. On dépasserait, alors, toutes les contraintes d’ordre organique.
Dans les années 1960, 1970, le concept sera récupéré par des penseurs visionnaires, tel Fereidoun M. Esfandiary. C’était un personnage haut en couleur, issu d’une famille de diplomates iraniens. Il avait décidé de changer son nom et se faisait appeler FM2030. Il avait une telle confiance dans ses propres théories, qu’il pensait qu’en 2030 on arriverait à la singuralité, c’est-à-dire au moment où on ne pourrait plus faire la différence entre l’homme et la machine. Etant mort 30 ans trop tôt, il s’est fait cryogéniser. Lorsqu’il utilise le terme « transhuman » dans un article publié en 1974, il s’impose comme une sorte de gourou. Ensuite, il a été proche d’un groupe de transhumanistes californiens, les extropiens. Ces derniers avaient développés une théorie selon laquelle, le monde et l’univers étant dominés par une lois d’entropie, de désordre, les être humains avaient pour responsabilité de développer l’extropie. De rétablir un ordre rationnel capable de faire avancer l’humanité et donc de la faire transhumaniser et posthumaniser. C’est pourquoi ils ont tout de suite trouvé des points communs avec le programme de FM2030.
« Puisque les nouvelles technologies étaient en train de se généraliser, le transhumanisme devenait peut être à la portée de tout le monde. »
Les années 1990, c’est aussi le moment de l’essor du Web, et c’est à ce moment que l’histoire du transhumanisme se lie de manière inextricable avec celle du numérique. La revue Extropy commence à publier des articles présentant la possibilité de devenir transhumain grace aux technologies du virtuel de l’époque. En 1992, ils publient un article devenu une référence : « Persons, Programs, and Uploading Consciousness » de David Ross. C’était un article de fiction dans lequel un héros extropien, nommé Jason Macklin, décide de se faire télécharger dans le cyberespace pour rejoindre tout son entourage qui est déjà passé de l’autre coté. Il se fait scannériser et remodéliser dans le numérique. Il y a un description très précise de cette scène forte, où il se réveille transformé en avatar , et il regarde son corps mort. Aidé d’un chirurgien, il débranche alors les câbles qui tiennent en vie son corps organique. Il ne ressent presque rien en voyant les derniers soubresauts de son cadavre. C’est un moment fort de la cyberculture. Ces auteurs sont en train de mettre sur le même plan théorique le transhumanisme, l’avatarisation en 3D du corps et l’usage du web. C’est un peu la naissance de cette équation selon laquelle tout usager d’une technologie de l’information et de la communication qui s’appuie sur des représentations du corps en ligne serait en train de se transhumaniser. L’imaginaire technologique convoqué par FM2030 était peuplé de super-calculateurs et de laboratoires de biologie moléculaire. Par comparaison, Jason Macklin a besoin d’une technologie beaucoup plus simple. Puisque les nouvelles technologies étaient en train de se généraliser, le transhumanisme devenait peut être à la portée de tout le monde.
« Aidé d’un chirurgien, il débranche alors les câbles qui tiennent en vie son corps organique. Il ne ressent presque rien en voyant les derniers soubresauts de son cadavre. C’est un moment fort de la cyberculture. »
Cette fiction a une portée scientifique car elle s’appuie sur les écrits de Hans Moravec, qui publia en 1988, « Une Vie Après la Vie » (« Mind Children: The Future of Robot and Human Intelligence », Cambridge MA: Harvard University Press), dans lequel il décrit une expérience de pensée similaire à cette scéne. C’est plus ou moins à la même période, en 1994, qu’est mis en ligne le premier avatar médical, développé dans le cadre du Visible Human Project. Il y a donc toute une communauté de gens qui travaillent sur ces thématiques, avec des chercheurs qui donnent une caution scientifique à ce mythe du corps en ligne.
Justement là, il y avait une ambiguïté de fond… Pour qu’un être humain soit reconnaissable en tant qu’individu, suffit-il de stocker ses pensées ? Ou alors faut-il aussi stocker, en le modélisant sous forme d’avatar 3D, son corps ? On est face à un souci presque superstitieux de garder une apparence de corps. L’anthropomorphisme représente une polarité importante dans la culture des technologies de l’information et des communications. Car c’est rassurant pour l’usager. Ceci expliquerait, encore aujourd’hui, l’importance des smiley. Ou alors le recours à de nombreuses métaphores, notamment celle de l’inter-face, le fait d’être face à face, une rencontre entre deux visages. Cela rappelle Levinas et l’importance du visage pour faire l’expérience de l’Autre et ainsi, par l’altérité, définir sa propre humanité.
