Et si la musique était un art utilitaire ?
Dans une présentation TEDx, Joanna Blakley compare la propriété intellectuelle pour les produits utilitaires et pour l'art. Quel serait le meilleur système de protection pour inciter la création et l'innovation ?
Article initialement publié sur OWNImusic.
Dépassé par l’extension infinie de son champ – nature des œuvres protégées, durée de protection et champ d’exploitation -, le droit d’auteur tel qu’il a été défini il y a deux siècles, tente de s’adapter aux évolutions du numérique. Il se rapproche du coup du copyright, qui lui-même évolue. En effet, le copyright considère que l’art doit participer à l’élévation des sociétés et que les biens culturels, à l’instar de la science et de la recherche, doivent être accessibles. Il n’y a pas de préjugés, au sens juridique du terme, en faveur des auteurs (droit moral) dont les intérêts doivent être objectivement conciliés avec ceux des utilisateurs et ceux des investisseurs.
La vision romantique que le vieux continent a de l’art et dont il use pour le “protéger” ne mériterait-elle pas d’être revisitée afin de faciliter la circulation des œuvres et les rendre plus accessibles ? L’art ne serait-il finalement pas, comme le suggère le droit du copyright un bien commun sur lequel l’auteur ne bénéficie pas d’un droit particulier qui lui permette une appropriation abusive de ses œuvres ? D’expérience, je note que l’artiste que prétendent défendre les grands groupes, soudainement devenus fervents défenseurs du droit d’auteur (versus le copyright), est bien souvent plus conscient de la nécessité de libérer les contenus au détriment de leurs droits afin d’éduquer les publics et créer de nouveaux consommateurs avides de produits culturels.
« Music is a commodity »
Il est de plus en plus fréquent d’entendre que la musique est désormais un produit utilitaire, un accessoire. Il n’existe pas vraiment de traduction française pour le terme anglo-saxon commodity. La traduction littéraire serait « produit utilitaire » mais le terme anglo-saxon induit surtout la notion de marchandise vulgaire, ce qui va à l’encontre de notre conception de l’Art qui est d’abord un bien plus qu’un produit et qui s’apparente davantage à un don exceptionnel qu’à un vulgaire produit de première nécessité.
Dans une interview qu’il nous a accordée, Michael Schneider, PDG et Fondateur de Mobile Roadie, nous confiait que son souhait le plus cher était que les industries musicales acceptent que leurs produits servent à vendre d’autres produits. Pour lui, la musique enregistrée est désormais un simple produit d’appel (un CD servant en général à promouvoir une tournée, à vendre des accessoires, faire la promotion d’un artiste/marque…). Michael Schneider est bien évidemment un Américain et cette phrase « recorded music has become a commodity » reste une déclaration choquante pour la plupart. Moi-même, qui défend avec ferveur l’Art avec un grand A, ai les dents qui grincent en entendant une affirmation d’une telle « insolence ».
Pourtant, je découvre peu à peu que la notion de produit n’est pas incompatible avec celle de création. Et si nous faisions évoluer le concept de l’Art et que nous arrêtions de prendre nos artistes pour des êtres faibles ? Le talent d’un compositeur est-il vraiment plus extraordinaire que celui d’un créateur de mode ?
Johanna Blakley est directrice adjointe du Norman Lear Center [en] où elle observe comment la culture interagit avec nos habitudes politiques, commerciales et sociales. Plus particulièrement, elle mène une réflexion sur les conséquences de la propriété intellectuelle sur la création et l’innovation.
Dans une présentation Tedx intitulée « Lessons from fashion’s free culture » (« Leçons tirées de la culture libre dans la mode »), elle compare l’utilisation de la propriété intellectuelle dans le secteur de la mode par rapport à son application dans le secteur des « biens culturels ».
