Pourquoi avons-nous besoin de prédictions?
De la divination aux statistiques, l'homme a toujours eu besoin de prédire l'avenir, imaginer le futur et ses nouvelles technologies. Notre imagination nous rattrape, dans un monde en acceleration où l'ordinateur est devenu une pièce centrale.
C’est la question que posait récemment le New York Times [en] dans un passionnant débat en ligne, qui revenait, 80 ans après avoir invité huit innovateurs des années 1930 à prédire la vie en l’an 2000, sur la question de notre avenir. Qu’est-ce qui nous pousse à prévoir l’avenir ?
Pour l’écrivain Simon Winchester (site) [en] :
Les prévisions à long terme semblent un peu comme des capsules temporelles : plus conçues pour divertir les enfants rétrospectivement que pour être prises au sérieux lorsqu’elles sont prononcées.”
Bien sûr, la vérité incarnée dans cet axiome varie directement en fonction de l’échelle de temps de la prévision. Les prévisions à court terme peuvent être prises au sérieux, mais elles sont assez ternes.
Il neigera certainement demain. Les prévisions à long terme, elles, procurent bien plus de plaisir. Dire qu’il y aura un jour des champs de blé cultivés sur Mars ou que toutes nos informations numériques seront cousues dans nos chandails est tout de suite plus divertissant. “Lorsque l’on combine le rêve optimiste et utopique avec un blabla technologique plausible, alors vous vous approchez de l’absurdité la plus follement divertissante”, s’amuse l’écrivain.
Nous avons besoin d’illusions
Pour l’essayiste Edward Tenner (site) [en], qui prépare un ouvrage sur les “conséquences inattendues” : “Notre capacité à concevoir de nouveaux objets s’accélère peut-être, mais nos compétences à prendre en compte les risques qu’ils induisent à long terme ne suit pas le rythme”, et ce même pour des objets qui semblent aussi triviaux désormais qu’une prothèse de la hanche.
À long terme, les changements environnementaux et sociaux peuvent être encore plus difficiles à prévoir. Les trois modèles du futur semblent tout aussi plausibles, estime l’essayiste, que ce soit l’extrapolation (ce qui se poursuit indéfiniment), la saturation (ce qui va se stabiliser) ou l’oscillation (ce qui va se renverser).
Jusqu’au milieu du XXe siècle, les climatologues ont plutôt adopté un modèle de stabilisation du changement climatique, malgré les premiers chiffres qui montraient le danger du réchauffement planétaire, estime Edward Tenner. L’erreur prévisionnelle a également retardé le décollage de l’énergie nucléaire comme alternative aux carburants fossiles.
Même avant l’accident de Three Mile Island, en 1979, l’industrie nucléaire américaine était stoppée en partie parce qu’on prévoyait une baisse de la demande qui s’est avérée temporaire. Et les prédictions de dirigeants du secteur nucléaire affirmant que cette technologie pourrait aider à réduire les gaz à effets de serre ont été largement ignorées (sans qu’on mesure non plus très bien toutes les conséquences à long terme de développer l’énergie nucléaire, précise Tenner).
Pour autant, les conséquences de mauvais pronostics ne sont pas toutes désastreuses. L’excès d’optimisme dans l’économie à la fin des années 1920, alors que la crise se profilait, a permis la construction de chefs-d’oeuvre architecturaux américains (comme le Chrysler Building, l’Empire State ou le Waldorf-Astoria), ce qui n’aurait certainement pas été possible si leurs promoteurs avaient eu connaissance de la crise de 1929.
À l’inverse, si les technocrates de Xerox n’avaient pas été aussi pessimistes quant aux perspectives de marché des premiers photocopieurs, la mise sur le marché n’aurait pas été retardée pendant des années. “Comme quoi, les sociétés, comme les individus, ont parfois besoin d’illusions”. En tout cas, c’est depuis celles-ci que nous construisons notre avenir.
Je vous l’avais bien dit
Pour Stacy Schiff (site) [en], l’auteur de La grande improvisation : Franklin, la France et la naissance de l’Amérique, “il est étrange de constater comment les événements prennent un sens tout à fait logique avec le recul – et la frustration que ce constat engendre depuis des temps immémoriaux”.
