La résistible ascension des nouveaux barbares
Ils s'appellent Google, Facebook ou Apple. Ce sont les barbares du web, qui bousculent les monopoles de l'ancien monde entrepreneurial dont la pérennité dépend d'un effort d'adaptation indispensable.
Ci-joint un petit texte concocté avec mon ami Christophe Stener, portant sur les objectifs et la stratégie des nouveaux barbares, invités d’honneur du e-G8, et sur les réponses possibles pour nos entreprises matures.
Après 800 ans de domination sans partage, les Romains furent emportés par une vague de barbares venus de plus loin et dont ils n’ont pas su dominer les attaques rapides, mobiles, sans respect des règles habituelles du combat lourd que maîtrisaient leurs phalanges…
Les entreprises leaders de l’économie du XXe siècle sont-elles condamnées à subir le même sort ? Les nouveaux entrants, nés dans Internet (“Internet natives”) que sont les Google, Facebook, Apple, Amazon, semblent en effet avoir la même mobilité, la même ambition et le même dédain pour les règles classiques que les anciens barbares.
Prisonniers du “brick and mortar”
Face à ce déferlement, les entreprises matures, leaders mondiaux de leurs secteurs, ont compris et intégré une partie des technologies numériques – en particulier le commerce électronique et le marketing viral. Mais elles restent quand même prisonnières de modèles “brick et mortar”, sans pouvoir ou savoir reconstruire toute leur chaîne de valeur par rapport au e-client. La stratégie multicanal est un bon exemple. Indispensable, elle n’est pourtant qu’un “barrage contre le Pacifique” contre ces “nouveaux barbares” qui pillent les chaînes actuelles des acteurs traditionnels.
Les entreprises les plus directement touchées sont celles qui vendent des biens et services aux particuliers (“Business to Consumers”). Leur capital est composé de leur marque, de leur réseau commercial, de leur savoir-faire métier… mais surtout de leur capacité à capter, à satisfaire et à conserver leurs clients. Le client est le capital le plus précieux mais aussi le plus fragile de l’entreprise. La relation avec le client est de plus en plus nouée et fidélisée par les nouveaux outils numériques : mailings ciblés, liens commerciaux sur les sites de recherche ou communautaires, galeries marchandes sur ordinateur et sur téléphones “intelligents” (smartphones), offres groupées avec d’autres partenaires (bancaires, tourisme, assureurs,…), cartes de fidélisation et de paiement…
Les entreprises “brick et mortar” ont compris qu’Internet était le média majeur au XXIe siècle.
C’est justement sur ce lien entre l’entreprise et le client que les “nouveaux barbares” ont décidé de devenir les points de passage obligés pour vendre leurs propres biens et services concurrents des entreprises “classiques” et/ou faire payer à celles-ci des droits de péage, nouvelle forme de droit d’octroi numérique.
Pour ce faire ils ont deux leviers irrésistibles : une immense base mondiale de clients, fidélisés à travers de véritables rituels quotidiens – 700 millions de comptes Facebook, 200 millions de comptes iTunes, 37 millions de visiteurs Google par mois… – et une accessibilité démultipliée par tous. les terminaux Internet (ordinateurs, smartphones, tablettes, et demain téléviseur connecté…) Exploitant ces deux leviers, ils déploient une stratégie d’encerclement en investissant de nouveaux métiers (banquier, opérateur télécom, régie publicitaire, fournisseurs de contenus notamment) recherchant systématiquement les niches “over the top”, celles au rendement maximal. La martingale est l’intégration complète de la chaine de valeurs sur le modèle Apple (fournisseurs de matériels, de logiciels, de sites marchands et de contenus).
Les barbares ne copient pas, ils créent de nouveaux rites
La puissance de ces nouveaux barbares est immense : ils sont très riches. Apple est en passe de devenir la première capitalisation boursière au monde. Ils développent de nouvelles activités en utilisant la valeur marginale de leurs gigantesques infrastructures Internet et leurs très faibles coûts d’exploitation. Twitter compte un salarié pour 750.000 abonnés, par exemple.
