Freaks: espèce de salles obscures

Le 21 avril 2011

En 1932, un film singulier défraye la chronique, tombe dans l'oubli pour redevenir culte à partir des années 1960. Freaks touche un point sensible, sur le regard de l'autre, et la représentation des monstres.

En octobre 1931, Freaks ou La Monstrueuse parade est en plein tournage. Les États-Unis sont encore dans la tourmente de la Grande dépression de 1929 et l’Europe fait face à la montée du fascisme et du nazisme. Le choc des mutilés de la Première Guerre est encore vif dans les mémoires: le cinéma connaît l’âge d’or des films de monstres et entre dans l’ère du parlant.

Dans le monde du cirque, c’est la grande époque des “sideshow” où sont présentés, en marge du spectacle principal, des êtres singuliers : hommes-tronc, femmes à barbe, avaleurs de sabres, microcéphales, siamois, etc.

Prince Randian, un des acteurs du film Freaks

L’ambiguïté de ce film commence dès le tournage où le réalisateur Tod Browning, auréolé de gloire après le tournage de Dracula [en] avec Bela Lugosi, impose à la Metro Goldwyn Mayer de monter le casting avec des phénomènes de foire issus des cirques du pays. La concurrence est rude entre les studios hollywoodiens et la MGM cherche à faire un gros coup face au succès de Frankenstein produit par Universal.

Le film est un échec cuisant, et il ne connaitra sa seconde vie qu’à partir des années 1960 lors d’une représentation au festival de Cannes. Freaks est reconnu aujourd’hui comme un film culte et universel sur la représentation du monstre moral et du monstre physique, où la fiction rejoint la réalité sur le tournage :

Parmi les anecdotes les plus célèbres mais aussi les plus emblématiques du malaise que provoqua la constitution d’une telle équipe, on se souvient (…) des problèmes récurrents de cantine, le personnel de la MGM protestant contre le fait d’être attablé dans la même pièce que les monstres, ou encore la triste et horrible nausée qui gagnait F. Scott Fitzgerald, (…) lorsqu’il observait la curieuse troupe manger (…).

On se souvient aussi des diverses tensions entre les acteurs, des multiples rivalités entre les monstres qui, bénéficiant chacun du statut de vedette dans leur cirque d’origine, n’appréciaient que moyennement de partager leur notoriété.1

En 2011, Freaks est l’un des films sélectionnés dans le dispositif Lycéens et apprentis au cinéma en région PACA, au côté d’un autre film de monstres, Starship Troopers de Paul Verhoeven (1997). Boris Henry, chercheur-enseignant en cinéma, et intervenant pédagogique dans les classes, raconte que les élèves sont restés cois devant le film :

Ils ont eu beaucoup de mal à croire que les Freaks étaient réels, et que Tod Browning avait tourné sans effets spéciaux, trucages ou maquillage. Le film est en dehors de leur canon habituel et par opposition, leurs réactions sur Starship Troopers étaient plus réservées. Habitués à l’évolution des effets spéciaux, tant au cinéma qu’avec les jeux vidéo, ils n’ont pas adhéré à l’esthétique de ce film qu’ils ont trouvé vieillot. Les insectes géants manquaient de crédibilité esthétique, ils ne les ont pas fascinés comme les corps des phénomènes de la Monstrueuse parade qui leur ont fait se poser beaucoup de questions sur la représentation du corps mutilé ou handicapé, sur le monstre, la mobilité et la sexualité notamment.

Le corps de l’acteur est, chez Browning, un instrument de la déformation et est au centre d’un dispositif dépourvu d’effets spéciaux. Il donne à voir le monstre qui est en chacun de nous. L’intérêt de Browning s’est toujours porté sur les acteurs, en témoigne sa longue collaboration avec Lon Chaney, surnommé “L’Homme aux Milles Visages”.

Pour Browning, “les acteurs sont des personnes à la marge de la société, ils sont singuliers. Le corps hollywoodien est un corps monstrueux, aujourd’hui encore, on le constate avec la chirurgie esthétique chez les stars, et le monstre est un dispositif en soi auquel participe l’acteur. Être acteur c’est aussi être un monstre”, selon Boris Henry.

Si Freaks n’a jamais fait l’objet d’un remake, il n’en a pas moins inspiré beaucoup de cinéastes. David Lynch avec Elephant Man et Twin Peaks, ou Tim Burton avec Big Fish, qui a aussi sa galerie de monstres forains. La chaîne HBO a notamment produit une série sur les “sideshows” dont l’action se passe dans les années 1930 aux États-Unis, La caravane de l’étrange.

Pour Boris Henry,

Freaks est en quelque sorte la queue de la comète de la culture foraine dans laquelle on montrait les monstres ; cette culture ayant en grande partie disparu, le regard porté sur les phénomènes a changé et il est donc difficile, voire sans doute impossible, de refaire un film comme Freaks.


Freaks, dans son intégralité [en]:

Hans et Frida
Prince Randian, l’homme-tronc
Cléopâtre pendant le dîner de noces
Johnny Eck, l’homme sans jambes
Minnie Woolsey dite Koo Koo
Schlitze
Cléopâtre “One of us ! One of us !

Les soeurs Hilton
Les soeurs siamoises Ping et Jing dans Big Fish de Tim Burton, 2003
The Red Room dans Twin Peaks Fire Walk With Me de David Lynch
Edward aux mains d’argent
Big Fish de Tim Burton, 2003 ©Columbia Pictures



Retrouvez tous les articles de notre dossier “monstres” sur OWNI.
- “Le corps jugé monstrueux n’a pas d’humanité”
- “Un nouvel appendice pour l’espèce humaine ?”

Image de Une par Loguy /-)

Crédits photos et illustrations :
Les enfants de cinéma ; CNC ressources ; Site Image ; Images de la culture ; Lycéens et apprentis au cinéma, région PACA ; Sunday Magazine ; Phreeque ; Sony Pictures

Via Flickr Something by the wolf [cc-by-sa]

Pour aller plus loin :
Le dossier pédagogique sur Freaks, par Boris Henry, édité par le Centre National de la Cinématographie pour le dispositif Lycéens et apprentis au cinéma
Cinémaction nº125 “Tod Browning, fameux inconnu” de Pascale Risterucci et Marcos Uzal, 2007
>”Freaks, la monstrueuse parade de Tod Browning” de Dick Tomasovic, Editions du Céfal, 2005Lon Chaney chez Tod Browning [article] de Carole Wrona, sur le site Critikat
La télégénie du monstre [pdf] de Jean-Pierre Sélic
Le site Human Marvel
Le site Sunday Magazine
Le casting complet de Freaks [en]

  1. Freaks, la monstrueuse parade de Tod Browning de Dick Tomasovic, Éditions du Céfal, 2005 []

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