Le monde antique souscrivait profondément aux augures et aux présages, rappelle Stacy Schiff. Nous avons par exemple tout un catalogue d’augures qui annonçaient la mort de César. Aujourd’hui, de la crise financière à la popularité de Facebook, un certain nombre de choses semblent tout aussi inévitables à l’avenir. Pour les anciens, le présage ne se trompait jamais, c’est son interprétation qui souvent s’avérerait fausse.
Aujourd’hui, nous pensons être mieux à même de traduire les signes du monde moderne – même si, dirait tout statisticien, nous sommes certainement seulement plus susceptibles de trouver l’effet que nous recherchions.
Pour David Ropeik (site)[en], professeur à l’Harvard Extension School, et auteur de How Risky Is It, Really ? Why Our Fears Don’t Always Match the Facts (Est-ce véritablement risqué ? Pourquoi nos craintes ne correspondent pas toujours aux faits !), nous chercherons toujours à prédire l’avenir, car nous en avons besoin pour nous donner un sentiment de contrôle sur notre existence.
L’étude de la psychologie de la perception du risque a constaté que l’une des influences les plus puissantes sur la peur est l’incertitude. Moins nous en connaissons et plus nous nous sentons menacés, parce que le manque de connaissance signifie que nous ne savons pas ce dont nous avons besoin pour nous protéger.
La connaissance, même incomplète, permet d’avoir du pouvoir sur la façon dont les choses se passent. Le pouvoir procure un sentiment de contrôle rassurant (même s’il est faux). Sans connaissance et sens du contrôle, nous sommes bien plus effrayés. (…) Et même si le recul nous permet de regarder en arrière et de voir combien nous avons été aveugles ou optimistes dans notre prévision, la nature rassurante de l’exercice montre combien la prédiction est vouée pour longtemps à un brillant avenir.
L’avenir pour mieux regarder le passé
Pour l’essayiste Elif Batuman (site)[en], auteur de The Possessed : Adventures With Russian Books and the People Who Read Them (Les Possédés : les aventures des livres russes et des gens qui les ont lus), on ne peut savoir ce qui nous arrive que si nous ne savons pas qui nous avons été.
Pourquoi se faire séquencer son ADN ? “Nous avons toujours cru que le secret de l’identité de l’homme et son destin étaient inscrits dans son corps (gravé dans la paume de sa main, ou enregistré sur le chromosome Y). Dans le pronostic, l’identité et le destin sont intimement liés. Nous ne savons comprendre l’identité de l’homme que comme un récit – et le sens d’un récit dépend de sa fin.” Nous ne pouvons savoir ce qui nous arrive, si nous ne savons pas qui nous avons été tout le long de notre histoire.
Les anciens Babyloniens pratiquaient la divination par les aruspices, c’est-à-dire l’interprétation en regardant dans les entrailles des animaux. Dans la résonance du labyrinthe des intestins, ils voyaient le mystère de l’avenir. “Se poser la question de là où nous allons signifie donc se poser la question de qui nous sommes”, souligne Elif Batuman. Une double question qu’on ne cessera donc jamais de se poser.
Pour Robert J. Shiller, professeur d’économie à Yale [en], auteur notamment de l’Exubérance irrationnelle, les prévisionnistes peuvent deviner une direction, une tendance économique, mais être à côté quant au niveau qu’elle atteindra.
L’avenir des ordinateurs par exemple, est devenu clair quand Vannevar Bush (Wikipédia) a écrit son article sur le Memex pour The Atlantic en 1945 (voir la traduction française), imaginant un dispositif mécanisé pour un usage individuel d’une bibliothèque projetée sur écran avec laquelle on interagit via un clavier, des boutons et leviers. Grâce à ses connaissances sur les recherches scientifiques de l’époque, son imagination a anticipé la façon dont nous utiliserons nos ordinateurs 70 ans dans le futur.
