Et si le droit d’auteur s’appliquait aux tatouages?
Une question qui peut sembler saugrenue, voire absurde, et qui pourtant est un véritable casse-tête pour les juristes. Décidément, le droit d'auteur n'a pas fini de nous étonner !
La semaine dernière, un billet intitulé Tattoos and moral rights: a couple of points to ponder (en) est paru sur l’excellent site anglais, The 1709 Blog, qui soulève des questions surprenantes (et assez tordues) sur les rapports entre le droit d’auteur et le tatouage.
Un lecteur se demande si le le tatoueur qui réalise un tatouage pour un client dispose d’un droit de propriété intellectuelle sur cette création, et dès lors, s’il peut utiliser son droit exclusif de représentation pour empêcher que le tatouage soit montré en public. Dispose-t-il également d’un droit moral qui pourrait lui permettre de s’opposer à ce que l’on modifie ou efface le tatouage, en mettant en avant son droit au respect de l’ œuvre ? Et qu’en est-il en matière de tatouage du droit de retrait ou de repentir qui permet théoriquement à un auteur de mettre fin à la publication d’une œuvre ?
Certains commentaires sous le billet vont encore plus loin dans le questionnement. L’un d’eux se demande [EN] ce qui pourrait se produire si un tatoué devient obèse, au point que cela déforme le tatouage. Le tatoueur peut-il agir en prétendant que l’on a dénaturé son œuvre ? Une autre personne répond qu’en vertu du droit de la personne à disposer de son corps, le tatoueur ne peut prétendre à l’intégralité de ses droits et que ceux-ci se limitent en fait au droit à la paternité sur l’œuvre. Voilà des questions juridiques comme je les aime ! Et cela m’a donné envie de creuser cette question du statut juridique du tatouage, ce qui m’a permis de constater qu’il existe un régime complexe en la matière et toute une jurisprudence – impliquant parfois des célébrités comme David Beckham ou Johnny Halliday ! – s’efforçant de concilier tant bien que mal des principes contradictoires. Vous allez voir que l’on est quand même pas loin du CopyrightMadness…
Le droit d’auteur dans la peau
Tout d’abord, porter un tatouage, c’est indéniablement accepter d’avoir « le droit d’auteur dans la peau » (Brrr…). Car si le dessin reproduit sur l’épiderme du client par le tatoueur présente suffisamment d’originalité, il n’y a pas de raison de ne pas lui reconnaître le statut « d’œuvre de l’esprit », telle que l’entend le Code de Propriété Intellectuelle, et ce même si elle n’est pas signée :
Les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les oeuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination.
La reconnaissance d’une œuvre de l’esprit est donc indépendante du support qui la véhicule, les juges exigeant seulement qu’il y ait une mise en forme suffisante des idées, de manière à les rendre sensibles, ce qui est bien le cas avec un tatouage. Néanmoins, le Code consacre également un principe essentiel de séparation des propriétés matérielle et intellectuelle, en définissant le droit d’auteur comme une « propriété incorporelle [...] indépendante de la propriété de l’objet matériel ». L’acquéreur d’un tableau par exemple n’est pas du seul fait de la vente investi des droits de propriété intellectuelle sur l’œuvre fixée sur la toile. Il ne peut vendre des reproductions tirées du tableau ou l’exposer en public, sans l’autorisation de l’auteur. C’est cette indépendance entre l’œuvre et son support qui crée une situation étrange en matière de tatouage, car le tatoué doit quelque part accepter qu’une partie de son propre corps ne lui appartienne plus entièrement. C’est même plutôt en un sens l’œuvre qui « possède » le tatoué !
Un cas intéressant survenu en 2010 aux Etats-Unis illustre bien les difficultés qui peuvent naître de la collision entre le droit sur l’œuvre et le droit sur le corps. En voyant le tatouage qu’il avait réalisé pour un basketteur célèbre, Rasheed Wallace, apparaître dans une publicité pour Nike, un tatoueur décida d’agir en justice pour revendiquer son droit d’auteur sur l’œuvre. Le basketteur avait versé 450 dollars pour le service rendu par le tatoueur, mais aucun contrat de cession de droit de propriété intellectuelle n’avait été signé. L’affaire s’est résolue par une transaction, mais il y a tout lieu de penser que le tatoueur aurait pu obtenir gain de cause devant un juge, car il restait titulaire des droits patrimoniaux sur le tatouage.
