Hongrie: Tiszavasvari, laboratoire de l’extrême droite

Le 12 mai 2011

Située aux confins des frontières roumaines et ukrainiennes, Tiszavasvári est l’unique municipalité hongroise à avoir élu un maire Jobbik. Pour la première fois, les idées du mouvement d’extrême droite y sont mises en application.

Retrouvez les précédents articles du reportage en Hongrie : La Garda meurt mais ne se rend pas, Au coeur du quartier rom à Gyöngyöspata et Patrouille avec la milice de Hajduhadhaza

Tiszavasvári, 25 mars 2011

Vous ne le saviez sans doute pas, mais la Hongrie a deux capitales : Budapest bien sûr, splendide métropole de deux millions d’habitants, cœur économique, culturel et politique de la nation… mais aussi, perdu au milieu des champs à 300 kms de là, Tiszavasvári. C’est Gábor Vona, le leader de l’extrême droite, qui a décerné à ce bourg rural de 13.000 âmes le sobriquet de « meilleure capitale » du pays, en octobre dernier : aux municipales, les électeurs locaux venaient d’y plébisciter son parti, le « Jobbik », dont le nom signifie à la fois plus droit et meilleur.

Tiszavasvári est ainsi devenue la première et seule ville du pays à placer son destin entre les mains d’un maire d’extrême droite, le jeune Erik Fülöp. Depuis, tous les regards sont braqués sur sa commune, dont il veut faire le laboratoire des idées Jobbik. Voilà qui méritait bien une visite.

Un instituteur lynché à mort

Mon interprète Anna et moi reprenons donc la route désolante d’ennui qui part de Budapest et traverse les plaines de l’Est pour rejoindre cette petite ville, dont le nom était familier aux Hongrois avant même l’élection. Il est en effet associé à deux faits divers emblématiques de la tension entre communauté tsigane et extrême droite, qui a fortement cru ces dernières années dans les campagnes magyares et servi de tremplin au Jobbik.

Le premier s’est déroulé il y a plus de 4 ans, mais a profondément marqué les consciences. Pour beaucoup, il incarne les difficultés de la cohabitation avec les Roms. 15 octobre 2006 : Lajos Szögi, un instituteur de Tiszavasvári qui à l’école s’occupe notamment d’élèves Roms, se balade en voiture avec sa famille à Olaszliszka, à 40 kms de chez lui. Sur la route, il renverse accidentellement une petite fille tsigane. Il s’arrête pour l’aider, sort de son véhicule et, sous les yeux de ses enfants, se fait lyncher à mort par des proches de la jeune accidentée. Le Jobbik n’a pas manqué d’utiliser cette affaire tragique pour souligner les dangers de la « criminalité rom », dont il venait de faire son principal thème de campagne.

Cette stigmatisation systématique a fait monter la tension et a fini par déboucher en 2008 et 2009 sur une série d’agressions et de crimes racistes visant les Tsiganes. Une des victimes, Jeno Koka, 53 ans, était employé à l’usine pharmaceutique de Tiszavasvári. Le 22 avril 2009, ce grand-père sans histoire sort de son domicile à Tiszalök, à 8 km de là, pour aller travailler. Il est froidement abattu sur le pas de sa porte, uniquement semble-t-il en raison de son origine rom.

Cinq assassinats du même type ont lieu à la même époque en Hongrie et sont actuellement jugés à Budapest. Les quatre coupables présumés (Zsolt P., Istvan Cs, Arpad K. et Istvan K.) risquent une peine de prison à perpétuité. Ils semblent n’avoir aucun rapport avéré avec le Jobbik. Selon la presse hongroise, deux d’entre eux auraient même été liés aux services de sécurité de l’Etat. Une information à prendre avec prudence, que le Jobbik utilise pour crier au complot à son encontre.

A l’origine de la crise, dix fois moins d’emploi

Si j’en crois l’ancien maire (sans étiquette) Attila Rozgonyi, que j’ai rencontré avant ma venue sur place, cette atmosphère délétère a beaucoup joué dans sa récente défaite contre Erik Fülöp en octobre dernier. Une majorité de la population a été séduite par les thèses simplistes de l’extrême droite. Dépité, il fulmine:

Ils ont raconté n’importe quoi pendant la campagne, ils ont promis qu’ils feraient déménager tous les gitans à Hortobágy1.

Une accusation démentie par l’équipe municipale en place. La ville compte près de 3.000 Tsiganes, répartis dans deux communautés d’à peu près égale importance, installées à chaque extrémité de la commune. Celle du quartier Bud est plutôt bien intégrée : « La situation y est presque normale », selon l’ancien maire. L’autre, celle de la rue Szelec, vit dans une misère extrême : « Il n’y a pas d’électricité, peu de nourriture, de gros problèmes d’éducation et beaucoup d’usuriers », énumère Attila.

