De la datalittérature dans le 9-3
Dans le cadre d'une résidence d'écrivain, des élèves de terminale STG d'un lycée d'Aubervilliers ont construit une fiction, Traque traces, une réflexion ambitieuse sur le thème de l'identité numérique.
Traque traces, c’est l’histoire d’une énarque atypique qui quitte son loft bobo par passion de la littérature pour proposer un projet de résidence d’écrivain dans un lycée « difficile » du 93 classé site d’excellence. Elle tombe sur un proviseur qui lui dit banco tout de suite, de ceux qui ne s’embarrassent pas des lourdeurs administratives.
L’idée : faire des ateliers d’écriture pendant un an sur « cette nouvelle écriture du monde et des individus basée sur les données » dans une classe de terminale STG (sciences et technologies de la gestion) sage comme tout, pas le genre à envoyer un professeur à l’hôpital pour dépression nerveuse. Les ados sont si enthousiasmés qu’ils se prennent de passion pour l’écriture, avec une appétence particulière pour son évolution numérique, et regardent maintenant leur carte Navigo RFIDéisé d’un œil suspicieux.
Tout est vrai, sauf la chute.
Cécile Portier est effectivement déléguée adjointe à la diffusion culturelle de la BNF, ce qui ne l’empêche pas de manger ses mots, des mots parfois pas très catholiques. Également écrivain, elle s’est mise en disposition du ministère de la Culture après avoir obtenu une bourse de la région Île-de-France1 pour aller à Aubervilliers au lycée Henri Wallon.
Elle a bien reçu un accueil enthousiaste de Mme Berthot, 1,80 m et un charisme à finir en personnage de téléfilm sur le service public. On rajoutera Arnaud, professeur principal de cette classe, qui a endossé le rôle nécessaire du garde-chiourme, au grand soulagement de Cécile et de son physique frêle, pas vraiment une voix de stentor, « madame, on comprend pas toujours ce que vous dites… »
Depuis début octobre, à raison d’un atelier de deux heures toutes les deux semaines, elle leur fait écrire une fiction « cette écriture sans mots mais qui sont parfois transcrits en images », ces statistiques dont notre système actuel est si gourmand, comme un pied de nez à la « dataïsation » de nos vies. Mais il n’y a pas de miracle. Cécile n’en attendait pas d’ailleurs. Ce projet est juste une fenêtre ouverte, une alternative pédagogique aux cours de français classiques aux « bénéfices » difficilement quantifiables. Et tant pis pour la logique du chiffre qui règne à l’école, et à laquelle nous pouvons difficilement échapper dans nos sociétés. L’essentiel ici étant de prendre le recul nécessaire à la compréhension et de ne laisser personne d’autre écrire sa propre histoire.
« Tu t’appelles comment ? »
« Ici ou là-bas ? »
Outre l’ambition de la réflexion digne d’Hasan Elahi, cet artiste qui détourne la logique du life-logging, la difficulté provient de la construction de la fiction : elle se construit séance après séance. En cette mi-mars, les élèves commencent seulement à appréhender cet univers qu’ils élaborent. Le site qui lui donne corps est en ligne depuis un mois et les élèves ne l’ont pas vraiment mis dans leurs favoris. La séance de ce mardi va les aider à rendre plus tangibles les liens entre les personnages.
Cécile lance la consigne : « Votre personnage va écrire une lettre à un autre, en fonction des relations que vous avez nouées. » « Tu t’appelles comment ? », demande-t-on alors à une élève. « Ici ou là-bas ?, interroge la jeune fille. Ici, c’est Myriam, là-bas, c’est Mohamed, je suis vendeur dans un magasin d’informatique. »
Car chaque élève s’est inventé un double, en se basant sur ces fameuses données. « La construction des personnages s’est faite comme un jeu sous contrainte. On a introduit des vraies données dans la machine, on les a passées dans la moulinette du hasard, et on a regardé ce qui ressortait. Pourquoi faire cela: pour réintroduire ce qui fait tant peur au système de description du monde par des données : l’incertitude. Pour réintroduire de la fluidité dans un monde trop solide, découpable en tranches seulement. »
En guise d’approche, à la rentrée, Cécile leur avait raconté le Voyage des Princes de Sérendip, qui a donné son nom à la sérendipité :
- parce qu’il parle de traces laissées, et nous en laissons tous
- parce qu’il célèbre l’esprit d’enquête, et en même temps s’amuse de lui ; et certainement que nous avons à chercher, sérieusement, mais sans esprit de sérieux, car le pouvoir de l’interprétation est immense, et donc possiblement dangereux
- parce qu’il parle aussi de hasard et de chance, et sans cela on ne s’amuserait pas beaucoup
Ceci posé, on pouvait commencer à s’intéresser à nos propres traces…
Ensuite, chacun s’était assigné une résidence, non pas en fonction de l’ensoleillement ou de la proximité avec la mer, mais selon des coordonnées GPS délimitant un périmètre de quelques km2 autour d’Aubervilliers, visible bien entendu sur Google Earth ou Street View.
Même principe pour le nom, « attribué au hasard parmi les 100 patronymes les plus répandus dans le département de la Seine-Saint-Denis : de Martin, 1404 occurrences, à Leblanc, 155 occurrences, en passant par Coulibaly, 435 occurrences, la date de naissance : seulement le résultat de la loterie, fonction random number sur Excel.