Pas de protection pour les produits utilitaires
La mode et la haute couture ne bénéficient pas de protection particulière. Le seul détail que l’on puisse protéger en mode reste le logo, ou la marque. Aux États-Unis, ni les modèles ni les assemblages d’échantillons ne sont couverts par la propriété intellectuelle. La raison de cette absence de protection est que la mode est considérée comme un secteur utilitaire sensé fabriquer et produire des produits de première nécessité. Si à la première lecture, cette définition paraît correcte, il est difficile de concevoir qu’une paire de Louboutin soit vraiment indispensable à notre survie ; pourtant elle tombe sous le même régime que les basics et devient ainsi un produit utilitaire.
La croyance générale prétend que la propriété est un moteur d’innovation. La propriété intellectuelle traditionnelle considère qu’il faut récompenser les créateurs pour les inciter à innover. Il faut qu’ils puissent être rémunérés sur chaque copie inspirée de son idée originale. Or, malgré la quasi-absence d’une telle forme de protection en mode, ce secteur est l’un des plus innovants et des plus créatifs. La mode bénéficie de cette absence de protection et connait un succès critique et économique incontestable.
Contrairement à des secteurs comme la sculpture, la musique, la photographie, le film ou la peinture, grâce à l’absence de protection, les couturiers peuvent copier n’importe quel échantillon d’un modèle préexistant pour l’intégrer au leur et ainsi élever un produit considéré comme utilitaire en objet d’art.
Les grandes chaînes de la mode telles H&M ou Zara à première vue bénéficient largement de cet écosystème particulier à la mode. De nombreux procès ont été intentés et tous ont abouti à un non-lieu. On se demande alors comment les couturiers haut de gamme, sans cesse copiés, réussissent à survivre voire font fortune ? Pourquoi payer une paire de chaussures 500 euros quand on peut trouver la même à Belleville pour 15 euros ? En réponse, Johanna Blakley, non sans ironie, montre une vidéo dans laquelle Tom Ford, alors designer pour Gucci, explique que des études (inutiles dans ce cas mais plus crédibles pour la majorité) montrent que les consommateurs de Belleville ne sont pas les mêmes que ceux qui fréquentent la rue du Faubourg Saint Honoré. Scoop, les clients de H&M ne sont pas les mêmes que les clients de Gucci !
La mode ou l’industrie du plagiat
En effet, les copies ne ressemblent jamais à l’original. Les matériaux utilisés pour les copies sont en général de moins bonne qualité que ceux utilisés pour les originaux et les coupes sont moins travaillées. Il peut arriver cependant que les copies présentent une originalité que l’original n’a pas.
Le premier argument est que le monde de la mode bénéficie d’une très large palette d’inspiration. En effet, tous les créateurs de mode avouent s’inspirer de la rue et de ce qui les entoure. Ainsi, plus il existe de modes, plus les créateurs ont matière à s’inspirer. Ceci a pour conséquence que les cycles de la mode sont très rapides et éphémères. La rapidité avec laquelle les tendances évoluent bénéficie aux créateurs qui peuvent ainsi écouler plus de marchandises.
Les fashionista veulent toujours avoir un temps d’avance sur les tendances et ont donc besoin d’un renouvellement rapide des modes. Cette rapidité incite les créateurs à être le plus créatifs possible afin de répondre à la demande des fashionistas. Les grands couturiers, afin de garder leur notoriété doivent sans cesse imaginer des produits nouveaux.
Les grands couturiers fabriquent des vêtements, certes, mais ils inventent surtout des styles, des looks, qui sont difficiles à reproduire. Les blagues ne sont pas non plus protégées par la propriété intellectuelle. À l’instar des grands couturiers, les comédiens comiques adoptent chacun un style. La même blague racontée par deux personnes différentes ne provoque pas la même réaction.
Étude comparative
Johanna Blakley compare ensuite le système de protection américain à celui du Japon et de l’Europe qui sont les deux marchés les plus importants pour la mode après les États-Unis. Au Japon, afin de pouvoir déposer un modèle, les critères d’originalité sont si stricts que les grands couturiers japonais ne déposent jamais leurs modèles car il est quasiment impossible de prouver que chaque constituant d’un modèle n’est pas inspiré d’un autre.