Le Jobbik a centré sa campagne sur l’insécurité. Mais pour l’ancien maire, celle-ci n’est que la conséquence de deux problèmes sous-jacents : le chômage et la surnatalité. Une situation qu’il déplore:

Auparavant, l’usine pharmaceutique à l’entrée de la ville employait 3.000 personnes et les exploitations agricoles en faisaient travailler 3.500. Aujourd’hui, 10 fois moins.

A Tiszavasvári comme dans le reste du Nord-Est hongrois, la transition du communisme vers l’économie de marché a été sanglante. Avant, tout le monde travaillait. Ou du moins avait un emploi. La transition a fait s’envoler le chômage (plus de 20 % en moyenne aujourd’hui dans la région).

Face à ce phénomène auparavant inexistant, les Hongrois ont trouvé deux solutions : «Les Roms ont choisi de faire des enfants, pour toucher les allocations. Et les non-Roms de se déclarer invalides», résume Attila. Le nombre de personnes bénéficiant du statut d’invalides est en effet étonnamment élevé en Hongrie, en particulier dans les zones déshéritées comme celle-ci. Quant à la natalité, elle bat des records chez les Tsiganes. A Tiszavasvári, d’après les estimations de la mairie actuelle, près de deux tiers des enfants nés sont roms, alors que la communauté ne représente que 20% de la population locale. Résultat : «Certaines familles vivent à 12 dans 30 mètres carrés… », m’explique Attila.

La solution? Placer les enfants roms en internat

Quand nous rencontrons le maire actuel Erik Fülöp, la description qu’il nous fait de sa ville est sensiblement la même. Lui aussi insiste sur le problème de l’éducation. Mais pour lui, les familles sont coupables: «Les enfants grandissent avec des parents qui ne connaissent même pas les tâches ménagères de base, nettoyer le sol, faire la vaisselle…» L’une des propositions phares du programme du Jobbik est précisément de couper les enfants Roms de l’influence supposée néfaste de leur milieu familial pour les placer dans des internats.

Selon Erik Fülöp, l’échec scolaire chez les Roms est presque la règle. Il regrette que les parents envoient leurs rejetons en maternelle uniquement à l’âge de 5 ans, au lieu de 3 comme la plupart des gens: «Certains gamins arrivent à l’école sans parler hongrois, ils connaissent juste leur dialecte local… » Ils entrent ainsi dans une spirale de l’échec qui se reproduit de génération en génération:

Les Roms sont si mal formés qu’ils n’ont aucune chance sur le marché du travail, ils peuvent juste faire quelques boulots saisonniers. Les enfants voient que leurs parents ne travaillent pas et survivent grâce aux allocations sociales. Et le moment venu, ils font pareil.

Evidemment, avec 28.500 Forint (106 euros) mensuels par famille de revenu minimum, plus 28.500 Ft pour une femme en congé maternité et 13.000 Ft supplémentaires par enfant (49 euros), il n’est pas facile de survivre. Il ne faut donc pas s’étonner que les cambriolages et autres vols de fer ou de bois soient fréquents dans la commune. « Il y a environ 500 délits par an, au moins un par jour», explique le maire, qui considère ces chiffres comme en deçà du niveau réel de la délinquance : «Beaucoup de méfaits ne sont même pas déclarés par les victimes. Dans l’Est de la Hongrie, les gens sont résignés. Pour les vols de valeur mineure, ils ne portent même plus plainte. »

Première mesure : créer un bordel à ciel ouvert

Lutter contre la délinquance, c’est la priorité du maire actuel. Presque toutes les mesures qu’il a prises depuis son entrée en fonction vont dans ce sens. Il commence ainsi par m’annoncer fièrement avoir créé une zone de tolérance, en dehors de la ville, «où les prostituées peuvent vendre leur beauté». A quoi ressemble-t-elle ? A rien. C’est un terrain de la mairie.

Avant, ça gênait beaucoup les locaux. Et les lois ne nous permettaient pas d’agir. Maintenant, on peut punir les femmes qui travaillent hors de la zone.

La plupart d’entre elles sont roms. Au vu des problèmes que rencontre la ville, je suis un peu étonné que le maire ait fait de ce bordel à ciel ouvert l’une des mesures emblématiques de son début de mandat…

Il évoque ensuite l’une des propositions les plus fameuses du programme du Jobbik : la création de ce que le parti nomme une «gendarmerie», en référence à la gendarmerie royale hongroise qui a existé de 1881 à 1945. En interrogeant des élus d’extrême droite, je n’ai entendu à son propos que des éloges. Tous se sont bien abstenus de souligner l’enthousiasme et l’efficacité dont elle a fait preuve dans les rafles et les déportations de juifs, en 1944. Selon une note de Yad Vashem (le mémorial de l’Holocauste), «les gendarmes étaient si cruels dans leur façon de traiter les juifs hongrois que même certains nazis en étaient choqués».