« Il ne faut pas faire d’amalgame entre le désir de perfectibilité du corps repandu chez les transhumanistes et l’eugénisme. »
Max More, le chef de file des transhumanistes d’obédience extropienne, insiste sur le fait que le transhumanisme n’est pas une transposition de la version nazie du sur-homme de Nietzsche. Ce n’est pas la bête aryenne, le conquérant, le pillard. Selon ses dires, la santé, la confiance en soi des trans-hommes de demain, ira de pair avec leur qualités morales : la bienveillance, l’optimisme, la tolérance.
Il ne faut pas faire d’amalgame entre le désir de perfectibilité du corps repandu chez les transhumanistes et l’eugénisme. Natasha Vita More, avait créé en 2001 une installation web, Primo 3M+ – future physique. Un faux prototype du « corps du troisième millénaire », avec des superpouvoirs grotesques… flexibilité, endurance, performance et même une « communication vertébrale nano-assemblée ».
C’était un clin d’œil évident aux fantasmes hédonistes d’un corps beau et compétitif. Ces super propriétés sont associées à la performance sportive. A ce propos, les recherche de la philosophe, Isabelle Queval montrent, au travers d’ouvrages comme ”S’accomplir ou se dépasser” (Gallimard) que nous sommes tous poussé à dépasser nos propres limites. C’est notre transhumanisme quotidien.
Oui l’enjeux de l’immortalité est central. Là on s’éloigne des extropiens, et on peut parler de tous le mouvement transhumaniste. C’est un mouvement vaste, transnational. Surtout il présente un éventail de positions politiques, d’idéologies très disparates. Parmi eux il y a pas mal de personnes qui sont passionnées par la life extension, ce domaine de la recherche biomédicale qui vise à retarder le vieillissement et la mort. Il ne s’agit pas seulement d’améliorer les conditions de vie, pour améliorer l’espérance de vie, mais de garantir à tout un chacun de vivre plus longtemps, jusqu’à 120, 150 ans et pourquoi pas d’éradiquer la mort tout court. Pas mal de transhumanistes sont aussi passionés de cryogénie, parfois ils sont des investissuers ou des clients d’Alcor, la multinationale spécialisée en cryopréservation des corps humains. Mais c’est encore très cher, donc même ceux qui peuvent se le permettre, ne cryogénisent que leur tête. Là on se retrouve face à la superstition ancienne : quel traitement réserver au cadavre ? Dans les sociétés occidentales, l’intégrité du cadavre est une composante importante des pratiques mortuaires et des croyances qui y sont associées. Contrairement à d’autres traditions, comme pour l’hindouisme, il n’y a pas de rituel funéraire de morcellement du corps.
« Il y a une relation de correspondance très forte dans la tradition transhumaniste entre l’idée de vivre éternellement et l’idée de vivre en tant qu’alter-ego numérique. »
Et d’un point de vue pratique, le fait d’être cryogénisé, et de se trouver dans une situation où au moment même où l’on meurt, des hommes en blouse blanche arrivent avec une scie et nous coupent la tête, c’est vraiment quelque chose d’inquiétant. Il me semble que la vidéo de la cryogénisation de Timothy Leary, qui était très violente, a impressionné les personnes qui l’ont vu, et a introduit un élément de méfiance. C’est pourquoi les transhumanistes aujourd’hui ont une attitude extrêmement ambivalente à l’égard de cette démarche. Et cela va au delà de leur foi dans la possibilité d’être un jour ressuscités.
Au contraire, je dirai qu’il y a une continuité. Le sens que je cherche à donner à cette restitution historique, est justement qu’il y a une relation de correspondance très forte dans la tradition transhumaniste entre l’idée de vivre éternellement et l’idée de vivre en tant qu’alter-ego numérique. Parce que, à un moment historique, dans les années 1990 il y a eu cette confluence, cette fixation entre deux thématiques, grâce à cette idée de l’uploading, du télèchargement du corp et de sa modélisation 3D. Même si c’était un mythe, le fait de vivre éternellement en tant qu’être virtuel était présentée comme la démarche à la portée de tout le monde parce que se connecter à internet était à la portée de tout le monde.
Ces mythes correspondaient à une phase utopique de la culture des technologies de l’information et de la communication. Aujourd’hui, tout le monde s’est rendu compte que même les usagers qui possèdent un avatar sur Second Life ne sont pas là pour vivre éternellement. On s’est très très vite heurté à la réalité des faits. Nous avons à faire à des technologies qui sont techniquement limitées. Nous vivons un moment historique dans lequel, malgré l’analyse très pertinente d’Evgeny Morozov, « l’illusion internet » ( « The Net Delusion » ) nous a abandonné. Les grands mythes tombent. Même si la phase utopique de la culture numérique est passée, les transhumanistes continuent à exister, à être extrêmement actifs. Il ne faut pas penser les transhumanistes comme inextricablement liès aux TIC. Ils ont tout un éventail technologique sur lequel ils travaillent , ils investissent, et en lequel il posent leur confiance. Par exemple, ils ont beaucoup travaillé sur les nanotechnologies, sur les questions de bio-éthique. Et puis encore une fois, il y a aussi cette question de comment garantir à un nombre croissant de personnes des enjeux de justice sociale.