Pour les prévisions économiques, les statisticiens travaillent avec des séries chronologiques qui permettent d’observer l’évolution des données au fil du temps et de dessiner des tendances. Mais cette méthode ne sait pas gérer les révolutions, les brusques progrès voire les changements fondamentaux dans la façon dont ces données sont générées.
L’un des prévisionnistes qu’évoque le New York Times dans son édition de 1931 prédit que la population américaine sera de 160 millions en 2011. Or, la population américaine fait deux fois ce chiffre. Certes, l’erreur dans le taux de croissance est inférieure à 1% par an, mais l’accumulation de ces 1 % génère une grande différence quand elle s’accumule sur 80 ans.
“Quand les innovations comparaissent brutalement et de façon surprenante devant nous, alors elles nous permettent d’extrapoler d’importants changements à l’avenir”, mais sans pouvoir être précis quant à leur accomplissement, estime Robert J. Shiller.
La prudence s’impose
Pour Jaron Lanier (site)[en], auteur de You are not a Gadget (Vous n’êtes pas un gadget), chercheur associé chez Microsoft Research, le romancier Edward Morgan Forster a décrit avec plus de précision et de perspicacité notre rapport à l’internet en 1909 dans sa nouvelle La machine s’arrête (The Machine Stops, disponible en français dans le recueil De l’autre côté de la haie), que ne l’ont fait bien des études contemporaines sur le sujet.
Plus nous comprenons les conséquences de la technologie, plus l’art de la prévision doit devenir prudent, estime le chercheur. Il nous est difficile de répondre à la menace climatique parce que nous avons bâti des empires économiques autour des technologies fossiles qui sont bien plus subventionnés et protégés que la recherche d’énergies nouvelles.
Pour Sherry Turkle, qui dirige l’Initiative sur la technologie et l’autonomie au MIT et auteur de Alone together : why we expect more from technology and less from each other (Seuls ensemble : pourquoi nous attendons plus de la technologie et moins des autres), la prédiction a un but. Il n’est pas de gagner un pari sur l’avenir, mais d’exprimer un espoir sur comment nous aimerions que l’avenir soit. Lorsque nous faisons des prédictions sur la technologie, nous nous permettons d’imaginer comment nous voulons que la technologie change le monde, même si elle n’y arrive pas exactement.
Longtemps, nous n’avons pas imaginé que les ordinateurs pourraient faire autre chose que du calcul. Plus récemment, nous nous sommes encore trompés sur ce que signifiait vivre dans un monde d’ordinateurs personnels. Au début des années 80, nous imaginions que l’avènement de l’ordinateur individuel signifierait que la programmation allait devenir l’élément fondamental de l’alphabétisation. Les premiers ordinateurs personnels étaient fournis avec des langages de programmation et il n’était pas inhabituel pour les élèves d’apprendre à écrire leurs propres jeux vidéo.
Les enseignants bâtissaient des argumentations précises sur la façon dont les langages de programmation devaient être enseignés dès l’école primaire… rappelle la chercheuse, mais l’introduction du MacIntosh en 1984 a changé de façon spectaculaire les règles d’engagement que nous avions avec l’ordinateur. Les ordinateurs ont commencé à devenir “transparents” : nous pouvions les faire travailler sans savoir comment ils travaillaient.
Nous ne devrions pas être déçus quand les choses ne se passent pas de la façon dont nous l’avions imaginé. Les prévisions des années 80 ont été mauvaises, mais elles ont exprimé une vision humaine de l’informatique. Lors de la naissance de la culture informatique personnelle, nous avons voulu un monde que nous puissions comprendre. Nous ne l’avons pas eu. Peut-être que nous devrions réaffirmer notre aspiration à une relation plus maîtrisée à la culture numérique ?
Pour John McWhorter (blog)[en], collaborateur à la rédaction de The New Republic et auteur de Our magnificent bastard tongue : the untold story of english(Notre magnifique langue batarde : l’histoire non dite de l’anglais), face à la complexité de la modernité, les futurologues imaginent souvent un univers alternatif, plus facile (même s’il est bien souvent aussi plus horrible). “Par leur simplicité même, ces visions sont souvent antimodernes”, estime l’essayiste.
