Démystifier les discours sur le piratage
Les hackers sont-il des "pirates", ou bien des "terroristes" ? C'est fou ce qu'on peut faire dire aux hackers qui n'avaient pourtant rien demandé. Petite déconstruction d'une mythologie vraiment "mytho".
L’analyse des discours sur le téléchargement illégal fait apparaître plusieurs idéologies qui s’affrontent : les gardiens de la propriété intellectuelle v. les bandits sans foi ni loi, les défenseurs du partage v. les supermarchés de la culture. Jugeant le mot piratage « trop sexy » 1, la présidente de la fédération internationale des acteurs a ainsi proposé de changer de terminologie. Selon elle, « le piratage évoque quelque chose lié à l’aventure, cela vous fait penser à Johnny Depp. […] Mais nous sommes en train de parler de crime » 2. Une mythologie autour du piratage apparaît, propice à diluer, pervertir voire écraser tout discours critique.
Un « jeu de cache-cache » 3 entre le sens et la forme vient définir le mythe, dont la particularité est de rendre naturel ce qui n’est pourtant qu’historique. Pour Roland Barthes, il apparaît légitime d’interroger le récit de notre actualité, dans lequel « l’abus idéologique » 4 apparaît caché par « l’exposition décorative de ce-qui-va-ce-soi » 5. Ainsi, le téléchargement illégal d’Å“uvres, stigmatisé comme acte de piraterie, est révélateur d’une lutte idéologique où s’affrontent les langages mythiques des fondateurs d’Internet et des industries du contenu.
Le mythe du piratage, ritournelle des industries culturelles
Le terme piratage fait historiquement référence aux pirates du milieu maritime et a remplacé le terme piraterie par glissement sémantique, suite à son utilisation dans les médias pour désigner les personnes qui téléchargent des Å“uvres illégalement. Dans son ouvrage Du bon usage de la piraterie, Florent Latrive rappelle cependant qu’en droit français, « la piraterie n’a pourtant pas d’existence juridique, l’emploi de ce terme vise à colorer un mot bien moins imagé : la contrefaçon, soit l’atteinte aux droits de propriété intellectuelle […] prétendument menacés aujourd’hui par des hordes de voleurs » 6.
Le lecteur du mythe en vient alors à rationaliser le signifié (le vol, la criminalité) par le signifiant (l’échange P2P). Les industries culturelles présentent l’échange des contenus numériques comme un crime qu’il faut combattre et punir. Cependant, le raccourci entre vol et échange P2P s’éloigne de l’analyse factuelle. Une logique de confusion apparaît ainsi à l’Å“uvre. En établissant comme naturelle et indéniable la dangerosité de la menace que fait peser le téléchargement illégal sur l’industrie et la société dans son ensemble, le discours médiatique entend rendre légitime et voulue la répression contre le piratage. Cela discrédite dans le même temps toute velléité à considérer différemment l’échange P2P sur Internet, mis sur le même plan que le crime organisé, le terrorisme, la pornographie infantile. Ces parallèles ne sont pas neutres.
Par ailleurs, afin de justifier l’intervention des gouvernements pour venir en aide aux industries des contenus, Internet est discrédité, décrit comme un territoire sans foi ni loi. En novembre 2007, à l’occasion de la remise du rapport Olivennes sur la lutte contre le téléchargement illicite et le développement des offres légales d’Å“uvres numériques, le président Nicolas Sarkozy saluait « l’avènement d’un Internet civilisé 7 », n’hésitant pas à dépeindre Internet comme « une nouvelle frontière [qui] ne doit pas être le Far-West high-tech, une zone de non droit où l’on peut piller en toute impunité » 8. Le fait qu’Internet soit un espace régulé, avec des normes et des protocoles, voire qui s’autorégule, avec les adaptations progressives des diverses législations en vigueur, est évacué.
Sous l’éclairage des Mythologies de Roland Barthes, il apparaît possible d’analyser les discours médiatiques actuels sur le piratage des films sur Internet, comme mystifiant la réalité historique de la propriété intellectuelle. Une confusion apparaît entre un système de valeurs et un système de faits. Le mythe relègue alors le téléchargement illégal au rang de crime, établit comme naturel le recours au gendarme, part du principe qu’une Å“uvre piratée sur Internet équivaut à une perte sèche pour l’industrie, en omettant la complexité des mutations en cours. La doxa propagée par ce mythe du piratage est l’image que les industries culturelles se font de l’échange de fichiers sur Internet et qu’elles imposent à la société dans son ensemble. Leur stratégie est ainsi de remplir le monde entier de leur morale et de leur vision de la propriété, en faisant oublier que le rapport à la copie et à la technique est historique, variable dans le temps et l’espace.