En Europe, les critères d’innovation sont quasi-nuls, n’importe qui peut déposer ce qu’il lui plait (ce qui pose notamment des problèmes au niveau de la délivrance des brevets pour laquelle l’attente est de plus en plus longue). Les standards d’originalité sont si inconsistants qu’il suffirait de déplacer un logo d’un demi centimètre pour obtenir un brevet. De ce fait, bien que l’Europe soit le berceau de la mode, les couturiers déposent rarement leurs modèles et le plagiat reste monnaie courante.
L’absence de protection pour les produits de la mode a maintes fois été critiquée aux États-Unis. Mais le fait qu’il soit très difficile d’établir des critères d’originalité et qu’il soit encore plus illogique de déterminer à qui appartient un style (« Who owns a look ? ») fait qu’il n’existe toujours pas de protection particulière à la mode.
Il existe d’autres secteurs que la propriété intellectuelle ne couvre pas : les recettes de cuisine et l’esthétique d’un plat, le design des voitures, le mobilier, les tours de magie, les coupes de cheveux, les logiciels open source, les tatouages, les enchainements de feux d’artifice, les règles de jeux de société, les parfums…
Pour terminer, Johanna Blakley compare la part de marché occupée par ces produits dits « utilitaires » à celui des « biens culturels » qui bénéficient d’une forte protection par la propriété intellectuelle. Le graphique dit tout.
Les « biens culturels » sont donc protégés par la propriété intellectuelle mais pas les produits utilitaires. La mode est un exemple parfait qui montre la limite très ambiguë qu’il existe entre l’utile et le superflu. Le nécessaire et le supplément. Certaines idées, en l’occurrence celles qui donnent lieu à l’existence d’une catégorie de biens dits « utilitaires », doivent pouvoir circuler. Elles ne bénéficient donc d’aucune protection particulière qui pourrait entraver la transmission de ces connaissances quand l’art, qui est l’expression du fruit de notre pensée bénéficie d’une protection afin de contrôler sa circulation.
La question que pose finalement Johanna Blakley est celle-ci : quel serait le modèle de protection le plus approprié en cette ère numérique, afin de préserver la création et l’innovation ?
Ce qui me plaît dans cette réflexion, c’est d’imaginer que l’Art puisse être considéré comme un bien essentiel. En partant du principe que le critère d’un produit utilitaire est qu’il soit essentiel à la survie c’est, selon moi, une définition très juste de l’Art, trop souvent considéré comme un « supplément d’âme ». Certains pourraient cependant se sentir offensés que l’Art soit mis au même rang que la nourriture, l’habillement ou la fourniture de maison. J’ai souvent répété aux musiciens de mon entourage, obsédés par l’idée qu’on puisse leur voler leurs idées, que s’ils étaient copiés, c’était tout d’abord l’indication que leur production était de qualité. De même, si des extraits de leurs productions finales étaient copiés, en aucun cas ces « voleurs » ne seraient capable de s’approprier leur talent.
Nous entrons dans ce que j’appelle l’ère de l’original. En cette ère numérique où la production de copies n’existe quasiment plus, ou du moins, où la copie n’a plus de valeur, l’époque de l’infobésité où il est difficile de satisfaire le consommateur et d’attirer son attention, c’est de l’original qu’on consommera. Composer beaucoup et de manière toujours plus originale, c’est à cela que revient une ère sans copies. Certes, un bon retour en arrière mais comme le disait Alain Frey, leader du groupe Aloan :
“Comment vivre de la musique?” Je pense que cette question se pose depuis toujours mais la vraie question serait plutôt : “comment a-t-on fait pour générer des millions avec la musique ?”
Afin de pouvoir récolter les fruits de nos idées et profiter au plus vite des opportunités offertes par les nouvelles technologies, il est urgent de dépasser certains a priori, défendre l’innovation contre les acquis. La création et l’innovation ne sont pas incompatibles et c’est en ce sens que nous indiquons des pistes pour réfléchir sur une relation nouvelle entre l’œuvre et son auteur.
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Crédits photos CC flickr : Daquella manera, Olivier; nikolaj-kuebler
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