Amateurs et journalistes : le grand mélange
Un article du Nouvel Obs consacré aux vidéos amateurs amalgame tout sans discernement, simple buzz et info réelle. Décidément la désintermédiation est un phénomène encore mal digéré par certains journalistes.
Le Nouvel Obs publiait il y a peu un long article consacré à l’irruption des contenus amateurs dans l’info professionnelle dans lequel, une fois de plus, l’incompréhension de l’info participative de la part de certains journalistes est évidente.
Il y a le titre, Vidéos pas gag, mais je ne jetterai pas la pierre à celles et ceux qui aiment les jeux de mots, je le fais trop souvent moi-même. Le 11 mars, le Nouvel Obs revenait sur “l’affaire Galliano” à travers un long article consacré à ces vidéos amateurs qui ont fait depuis quelques années leur apparition dans l’info “professionnelle”. Signé Doan Bui et Marie Vaton, le papier commet à mon avis les mêmes sempiternelles erreurs que l’on retrouve souvent lorsque l’on se penche sur ce nouveau phénomène. Mais surtout, il mélange et compare allègrement tout et n’importe quoi.
Le web, les paparazzi, les réseaux sociaux et les vidéos volées, on mélange tout ! “Les vidéos impriment le tempo de l’actualité, créent le buzz et le scandale. Tout devient public. Pour le meilleur et pour le pire” expliquent les deux journalistes qui posent ensuite la question habituelle :
La planète est-telle devenue un gigantesque Loft Story ?
L’amalgame est récurrent mais ne signifie par grand chose. Même s’il s’agit de pointer les dérives de ces vidéos d’amateurs qui sont de plus en plus nombreuses, la comparaison n’est pas pertinente puisqu’on essaye ici de placer sur le même plan des personnes inconnues filmées de leur plein gré dans un cadre pré-défini et une personne publique dont les propos sont captés à son insu.
Et nos deux confrères du Nouvel Obs de multiplier les exemples prouvant combien tout cela est plus ou moins néfaste : “Demi Moore et son jeune mari, s’exhiber 24h sur 24h sur Twitter”, Eric Clapton au Lavomatic ! Miley Cyrus fumant de la marijuana ! Britney Spears gifle un photographe (…) Charlie Sheen a ouvert son compte Twitter et attiré en un jour 1.3 million de “followers.” Avec un point commun selon eux à tout cela : ” ils font le régal des internautes.” On appréciera au passage la capacité de mélanger tout avec n’importe quoi et de mettre dans le même panier les paparazzi, les réseaux sociaux et les internautes !
Quel rapport entre la présence volontaire et assumée de Demi Moore sur un réseau social et la vidéo “volée” de John Galliano ? J’ai beau chercher, je ne vois pas. Mais cela a le mérite de noyer tout cela dans le grand égout du web duquel il ne peut, bien entendu, que sortir des immondices plus ou moins graves, et de jouer sur la fameuse peur de big brother qui est ici appelé ” le contrôle social”.
Si c’est dans le papier, ce n’est pas sale
Ce n’est pas sale si c’est sur du papier…

 Si l’on avait mauvais esprit, on pourrait d’ailleurs s’étonner que les deux auteurs de cet article utilisent les procédés qu’ils entendent dénoncer : “Et l’escroc qui voulait faire chanter Julie Depardieu avec une séquence compromettante filmant leur nuit ensemble – il a été arrêté la semaine dernière – n’aurait vraisemblablement pas pu vendre son enregistrement à des médias people français.” Julie Depardieu pourra envoyer un petit mot de remerciement au Nouvel Obs. Elle qui pensait que l’escroc en question avait échoué à mettre sa vie privée au grand jour a le plaisir de voir l’anecdote relatée dans les colonnes de l’un des plus grands hebdos de France. Mais ce n’est pas sale, c’est du papier, pas de la vidéo sur le web…
Les infos volées et la fin du off n’ont pas attendu Internet et les smartphones

. Plus sérieusement, ce qui me paraît révélateur dans cet article, c’est l’oubli, volontaire ou non, d’un critère pourtant essentiel pour expliquer la diffusion des vidéos de John Galliano ou de Nicolas Sarkozy et de son fameux “Casse-toi pauv’ con”. Elles sont signifiantes. 