La figure du pirate, renversement et réappropriation du mythe
Employé pour définir l’internaute qui commet un vol en téléchargeant des Å“uvres sans payer de droits d’auteur, le mot pirate fait référence tout à la fois à la figure de l’anarchiste, du hacker, du pirate informatique, voire au film Pirates des Caraïbes. Historiquement, une idéologie romantique entoure le terme pirate. Beaucoup d’anarchistes se sont ainsi inspirés de la philosophie des pirates qui consistait à s’exiler de toute nation afin de mener une vie plus libre.
Dans le domaine de la micro-informatique, le terme pirate renvoie à la communauté des hackers, qui, face aux alertes médiatiques sur les actes des pirates informatiques, ont vu leur statut passer de celui de héros d’un milieu technique d’initiés, à celui de parasites pour l’ensemble des internautes confrontés aux failles de sécurité. Le mythe du pirate établit une contingence en éternité. Ainsi, les discours des industries culturelles occultent l’« éthique hacker » et rendent naturelle la référence à la piraterie informatique, qui ne représente pourtant qu’une partie de l’ensemble de cette communauté de passionnés et de bidouilleurs informatiques.
En réaction, la communauté des hackers va se mobiliser autour d’une lutte sémantique pour la qualification des acteurs et la signification du terme hacker, qui s’accompagne d’une lutte pour la reconnaissance et la préservation d’un projet social authentique. Cette double lutte est généralement mise en abime par l’opposition binaire entre white hats (chapeaux blancs) et black hats (chapeaux noirs) 9. Dès lors, des hackers fameux, comme Eric Raymond, mettent un point d’honneur à distinguer différentes figures et à faire reconnaître le rôle positif des « true hackers », à savoir ceux qui maîtrisent les grands langages de programmation et sont « en mesure de revenir aux sources du code des programmes d’exploitation, symbole de maîtrise ultime » 10.
Ainsi, « le projet d’un cyberespace sans État, bien qu’originellement en partie financé par des programmes à vocation militaire, est marqué par une vision libertarienne de la politique, aux États-Unis notamment » 11. Il en ressort un esprit de méfiance envers les lois et une vision utopique de l’échange, du partage, de la coopération. Les hackers considèrent que l’information veut être libre et que l’on ne saurait vouloir l’enrayer, la bloquer, la filtrer, la censurer. Pour sa part, la communauté Warez estime quant à elle que la propriété intellectuelle devrait appartenir à tout le monde. Au sein de cette communauté, certains black hats revendiquent une volonté de rendre accessible à tous, gratuitement ou quasi gratuitement, produits culturels et logiciels nécessaires à l’activité créative. Le contournement des mesures de protection s’inscrit alors dans une entreprise non lucrative orientée vers la circulation des programmes, se réclamant de la liberté d’accès à l’information. Dans une perspective orwellienne, le mythe du pirate est alors mobilisé pour décrire l’individu qui télécharge des Å“uvres, en tant que défenseur des valeurs morales collectives de sociétés de plus en plus individualistes et libérales, faisant exclusivement appel au droit et à l’économie pour se justifier.
En parallèle, des formes d’engagement et d’action à vocation politique vont prendre forme. À mesure que les institutions gouvernementales et économiques investissent Internet, des « hacktivistes » lancent des campagnes de piratage de leurs sites. « Outre la question des méthodes employées pour le piratage de sites institutionnels, méthodes qui peuvent faire l’objet de critiques de la part de certains hackers, force est de reconnaître que ces “hacktions” s’appuient sur plusieurs grands principes de l’éthique hacker : défiance vis-à -vis de l’autorité, de la centralisation, espoir d’une transformation pour le meilleur 12. » Le questionnement technique devient social et l’enjeu d’une lutte.