Une telle référence historique à une institution aussi décriée n’a pas l’air de gêner la nouvelle équipe municipale. Concrètement, une équipe de 10 membres permanents patrouillera dans la ville pour signaler à la police les infractions. La municipalité leur fournit deux voitures, des uniformes et des téléphones radio. Mais pas d’arme, la loi l’interdit. « Ils appellent ça une gendarmerie, mais c’est plutôt une milice citoyenne » considère quant à lui l’ancien maire Attila Rozgonyi. En effet, aucun concours ni formation ne sont nécessaires pour y entrer, au contraire de la gendarmerie française ou de nos polices municipales.

Dernier point clé dans la lutte contre la criminalité : le lancement d’une procédure contre 18 usuriers qui sévissent dans les quartiers roms. Erik Fülöp leur a en plus collé le fisc sur le dos. Il veut faire de cette intervention un exemple pour tout le reste du pays:

Ces types qui n’ont jamais travaillé un jour de leur vie se baladent toujours dans des voitures flambant neuves.

L’ancien maire avait également pointé ce problème, malheureusement très fréquent chez les Roms qui en sont les premières victimes.

Erik Fülöp sait que sa ville est observée. Il veut en faire une vitrine du Jobbik, pas seulement en matière de sécurité. Il affirme donc avoir baissé son salaire et celui de ses adjoints – curieusement, son prédécesseur m’a affirmé que le maire adjoint avait au contraire été augmenté. Il a aussi mis fin à la gestion « dispendieuse » de l’équipe précédente, notamment en sabrant dans les programmes d’emplois publics… Une décision aux conséquences dramatiques pour la communauté tsigane.

Résignés, les Roms attendent des jours meilleurs

Après une heure passée à écouter Erik Fülöp déblatérer sur les merveilleuses réformes qui feraient de sa ville la meilleure capitale de Hongrie, Anna et moi quittons la mairie pour voir l’envers du décor. Nous nous rendons dans le quartier Rom de Bud, où nous avons rendez-vous avec le leader de la communauté, Ferenc Poczkodi. Il nous guide à vélo jusqu’à chez lui.

L’endroit est calme : un alignement de maisons basses aux couleurs vives, déserté en cet après-midi ensoleillé. Nous entrons dans la charmante petite demeure verte de Ferenc, où il vit avec sa famille. Il y a des fleurs partout, sur chaque recoin de chaque meuble. « Ma mère aime les fleurs », se justifie-t-il… Tout est rangé, propre, impeccable : une maison modèle, bien loin des descriptions apocalyptiques faites par le maire. La situation est peut-être différente dans le quartier de la rue Szelec, mais ici, rien à redire. Ferenc nous propose un café. Il est simple, sincère, direct, un peu résigné, un peu triste aussi.

Il a des mains de travailleurs : c’est un ouvrier, il travaille depuis 25 ans à l’usine pharmaceutique. Il y est le dernier Rom encore en poste.

Avant, on était plusieurs centaines, mais maintenant, il n’y a plus de boulot.

D’autant que le programme de travaux publics, qui auparavant employait 630 personnes (dont une moitié de Roms), a presque disparu : il ne reste que 42 postes, souvent à temps partiel. Pour un Tsigane, trouver un emploi dans le coin est presque devenu mission impossible : « Quand un Rom est candidat par téléphone, on lui dit oui, il y a des places. Mais quand il se présente et qu’on le voit, bizarrement, il n’y en a plus», lance Ferenc. Beaucoup de préjugés circulent sur sa communauté, regrette-t-il : « Si un Rom fait quelque chose de mal, personne ne dit “c’est untel qui a volé”. Les gens disent “encore un coup des Roms !” »

Ce n’est pas avec l’actuelle équipe municipale que les choses risquent de s’arranger : Ferenc a tenté en vain d’obtenir un rendez-vous avec le maire, qui l’a renvoyé sur ses adjoints. « Cela se passait bien mieux avec l’ancien maire, on pouvait discuter… », soupire-t-il. L’avenir lui paraît sombre. En plus de la gendarmerie, il n’est pas exclu que l’extrême droite envoie un jour patrouiller sur place l’une de ses milices, comme la Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület. « Et ça ferait encore monter la tension… » L’entretien se termine sur cette note pessimiste. On prend quelques photos sur le pas de sa porte et il me lance:

Vous pourrez m’envoyer l’article? Parce que vous savez, on a internet!

Il est fier de lui et il a bien raison.


Photos: Stéphane Loignon et Une de Loguy en CC pour OWNI

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  1. un parc national à 100 kms []

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