Oui, voir le président de la République insulter un quidam veut dire quelque chose et nous donne une information sur l’état d’esprit du premier magistrat de France. Oui, entendre John Galliano, couturier star de l’une des plus grandes maisons de haute-couture française tenir des propos antisémites, tombant sous le coup de la loi, est une information sur ce personnage public et sur l’état de l’antisémitisme dans une partie de la population.
Placer ces vidéos sur le même rang que Loft Story ou des images d’Eric Clapton au lavomatic est, à mon avis, intellectuellement erroné. Si comparaison il faut faire, je pense plutôt aux images de François Léotard et Étienne Mougeotte, le 6 juin 1994, bavardant gaiement sur un plateau de télévision avant une émission en direct et pendant laquelle le vice-président de TF1 tente une opération de lobbying auprès du ministre.
Est-ce une vidéo volée ? Oui, les deux hommes ne savent pas qu’ils sont filmés. Constitue-t-elle une information ? Oui. Doit-on pour aborder ce débat faire appel à la télé réalité, à l’appétit des internautes pour les ragots et aux réseaux sociaux ? Non, et pour cause, ils n’existaient pas à l’époque.
 Même chose pour les vidéos de Rachida Dati expliquant qu’elle “s’emmerde” au Parlement européen ou lisant le journal pendant le conseil de Paris et que l’article cite également. Oui, elles sont à mon sens signifiantes, et ce n’est pas parce qu’elles sont captées par les équipes du Petit Journal (auquel j’ai consacré il y a peu un billet) et non par un JRI d’une rédaction classique qu’elles ne constituent pas un matériau pour une information.
Les amateurs ne font pas l’info, mais ils peuvent en fournir le matériau de base. C’est bien là l’incompréhension de fond que révèle ce nouvel article. Pour bon nombre de journalistes, une vidéo, une photo, ne sont crédibles que si elles sont captées par un journaliste professionnel dûment encarté. Pourquoi ? L’info ne se limite pas à la captation.
Un matériau de départ à partir duquel les journalistes font leur travail
L’info participative, qui fait si peur à de nombreuses rédactions, ce n’est pas ouvrir la vanne à tout et n’importe quoi. C’est ne pas limiter le matériau de départ à celui que les journalistes seuls peuvent récolter. 
Les amateurs qui proposent la vidéo de John Galliano ne fournissent pas une info mais un matériau de départ à partir duquel les journalistes peuvent et doivent ensuite faire leur travail : vérifier, recouper, contextualiser. Le 13 mars, Matthieu Stéfani, co-fondateur de Citizenside, publiait un billet intitulé Amateurs, du travail de pro dans lequel il revenait sur la vidéo de Galliano et sur les nombreuses images amateurs en provenance du Japon :
” Ces deux événements marquent l’intérêt de la collaboration entre amateurs et professionnels. Ils sont complémentaires pour 2 raisons:
•   L’amateur peut révéler des informations qui ne seraient jamais sorties sans lui (Galliano aurait-il continué a nier?)
•   Le professionnel peut doit désormais compter sur documents amateurs pour agrémenter son travail.
 Les événements du Japon, si tragiques soient-ils, montrent un travail professionnel remarquable, avec des prises de vues d’hélicoptères qui nous marqueront à vie, au même titre que le 11 septembre. En y ajoutant les vidéos amateurs, nous pouvons ressentir l’événement vu de l’intérieur. Je passe sur les événements de ce début d’année en Afrique du Nord, qui ont vu l’amateur témoigner avec des documents incroyables une fois de plus. 2011 est un tournant dans l’image d’information, et c’est une bonne chose. “
Il est légitime et même passionnant de se pencher sur ce phénomène de dés-intermédiation qui frappe de plein fouet les médias, et sur l’irruption de contenus amateurs de plus en plus nombreux se diffusant largement grâce aux outils du web social. Mais il faut le faire sans tout mélanger. Sous peine de quoi, de nombreux journalistes continueront de se couper des usages du grand public.
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Billet publié initialement sur le site d’Erwann Gaucher sous le titre : Amateurs et journalistes : et si on arrêtait de tout mélanger ?
Illustrations Flickr CC TechCrunch et Hamed
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