[Contrairement à ce qu'affirme ici Eric Dagiral, qui n'hésite pas à amalgamer hackers, "pirates" et "terroristes", dans les années 90 tout comme récemment avec les Anonymous, les hackers qui se sont exprimés à ce sujet ont plutôt eu tendance à rappeler, à l'instar de Voltaire, qu'ils sont contre toute forme de censure. Il donc complètement erroné d'écrire que ces "méthodes peuvent faire l’objet de critiques de la part de certains hackers" : elles ne sont jamais défendues par les hackers, tout simplement -NDLR]
Ensuite, ce langage révolutionnaire s’institutionnalise. Début 2010, une quarantaine de pays comptent leur propre Parti pirate, tous rassemblés au sein du Parti pirate international, qui s’affirme comme : « Formation spontanée née de la volonté des citoyens de se réapproprier une vie politique dans laquelle ils ne se reconnaissent plus, […] [qui] réaffirme les Droits de l’Homme et du Citoyen, les libertés démocratiques et les valeurs fondamentales de la République […]. » 13 De ce point de vue, la parole des Partis pirates n’apparaît pas comme mythique. « C’est parce qu’elle produit une parole pleinement, c’est-à -dire initialement et finalement politique, et non comme le mythe, une parole initialement politique et finalement naturelle, que la révolution exclut le mythe. » 14 Ces groupements politiques réussissent alors à renverser le mythe du pirate considéré comme pirate informatique et criminel. Ils se présentent ainsi comme porte-paroles de la révolution micro-informatique et de l’éthique hacker, affirmant les valeurs positives de la liberté et du partage.
Cependant, « face au langage réel […], je crée un langage second, un méta-langage […]. Ce langage second n’est pas tout entier mythique, mais il est le lieu même où s’installe le mythe » 15. Ainsi, le choix de la dénomination « Parti pirate » n’est pas innocent. Il s’appuie sur le mythe du pirate idéalisé, s’éloigne de la description factuelle et fait l’analogie avec la figure romantique de l’anarchiste et l’éthique positive du hacker.
Roland Barthes affirme que le langage de l’homme producteur n’est pas mythique. Le hacker, pris comme producteur du langage informatique, n’est ainsi pas en mesure de véhiculer un langage mythique. Pourtant, comme l’écrit Lawrence Lessig, les hackers peuvent inscrire leur idéologie dans les structures mêmes du Net, dans la mesure où le code fait la loi (« Code is Law 16 »). L’infrastructure d’Internet, en tant qu’espace sémantique commun à plusieurs langages informatiques, porte en lui l’idéologie des programmeurs. Le langage de programmation est ainsi imprégné de l’utopie originelle des hackers. De fait, le Web est constitué du langage mythique de ses fondateurs, qui rentre en conflit avec le discours mythique des titulaires de droits. Cette situation fait alors courir le risque d’une dévalorisation générale de toute loi cherchant à arbitrer les conflits d’intérêt dans le domaine de l’immatériel, même si les fondements sont justes.
(1) « Le piratage, un terme trop sexy selon un syndicat d’artistes », in Numerama : http://www.numerama.com/magazine/15296-le-piratage-un-terme-trop-sexy-selon-un-syndicat-d-artistes.html, 18 mars 2010.
(2) Ibid.
(3) Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957, p. 191.
(4) Ibid., p. 9.
(5) Ibid.
(6) Florent Latrive, Du bon usage de la piraterie, Paris, La Découverte, coll. Poche, 2007, p. 14.
(7) Christofer Ciminelli et Nicolas Robaux, « Téléchargement illégal – Nicolas Sarkozy : “le vol ne sera pas légalisé” », in SVMlemag.fr : http://www.svmlemag.fr/actu/02138/nicolas_sarkozy_le_vol_ne_sera_pas_legalise, 23 novembre 2007.
(8) Ibid.
(9) Dans l’argot de la sécurité informatique, le terme black hat désigne les hackers qui ont de mauvaises intentions, contrairement aux white hats qui sont les hackers aux bonnes intentions.
(10) Éric Dagiral, « Pirates, hackers, hacktivistes : déplacements et dilution de la frontière électronique », in Critique, Paris, Éditions de Minuit, n° 733-734, p. 491, 2008.
(11) Ibid.
(12) Ibid., p. 493.
(13) « Vous avez dit Pirate ? », site du Parti pirate : http://www.partipirate.org/blog/com.php?id=213.
(14) Roland Barthes, op. cit., p. 220.
(15) Ibid.
(16) Lawrence Lessig, Code: And Other Laws of Cyberspace, Version 2.0, New York: Basic Books, 2006, p. 1.
Laisser un commentaire