#2 – Marine Le Pen et les 65 millions de Christophe Barbier

Le 9 mars 2011

Pour ce deuxième opus des Chroniques, le sieur Rechi opère une plongée dans l'extrême-droite française, à la rencontre d'un transfuge du FN et dans la crainte de la nouvelle infante du parti.

“Le devoir de tout gentilhomme est de combattre pour défendre la civilisation contre la barbarie”
Curzio Malaparte, Kaputt (1943)

Jeudi 3 mars 2011, le matin. Comme chaque jour depuis plusieurs semaines, une journaliste à la voix douce et rassurante revient sur le sort précaire d’une nation arabe qui se déchire. De Tripoli à Benghazi, la bataille charrie son lot quotidien de morts et met en balance le sort d’un tyran bouffi et halluciné par l’abus manifeste de substances psychoactives.

A 2500 kilomètres de là, un soleil à l’éclat rageur domine le ciel uniformément bleu au dessus du boulevard du Temple; le bitume, lui, reste définitivement glacé. J’avance en terre pacifiée, la tête légèrement embuée du mauvais saké chaud ingéré en grande quantité la veille, loin des textes et des images de guerre relayés par quelques intrépides reporters en terre libyenne.

A chaque nouveau pas, la fine semelle de mes chaussures en toile me trahit, transformant le trottoir en banquise urbaine. Mais le froid, aussi mordant soit-il, est insignifiant à côté du noeud qui s’insinue dans ma poitrine. Il cristallise l’appréhension qui m’habite à l’idée de passer une heure ou deux attablé avec un type tout juste débarqué du Front National, un mec qui a rarement brillé par ses saillies antisionnistes et son combat insensé en faveur de la suppression de la binationalité.

L’idée d’écrire un portrait, confortablement installé dans mon salon sans rencontrer le principal intéressé m’était évidemment insupportable. Mais la perspective de rencontrer ce même type rompu aux joutes verbales sans m’être préparé, tel un plagiste qui partirait sur le front afghan, l’était sans doute tout autant. Alors pendant une dizaine de jours, j’ai bouffé du Front National matin, midi et soir, comme un porc, avec les doigts. Je me suis entretenu avec un certain nombre de spécialistes de la question, journalistes et politologues principalement.

Comme tout journaliste de l’époque, j’ai plongé la tête la première dans les méandres du web, à la recherche de la moindre interview que mon client ait pu donner, des textes qu’il aurait pu écrire ou des analyses qui pussent avoir été faites. J’ai trainé mes doigts sur les pires sites imaginables et me suis brûlé la rétine à la lecture des plus infâmes opinions qui puissent être rédigées.

En cours de chemin, je me suis aussi amusé à découvrir que les sbires du Front National s’adonnent parfois à cette tendance consistant à supprimer l’histoire, numérique tout du moins. Plus une trace de mon gars sur le site de la fédération dont il a pourtant été le secrétaire départemental. Destin identique pour son blog personnel dont il avait eu le malheur de confier les clefs à un homme jugé de confiance. “Etes-vous sûr de vouloir supprimer tout le contenu de ce blog?” Plutôt deux fois plutôt qu’une mon pote. Toujours est-il que mon type est amer. Il avait pris le patriarche Le Pen pour père et s’est fait dégager par la fille, soucieuse de se séparer de tout élément et toute référence jugés inutiles, encombrantes ou pire encore gênantes. Exit les détails de l’histoire et les reliquats du passé.

Noyé dans mon épopée numérique frontiste, j’éprouve d’une manière nouvelle l’omniprésence de l’héritière blonde, dans les articles, les éditos, les analyses et les sacro-saintes émissions de télévision au cours desquelles elle tire toujours une jouissance non-dissimulée de l’art de maltraiter tout ce qui ressemble à un opposant qui pourrait se dresser son chemin.

Plus je regarde son sourire carnassier et ses yeux ardent de détermination et plus Marine Le Pen m’apparait comme une putain de machine de guerre, un panzer médiatique qui dézingue tout sur son passage, doublé d’une essoreuse “super-efficace, silencieuse et stable, idéale en complément de l’essorage machine ou après un lavage main” à l’intérieur de son parti politique.

Marine Le Pen porte tellement bien son prénom. Elle colle à la peau de l’observateur comme le sel de mer après une baignade prolongée dans les eaux froides et visqueuses du Front National. Et puis de manière anodine, au milieu de la torpeur d’un samedi après-midi ensoleillé, son ombre vient une nouvelle fois assombrir l’atmosphère, son nom déclenche la tempête. Un sondage la donne potentiellement en tête du premier tour d’une élection qui aura lieu dans plus d’un an.

L’idée même du sondage à un moment aussi lointain de l’échéance paraît grotesque, mais après tout, il s’agit bien de filer un os à ronger à des types payés pour être pendus au téléphone, à des statisticiens rémunérés pour faire des moyennes et à des analystes toujours prompts à expliquer le moindre soubresaut dans la vie de la cité par les actes de l’un et les paroles de l’autre.

Mais il est des chiffres qui ne trompent pas. J’ai consulté l’oracle Google et son onglet “actualités”, pistant sur une période d’un mois, les occurrences des médias référencés sur les noms d’un certain nombre de candidats déclarés ou potentiels à l’accession au trône suprême. Exception faite de Nicolas Sarkozy qui truste le haut du pavé – notamment en raison de sa fonction de régent qui le rend incontournable dans tout article s’étalant sur les velléités et intentions prêtées à ses successeurs éventuels – le résultat traduit assez bien les intentions de votes populistes qui font frémir les républicains les plus vaillants.

Loin de moi l’idée de tirer des conclusions hâtives sur le rôle des médias dans l’ascension de la princesse de l’extrême-droite française. Loin de moi également la prétention de critiquer le penchant morbide de la presse française pour l’héritière du parti à la flamme bleu-blanc-rouge. Mais la tentation est forte, tant jouer les analystes politiques est un sport national dans ce pays. Soixante-cinq millions de Christophe Barbier avec chacun son explication personnelle.

La savante entreprise de dédiabolisation orchestrée par Marine Le Pen et ses conseillers semble en tout cas porter ses fruits. Si le nombre d’occurrences sur son seul nom monte très haut, avec ce fameux nombre de 4600, il n’atteint qu’un famélique 535 quand on y associe un terme autrement moins glamour, celui d’”extrême droite”. Au vu de ces proportions – sans doute à prendre avec des pincettes – à peine douze pour cent des papiers mentionnant Marine prendraient donc la peine de rappeler de quel bord elle est le rejeton. Peut-être un embryon d’explication d’une popularité aussi croissante que clinquante.

Toujours est-il que demain matin, comme jeudi dernier, que le ciel soit bleu ou pas, j’avancerai paisiblement sur la terre froide et pacifiée du boulevard du Temple. Dans les kiosques de la place de la République, l’avocate Marion Anne Perrine Le Pen sera peut-être en Une du Parisien, de l’Express ou du Nouvel Observateur, qui reviendront sur le deuxième ou le troisième sondage consécutifs la donnant en tête du premier tour de l’élection présidentielle, si tant est qu’elle avait lieu demain.

Et qui sait, peut-être que le mois de mai 2012 plongera le même boulevard et la même place, dans une moiteur autrement plus accablante, une touffeur autrement moins pacifique. Mes chaussures en toile à la fine semelle de caoutchouc seront alors assurément idéales à cette période de l’année pour appliquer les principes chers à Malaparte.


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Illustrations CC FlickR et Wikimedia: staffpresi_esj, Marie-Lan Nguyen, Bobby Lightspeed

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