Lors de l’exposition universelle de 1939, Ford portait ainsi une vision de la ville peuplée d’autoroutes surélevées. Mais, comme nous avons découvert depuis, les routes surélevées ne sont pas très amusantes pour ceux qui vivent près du sol, rappelle l’essayiste avec ironie. Et même si nous avions mis tout le monde dans l’air, cela n’aura pas empêché les embouteillages ou le besoin de bâtiments en hauteur comme nous le faisons ici bas.
La surpopulation et les tensions concurrentes sur l’espace et les ressources sont inhérentes à la modernité. Les visions de haute volée, montrant un avenir sans ces tensions, sont des visions qui ont plutôt tendance à fuir la modernité qu’à la faire progresser.
Et John McWhorter de renvoyer dos à dos toutes les visions du futur : quand le futurologue Ray Kurzweil prédit par exemple qu’en 2045 les ordinateurs deviendront plus intelligents que les humains permettant la naissance d’une superintelligence, c’est une manière de nous détourner de la complexité de notre modernité. “Cette superintelligence va rendre triviale la complexité qui nous rend perplexe (et peut-être même la perplexité elle-même).”
Le seul futur probable est celui où la vie est aussi exaspérante et difficile à analyser que la nôtre.
Nous ne résistons pas aux prédictions
Bien sûr, ce n’est pas le discours que tient Ray Kurzweil lui-même [en]. “La plupart des inventions échouent parce que le moment est mal choisi : l’innovation doit faire sens pour le monde tel qu’il existe lorsque le projet est abouti”, rappelle l’inventeur. Or celui-ci bouge rapidement.
Kurzweil a rassemblé beaucoup de données pour essayer de comprendre l’évolution de la technologie. Les lois d’accélération permettent de prévoir certains aspects de l’avenir, estime-t-il. Si vous tracez les mesures du prix de la performance et des capacités des technologies de l’information, vous pouvez dessiner des trajectoires relativement lisses, semblables à la Loi de Moore, tout en allant bien au-delà.
Ce qui est prévisible c’est que ces mesures croissent de façon exponentielle et non pas linéaire, même si notre intuition de l’avenir est linéaire. Mais cela introduit une différence remarquable : “30 étapes linéaires vous conduisent à 30, tandis que 30 étapes exponentielles (2, 4, 8, 16…) vous mènent à un milliard.
Cette loi des rendements accélérés, comme l’a appelé Ray Kurzweil nous dit que tout ce qui est du domaine des technologies de l’information prend une ampleur énorme quant à sa puissance tout en devenant toujours plus réduit en taille. Et ce n’est pas seulement l’électronique et les communications qui suivent ce cours exponentiel : cela s’applique aussi bien à la santé, la médecine et à son domaine connexe la biologie, s’enthousiasme le bouillonnant inventeur. Sur le projet du génome humain, par exemple, chaque année la quantité de séquençage génétique double alors que coût du séquençage par paire de bases diminue de moitié.
“Sur les 147 prévisions pour 2009 que j’ai faites dans L’âge des machines spirituelles, écrit dans les années 90, 78 % étaient correctes à la fin 2009 et 8 % de plus devraient l’être d’ici un ou deux ans”, rappelle avec fierté le futurologue.
La puissance d’un ordinateur actuel tenait dans un immeuble quand j’étais étudiant et tient désormais dans ma poche en étant des centaines de fois plus puissantes et un million de fois moins cher. Dans un quart de siècle, cette capacité tiendra dans une cellule sanguine et sera un milliard de fois plus puissante par dollar.
Quand on évoque les prédictions, on finit toujours par ne pas pouvoir y échapper. Hélas.
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Publié initialement sur InternetActu
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Crédits photo via Flickr: Ray Kurzweil par JDLasica [cc-by-nc-sa] ; Photos par X-Ray Delta One : The wow effect [cc-by-nc-sa] , The mighty hand [cc-by-sa] , Time cover 1965 by Arztybasheff [cc-by-sa], Our friend the Atom [cc-by-nc-sa] , Route du futur [cc-by-sa], Time cover Products & Machines [cc-by-sa]
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