Reprenant les leçons des aînés, tel Microsoft par exemple; ils acquièrent à prix d’or des start-up pour investir de nouveaux territoires en gagnant le temps de la R&D et en construisant des barrières à l’entrée pour leurs concurrents. Apple, Google, Amazon, Facebook investissent massivement aujourd’hui dans le business du loisir en ligne pour prendre des parts de marchés, futures rentes à terme.
Ces nouveaux acteurs ne visent pas à concurrencer les “chaînes de valeur” traditionnelles. Ils “encapsulent” les activités traditionnelles en laissant les activités les moins rentables, celles du monde réel (logistique en particulier) aux acteurs installés. Ils créent de nouvelles expériences utilisateur et, si possible de nouveaux rites, de nouvelles pratiques sociétales. Facebook, Amazon, Google suivant les traces d’Apple, se lancent tous dans la commercialisation d’offres de musique, de cinéma, de livres en streaming, c’est-à -dire en consommation en flux sans stockage local, en s’appuyant sur les architectures de cloud computing envoyant le flux de contenu vers tous types de terminaux Internet.
Apple ne dissimule pas son ambition de devenir opérateur téléphonique pour pouvoir émettre des puces de téléphones virtuelles qui enlèveront aux opérateurs classiques leur principal actif. Les opérateurs téléphoniques seront réduits à un rôle de réseaux de transport passifs. Ne disposant plus de connaissance des clients qui transitent sur leurs fibres, ils ne pourront plus commercialiser les bouquets de services, seul vrai revenu qui permettent aussi d’équilibrer le subventionnement des terminaux. Ce financement systématique, qui fait que 40 % des nouveaux téléphones sont connectés à Internet, est à terme suicidaire car ce sont autant de chevaux de Troie à partir desquels les Apple, les Google, vont lancer leur guerre de conquête des bases clients. L’investissement massif de Google dans Android, qui va être rapidement le système d’exploitation dominant des smartphones, s’inscrit dans une stratégie cohérente à vue longue.
Facebook veut devenir le premier site commercial venant se confronter aux acteurs historiques comme eBay et procède à des acquisitions ciblées pour se doter de capacités de régie commerciale Internet dans un combat frontal avec Amazon et Google. La maîtrise d’un corpus de données sans précédent, et l’investissement dans le traitement des “big data” ne tarderont pas à jeter aux oubliettes les anciennes approches du marketing et de la communication.
Groupon, âgé d’à peine trois ans, a une valorisation estimée à 15 milliards de dollars en proposant au petit commerce de jouer sur les stratégies promotionnelles des grandes enseignes. Foursquare, qui a rassemblé 8 millions d’utilisateurs en trois ans, explore un marché de la donnée personnelle géolocalisée qui, d’après McKinsey, devrait générer 100 milliards de dollars de revenus pour les opérateurs avant 2020.
Quel avenir pour les indigènes du web ?
Face à cette irruption des nouveaux barbares dans leurs métiers, les acteurs de l’ancienne économie, celle du “brick and mortar”, ont deux options.
L’une est la recherche de la moins mauvaise alliance avec l’un de ces barbares : c’est un peu celle de Canossa et les déséquilibres des acteurs rendent un accord d’égal à égal peu probable. La difficulté de négociation par les opérateurs téléphoniques des conditions de commercialisation des iPhones alors qu’Apple lorgne sur l’ARPU même des clients le montre assez.
L’autre est de se transformer en “pervasive company” développant un soft power. Une pervasive company est une entreprise qui est en rapport constant avec ses clients à travers tous les médias numériques (ordinateurs, téléphones, télévision), une expérience utilisateur riche et nouvelle et un soft power qui est l’adhésion du client à la marque. Seules les entreprises capables de remettre en question structurellement leur rapports à leurs clients, de faire du numérique le cÅ“ur de leur relation commerciale et d’adopter résolument de nouvelles stratégies de création de valeur pourront avoir l’ambition de choisir cette voie.
Mais il faudra pour cela renoncer à bien des certitudes héritées du XXe siècle. Faute de quoi, tous les G8 du monde ne seront que procrastination…
Article initialement publié sur le blog d’Henri Verdier.
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