La société de l’interaction et de la complexité
Pour Serge Soudoplatoff, la vraie caractéristique inédite de notre société moderne, c'est la complexité et la multiplicité des interactions en son sein. Comment gérer ce phénomène qui peut poser problème ?
Internet n’est pas la première technologie de l’histoire de notre humanité qui accompagne des bouleversements fondamentaux. J’ai coutume de dire que l’invention de l’alphabet est la révolution la plus proche de l’Internet, et son usage n’a probablement pas été facile à ses débuts. Il n’est pas neutre de passer d’un dessin à une série de symboles abstraits.
Mais la construction de l’Internet est aussi une manière de résoudre des problèmes. La lecture du livre L’homme et la matière d’André Leroi-Gourhan nous montre bien que l’idée de co-construction entre l’humain et l’outil est un des fondamentaux de l’humanité: « la main forge l’outil, et l’outil change l’homme. » Ce constat permet d’éviter deux écueils : la technologie Dieu, et la technologie Diable. Non, Internet n’est pas l’outil qui va rendre le monde meilleur. Mais Internet n’est pas non plus l’instrument qui pousse les enfants dans les griffes des pédophiles. Internet, comme l’écriture, est un média neutre. L’alphabet a permis de coder à la fois La Divine Comédie et Mein Kampf, des recettes de cuisines délicieuses et des livres pornographiques, Molière et Émile Henriot. Internet, de par la neutralité de son architecture, véhicule tous les paquets de manière indifférenciée.
Toutes les grandes révolutions technologiques qui ont marqué l’Humanité ont toujours été présentes parce qu’elles permettaient de franchir des étapes importantes. L’invention de l’alphabet permet aux sociétés paysannes de s’installer. L’imprimerie est un outil indispensable de la révolution industrielle, qui a besoin d’une manière simple de dupliquer à bas coût les savoirs aux quatre coins de la planètes.
Quelle est donc la société qu’Internet nous aide à créer ? On parle souvent de la société de la connaissance. Je suis dubitatif, l’humanité a passé son temps à créer, gérer, partager et utiliser des connaissances, et je ne vois pas en quoi notre monde est différent. Le partage des connaissances est, certes, rapide avec Internet ; mais en -15 000, les connaissances technologiques étaient non seulement de très haut niveau, mais elles se diffusaient en Europe de manière très rapide, comme le montre bien le livre de Sophie de Beaune Les hommes au temps de Lascaux. On parle parfois de société des médias, mais le concept de spectacle est très ancien, et de tous temps les individus se déplaçaient pour assister à des fêtes ou à des spectacles, comme le montre cet autre livre extraordinaire, Voyager dans l’antiquité, dans lequel on apprend qu’à l’Antiquité, il était très coutumier de voyager pour participer à des cérémonies « planétaires », au sens du bassin Méditerranéen en tout cas. Que la fête vienne chez soi via la télévision est une évolution, mais pas forcément une révolution, puisque l’idée de partage s’en trouve affaiblie.
Il est toujours bon de retourner aux fondamentaux. Il est souvent coutume de dire que le monde d’avant n’est pas le même que celui de maintenant, qu’il était meilleur, etc. en oubliant bien sûr tous les défauts horribles du passé. On voit toujours son paradis dans l’enfer des autres, surtout ceux d’antan.
Nous côtoyons plus de personnes, nous lisons des journaux, des emails…
À l’inverse, il est intéressant de chercher les invariants de l’humanité. Parmi ceux-ci, il y en a un qui est très amusant : le temps moyen que passe un urbain dans les transports. Il est le même à Londres, Tokyo, New-York, Los Angeles, Paris, San Francisco, il est d’une heure et demie (voir le livre Le territoire des hommes de Jean Poulit) . Donc, le RER ou les transports régionaux ne servent pas du tout à raccourcir les temps de trajet, contrairement à ce que beaucoup de décideurs déclament, ils servent à agrandir la ville. Plus intéressant : ce chiffre est le même depuis 40 ans, et les historiens disent qu’il est le même depuis le moyen-âge. En revanche, ce qui a fondamentalement changé, c’est la quantité d’interactions qui a lieu pendant cette heure et demie. Nous côtoyons plus de personnes, nous lisons des journaux, nous écoutons de la musique, nous recevons des textos et bientôt des tweets, nous lisons nos emails, etc.
Voici une véritable rupture : depuis 60 ans, la population mondiale est passée de 2 à 6,5 milliards d’individus. À l’échelle de l’humanité, la progression est vertigineuse.
Les êtres humains étant, pour la plupart, des animaux sociaux, ne vivent que parce qu’ils interagissent. Et voici donc le problème qui se pose : comme gérer une multitude d’interactions ? C’est la propriété d’un système complexe, que d’avoir de multiples interactions, parce qu’à chaque instant, le champs des possibles est immense.
Nous sommes donc rentrés dans une nouvelle société, que je propose d’appeler « la société de l’interaction et de la complexité » .
Pour gérer cette société, nous avons besoin d’un outil qui nous permet de rester efficace, et de ne pas nous laisser déborder par la complexité du monde. Ce n’est pas pas hasard si Internet s’installe. À ceux qui me disent qu’ils croulent sous la complexité, je répond qu’Internet est la solution, à condition de l’utiliser correctement, c’est-à -dire de changer nos comportements, nos structures, pour nous adapter. Chaque fois qu’un PDG me dit « comment je fais pour gérer toute l’information qui m’écrase ? », je répond que ce n’est plus à lui de gérer cette information, mais qu’il doit transformer son entreprise pour la mettre dans un mode d’intelligence collective, seule forme d’organisation capable de gérer la complexité.
Nous sommes encore en situation d’apprenant de l’Internet. Gardons-nous bien de détourner, ou de détruire, ce merveilleux outil. Il est la condition d’un monde vivable pour nous, et pour les générations à venir, qui seront encore plus dans l’interaction et la complexité.
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Article initialement publié sur le blog de Serge Soudoplatoff
Photo Flickr CC Domenico Nardone
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