« Aujourd’hui, tout le monde s’est rendu compte que même les usagers qui possèdent un avatar sur Second Life ne sont pas là pour vivre éternellement. »
H+ est vraiment très associé à la situation américaine, d’ailleurs, c’est Remi Soussan qui avait souligne cet élément : le rédacteur en chef de H+ est un personnage que j’ai interviewé, et dont je reconnais l’importance historique. Il s’appelle Ken Goffman mais est plus connu comme RU Sirius. Mais si tu le lis en anglais ça veut dire “es tu sérieux”,”are you serious ? “. Au de là du petit jeu de mots contenu dans son nom, ce monsieur était à l’initiative de la publication de référence de la cyberculture californienne dont le titre était Mondo2000. C’était THE magazine du virtuel au tout début des années 1990, avant Wired. Ils avaient un discours ultra radical, sur l’importance de la virtualité, du numérique etc. Il y a une continuité entre les transhumanistes d’aujourd’hui, leur envie de se légitimer, et ce coté un peu freak, babacool mais très attentif aussi aux avancées technologiques.
RU Sirius et ses collègues de Mondo2000 étaient les défenseurs d’une mouvance New Age, où il y avait un mélange joyeux de « disciplines orientales », mysticisme, homéopathie, yoga, drogues psychédéliques. Tout ça mélangé dans un énorme bouillon philosophique. Ces thématiques New Age, on les retrouve mais sublimées, recouvertes d’une espèce de coque technologique. Il sont encore aujourd’hui à la base du transhumanisme actuel. C’est un peu le sang qui coule dans les veines du transhumanisme. Cette pensée, au fond, extrêmement liée au mysticisme, extrêmement soucieuse des questions l’âme, de son amélioration. Mais qui déguise ces soucis par un discours technologique, scientiste et matérialiste…
Non, ça ne change pas. Nos superstitions vis-à-vis de la mort sont encore là. Si on regarde le transhumanisme, et si on l’appréhende comme un mouvement transnational, avec différentes composantes, on se rend compte qu’il est enraciné dans le contexte social dans lequel il se développe. Le transhumanisme français et européen n’aura jamais de la même texture que celui que l’on peut rencontrer aux Etats Unis ou en Angleterre. La question philosophique fondamentale est « à qui appartient le corps humain ? ». Evidemment, dans la pensée libérale anglosaxonne, c’est à l’individu même que revient cette propriété. Ce qu’il est possible de faire avec son corps avant ou après la mort est complètement conditionné par un contexte qui n’est pas seulement culturel, mais aussi légal, et institutionnel au sens large du terme. Dans certains pays, il est même difficile d’avoir accès à la procréation assistée. Je pense à l’Italie : imaginez ce que l’Eglise et la droite traditionaliste penseraient d’une démarche comme la cryogénisation ! Ce n’est pas anodin, ce n’est pas simple et cela doit se négocier avec notre contexte social. Est ce que la sécurité sociale va payer les nanotechnologies qui permettrons de vivre jusqu’à 250 ans ? Pendant combien de temps vais-je cotiser ? Est ce que je dois travailler 35 heures si je suis un transhumain aux capacités cognitives sur-développées ? Ce sont des questionnements que je pose sur un ton un peu ironique, mais les réponses sérieuses à ces questions nous amènent à repenser le politique dans lequel notre rapport à la vie et à la mort s’inscrit.
Finalement, on ne peut pas omettre le fait que notre attitude vis-à-vis de la mort a été batie sur deux millénaires de christianisme. Nous avons donc hérité de ces traditions et de ce que l’on peut se permettre de penser par rapport à la mort. Il y a certaines des possibilités proposées par les transhumanistes qui nous paraissent plus acceptables que d’autres. C’est pourquoi le mythe de l’avatar à un moment donné, nous est apparu préférable à la cryogénisation, parce que cette dernière nous mettait face à un interdit majeur de l’usage du corps mort. Le morcellement du corps n’est pas complètement acceptable, alors que l’avatarisation du corps est parfaitement cohérente avec un imaginaire chrétien qui nous renvoie à Saint Thomas, à la tradition du « corpus gloriosum » du Moyen Âge.
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>> Illustration FlickR CC : rizzato
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