Le prénom, lui, a été choisi, parmi les 10 plus fréquents dans le département 93, lors de l’année de naissance du personnage. » De même, les visages ont la froideur mathématique d’un portrait-robot car ils résultent de « la somme des mensurations que nous pouvons exercer sur eux », ça donne « des gueules de suspects », privées de « ce qui nous dessine sans nous tracer ».
Les personnages posés, tagués, il ne restait plus qu’à raconter des histoires autour d’eux pour mettre en vie cette « infratopie ». Avec toujours cette arrière-pensée politique : Cécile leur a ainsi demandé de faire raconter à un personnage de fiction un secret en réécrivant sur leur propre vécu, pour pointer cette « idéologie du rien à cacher, présente aussi dans notre entre-regard, cette philosophie de l’espionnage. » Et le graphe social de se dessiner de récit en récit, d’atelier en atelier :
Des relations souvent conflictuelles, « plus que ce que je ne pensais », explique Cécile, que la séance de ce mardi va tenter d’adoucir par la communication épistolaire. À ce détail près qu’en guise de bloc de feuille, c’est sur un antique ordinateur avec écran à tube cathodique que chaque élève va taper sa lettre. Au moins, la connexion marche. Ali, enfin pardon Fatima Coulibaly tire un peu la langue : que raconter à Tony de Oliveira ? Il se renseigne sur les événements qui les unissent via le site, ça vient : « je commence à avoir une idée pour la fin… tragique, ça a commencé mal pour elle », justifie-t-il : la pauvre Fatima est veuve, son mari a été assassiné. Ali s’attelle à la tâche, il fourmille d’idées à la fin, lui qui n’écrit jamais d’ordinaire : « on s’amuse plus qu’en cours de français, on n’est pas obligé de suivre un programme, on écrit. », explique-t-il timidement. Des vertus du ludique pour débloquer…
Fatima la veuve recevra quant à elle une lettre de David Leroy, directeur d’une société de surveillance, Kazeem dans la « vraie » vie. « Fatima, elle est pas intéressante ! », s’écrit le jeune garçon. En se creusant la tête, il finira par rédiger une missive où David Leroy essaye de convaincre Fatima d’investir dans des caméras pour se protéger, histoire de ne pas finir comme feu son mari. L’exercice ne lui déplait pas : « ça nous entraine à faire de l’écriture, à inventer de la fiction à partir de la réalité. » « Tout ce qu’on fait montre ce que l’on est, poursuit William/Chakib. Par exemple, en début d’année, nous avons vidé notre sac pour savoir ce que l’on est. »
Quand on lui demande ce qu’il pense de cet atelier par rapport aux cours de français, la réponse jaillit : « Oh c’est mieux ! C’est plus nous mêmes, on a créé des personnages. » Et mine de rien, le message est passé : son personnage, fumeur qui vient de se rendre compte qu’il est addict à la clope, écrit une lettre à un pharmacien pour lui demander des conseils pour arrêter. Il a glissé dedans des données bien flippantes sur la cigarette : « Et suite à un calcul que j’ai fait j’ai calculé que j’ai fumé 142350 cigarettes et que d’après des chercheurs anglais j’aurai déjà perdu environ 1088 jour dans ma vie. »
Une plus grande capacité à écrire
Le bilan, puisqu’il faut bien le dresser, n’en déplaise aux fans du management par l’accountability, ne passe par des chiffres bien carrés. C’est ce que vont expliquer Cécile, Arnaud et les élèves lors du débat auxquels ils participent ce vendredi matin au Salon du livre. À la fin de la séance de mardi, ils en ont discuté avec les élèves qui présenteront le projet, enfin, s’ils se lancent…
«Faut-il plus d’artistes dans les établissements ? La réponse vous appartient. Qu’est-ce que cela vous a apporté ? », interroge Cécile. « On se dévoile à travers nos personnages », avance Myriam. « Je suis super contente d’entendre ça ! », réagit Cécile. Arnaud avance des arguments : « Votre professeur de philosophie a remarqué que vous aviez une plus grande capacité à écrire, vous avez moins d’appréhension. C’est difficile à jauger pour nous-mêmes. »
Avoir plus de confiance, ça n’est pas « directement » utile pour le bac, mais c’est un atout. Et la confiance pour ces élèves, ce n’est pas une évidence : « On ne vous demande pas de faire un exposé en un quart d’heure vendredi, ne stressez pas ! »
Elen, look artiste soigné, gilet-chemise rayée, a pourtant peur « de ne pas savoir enchaîner ». « Il y aura un journaliste pour animer le débat, il vous aidera à rebondir, et d’autres lycéens vont réagir… » « Madame, vous ferez la présentation ? », Myriam retente le coup.
« Ne stressez pas, ne vous autocensurez pas… » Le mantra est martelé. Et pourquoi ne se jetteraient-ils pas dans l’arène ? Certes, ils n’ont pas dépassé le stade de l’écriture narrative, certes la dimension politique du projet leur a échappé pour l’essentiel, certes les textes sont encore truffés de faute, mais ces élèves « paniqués par la consigne au début» ont fini par « s’échapper ».
Ne stressez pas, ne vous autocensurez pas…
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Le site Traque traces
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Reportage réalisé le mardi 15 mars 2011 au lycée Henri Wallon d’Aubervilliers
Texte : Sabine Blanc
Photos : Ophelia Noor [CC-by-nc-sa]
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> Vous pouvez retrouver tous les articles de la Une : Livre numérique: quand les auteurs s’en mêlent, Le papier contre le numérique et Ce qu’Internet a changé dans le travail (et la vie) des écrivains
- la région IDF en subventionne cinq actuellement [↩]
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