Diplomatie française: sourds, aveugles et muets?
Après la fronde des juges et des policiers, voici que les diplomates s'en prennent au pouvoir politique. Signe d'une crise passagère ou profonde impasse idéologique?
Trois tribunes en une semaine. Trois textes d’une singulière et rare violence, dans un milieu habitué à plus de réserve et de doigté. Trois libelles rédigés et signés par de hauts fonctionnaires dont le travail quotidien est de nous représenter. Dans l’ordre, si vous les avez raté :
1. Mardi, dans Le Monde, un mystérieux groupe Marly attaque la « voix de la France » désormais « disparue », exécution en règle de la politique sarkozyenne:
A l’encontre des annonces claironnées depuis trois ans, l’Europe est impuissante, l’Afrique nous échappe, la Méditerranée nous boude, la Chine nous a domptés et Washington nous ignore ! Dans le même temps, nos avions Rafale et notre industrie nucléaire, loin des triomphes annoncés, restent sur l’étagère. Plus grave, la voix de la France a disparu dans le monde. Notre suivisme à l’égard des Etats-Unis déroute beaucoup de nos partenaires.
2. Jeudi, dans le Figaro, réplique d’un non moins mystérieux groupe Rostand qui fustige une « petite camarilla de frustrés » et défend les acquis de la « politique d’action » menée par le président:
Le traité de Lisbonne, la présidence française de l’Union européenne, les accords de défense avec l’Angleterre, la Géorgie sauvée de l’invasion et préservée dans son indépendance, les partenariats stratégiques avec l’Inde et le Brésil, les fondations d’un vaste espace commun avec la Russie, en Afrique la réconciliation avec le Rwanda, la refonte de nos accords de défense et le soutien déterminé à la démocratie ivoirienne, la fermeté lucide face à l’Iran, les initiatives à l’ONU sur le contrôle des armes ou les droits des homosexuels, pour ne citer que ceux-là.
3. Enfin, dimanche, dans Libération, l’énigmatique groupe Albert Camus livre une dernière salve, quelques heures avant l’annonce officielle du départ de Michèle Alliot-Marie du Quai d’Orsay, en tirant les leçons du naufrage arabe de la diplomatie française:
Nous constatons une nouvelle fois que notre pays, malgré ses références mécaniques aux droits de l’homme, éprouve les plus grandes difficultés à intégrer dans sa politique étrangère la défense de la démocratie, le soutien aux dissidents et à la transformation des régimes. Il semble paralysé par la peur du changement, obsédé par la volonté de maintenir le statu quo, la stabilité.
Sous-titrage : les premiers, proches du Parti socialiste, tirent à boulets rouges sur Nicolas Sarkozy. Les seconds, reprenant des éléments de langage entendus à l’Elysée, le défendent. Les derniers, se faisant l’écho des arguments d’un Dominique de Villepin, tentent une audacieuse passe-sautée pour préparer l’avenir. Avec la droite ou avec la gauche.
La diplomatie a perdu 20% de ses moyens en 25 ans
Au-delà des divergences de points de vue, ces trois interventions publiques ont ceci de particulier qu’elles dessinent précisément les forces et faiblesses de notre système actuel :
- Hypercentralisation de la décision politique à l’Elysée au détriment de l’action de la diplomatie (ministre + administration)
- Primauté à l’action de court terme sur les engagements à long terme
- Absence de vision stratégique au profit d’alliances tactiques de circonstances
- Pas de vraies différences droite/gauche sur les options à suivre en matière de politique étrangère (cf. crise tunisienne et suivantes)
Il est d’ailleurs révélateur que la dernière tribune marquante sur le sujet ait été co-signée, l’été dernier dans Le Monde (6 juillet 2010), par Hubert Védrine (ministre PS des Affaires étrangères 1997-2002) et… Alain Juppé (ministre RPR des Affaires étrangères 1993-1995). Que disaient-ils, ensemble ? Que la diplomatie française s’appauvrit. En 25 ans, elle a perdu « 20% de ses moyens financiers ainsi qu’en personnels » :
Les économies ainsi réalisées sont marginales. En revanche, l’effet est dévastateur : l’instrument est sur le point d’être cassé, cela se voit dans le monde entier. Tous nos partenaires s’en rendent compte.
Ils avaient raison : l’effet est dévastateur. Nous sommes en train de le mesurer chaque jour un peu plus dans la litanie des révolutions de l’hiver. Incapables de comprendre le monde actuel, les politiques n’ont même plus la possibilité de se reposer sur une administration performante, innovante et anticipatrice.
Pourquoi ? La RGPP (révision générale des politiques publiques), qui taille chaque année dans les budgets et réduit le nombre de postes, fait figure de grande accusée. Puis viennent les hommes et leurs défauts. Faire de Boris Boillon (actuel ambassadeur à Tunis) la prométhéenne icône de la nouvelle politique arabe de la France était aussi risquée que futile. Il n’est ni plus mauvais, ni meilleur qu’un autre. Juste un peu plus jeune (41 ans) et maladroit que ses collègues rompus à toutes les manœuvres de couloir. Un coup de poker dans une partie d’échecs.
Recul du soft power, défiance des élites du Sud
Alors l’espoir viendrait d’un Alain Juppé ou d’un Hubert Védrine, eux qui n’ont rien anticipé des mouvements actuels? Probablement pas. A moins que leur longue traversée du désert respective (canadien pour Juppé, dans un grand cabinet d’avocats d’affaires pour Védrine) n’ait eu pour effet de changer radicalement leur perception du monde et, du coup, de modifier leur grille d’analyse. Rien de tel dans leurs discours publics en tout cas.
Pourtant, le constat est clair :
- La France manque d’idées originales, sa position recule chaque année sur le terrain du « soft power »
- Les engagements de son armée (Afghanistan, Côte d’Ivoire) sont illisibles pour l’opinion et incompréhensibles pour les militaires
- Les élites intellectuelles du monde entier, en particulier celles du Sud, s’en détournent lentement mais sûrement
- Enfin, elle continue d’afficher des principes universels (droits de l’homme, égalité sociale…) en totale contradiction avec ses pratiques politiques (ventes d’armes, soutiens aux pires dictateurs)
Ce grand écart est en train d’exploser sous nos yeux. De Tunis jusqu’à Tripoli, chaque crise nous renvoie à nos paradoxes. Et nous restons muets, sourds et aveugles.
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Crédits photo: Flickr CC Propaganda Times, Alain Bachellier, uhrmacher-nr.1
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