Une mésaventure inverse est arrivée au footballeur David Beckham. En 2005, des hommes d’affaires japonais essayèrent d’acquérir auprès du tatoueur de la vedette les droits sur le fameux tatouage d’ange ornant ses muscles dorsaux, afin de l’utiliser pour une ligne de vêtements. Refusant de voir une partie de son corps utilisée ainsi, David Beckham s’efforça de racheter lui-même de son côté les droits sur les dessins, mais pour une somme jugée insuffisante par le tatoueur. Devant les menaces de poursuites, celui-ci renonça au projet de création d’une ligne de vêtements, mais à titre de représailles, il menaça à son tour d’attaquer le footballeur si son œuvre apparaissait dans une campagne publicitaire montrant le footballeur dos nu ! Une telle « guérilla juridique » peut durer longtemps…
Le casse-tête des juristes
Pour débloquer de genre de situations, les juges s’efforcent de distinguer autant que possible les droits sur le dessin-tatouage (l’œuvre) et ceux sur le tatouage dessinée sur la peau (une des manifestations de cette œuvre). C’est ainsi qu’a procédé un juge belge en 2009 à propos d’une affaire dans laquelle un client se plaignait qu’un tatoueur ait utilisé une photo de son tatouage dans un annuaire à des fins publicitaires. Le juge a estimé au nom du droit de la personne à disposer de son corps qu’un tatoueur ne peut imposer à son client d’exposer son tatouage ou de le faire prendre en photo. Inversement, le tatoueur ne peut pas interdire à son client de se faire prendre en photo, s’il le désire. Par contre, le tatoueur est libre de son côté d’utiliser le dessin utilisé pour réaliser le tatouage, mais pas directement une photo du corps de son client, à moins que celui-ci ne donne son autorisation.
Les juges français raisonnent à peu près de la même façon, en accordant une primauté aux droits de la personne du tatoué sur le droit d’auteur du tatoueur, même si celui-ci dispose quand même de moyens d’agir en justice, comme l’a montré une affaire portant sur l’épaule… de Johnny Halliday ! Un tatoueur avait réalisé pour Johnny un tatouage représentant une tête d’aigle gratuitement, mais il prit tout de même la précaution déposer son dessin à l’INPI… Lorsque la maison de disques décida de commercialiser une série de CD, DVD et vêtements portant le dessin de cet aigle, le tatoueur attaqua en justice pour contrefaçon de son œuvre. Le juge a rendu une décision nuancée à cette occasion en reconnaissant à Johnny le droit d’exploiter son image, à condition que le tatouage apparaisse « de manière accessoire ». Mais pour des usages séparés du dessin, l’autorisation du tatoueur est bien requise et la maison de disques fut condamnée.
Enfin, outre le couple tatoueur/tatoué, un troisième personnage peut surgir, lorsque le tatoueur reproduit pour orner la peau de son client une œuvre préexistante et protégée, sans demander l’autorisation à l’auteur original. Il commet alors un acte de contrefaçon, qui s’inscrit de manière indélébile sur la peau du client ! C’est pourtant une pratique courante de s’inspirer d’œuvres préexistantes pour réaliser des tatouages, mais avant de choisir de choisir de se faire tatouer Mickey, Hello Kitty ou Dark Vador sur le corps, mieux vaut réfléchir, car n’oublions pas que les juges en matière de contrefaçon ont le pouvoir d’ordonner des saisies des copies, voire même… leur destruction. On imagine mal que les choses aillent aussi loin, mais allez savoir, il y a peut-être quelque chose dans ce goût-là dans l’accord ACTA ;-) !
Ce que je trouve intéressant, c’est que dans le domaine du tatouage, ce sont finalement moins les règles juridiques qui régulent les usages que d’autres types de code. Des règles de déontologie par exemple, dans la relation avec le client, comme on peut le lire ici. Et un certain code d’éthique entre tatoueurs (voir ici), qui fait qu’on répugne à se copier entre professionnels. Ce qui n’est pas sans me rappeler d’autres domaines, comme la cuisine, où le droit d‘auteur a du mal à s’appliquer, mais où des règles d’une autre sorte assurent une forme de régulation, d’une manière souvent plus souple.
Si ce sujet, vous intéresse, je vous recommande la lecture de cet article L’art dans la peau, par Judith Lachapelle, le dossier Droit du tatoueur et du tatoué sur le site tatouagedoc, ainsi que l’article Tatouage, droit d’auteur et droit du corps, paru dans Tatouage Magazine.
Article initialement publié sur le blog de Calimaq sous le titre : Tatouage : le droit d’auteur dans la peau
Photos flickr CC Julie Kertesz ; Tattoo lover ; Brice Hardelin
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