Un bon petit village français…
Ah, le mythe doucement frelaté du petit village français ! Seb Musset se penche sur l'un d'eux, imaginaire, et observe son évolution depuis 30 ans.
Il revient parfois à la source, dans cette campagne que des magazines étranges et glacés qualifient de “profonde” ou de “charmante” et qui, pour lui, est juste l’endroit où il a grandi. Les lieux ne lui arrachent qu’une vague mélancolie. Il n’est pas attaché aux endroits juste aux souvenirs.
C’est un village de vieilles pierres prisées, “hors de la vie” pour l’urbain. A son arrivée dans la région, trente ans plus tôt, l’enfant des villes s’émerveillait d’une existence au ralenti ponctuée de “bonjour” et de “merci”, de rez-de-chaussées, de chiens lézardant au milieu de la grande rue aux grandes chaleurs, de volets ouverts et fermés à des heures précises. Pourtant, dans cette société loin du moderne, on trouvait à moins de quatre minutes de marche de la plus éloignée des maisons, deux électriciens, un quincaillier, trois épiceries, un disquaire, un grand bureau de poste, une école municipale (où le maire lui apprit à lire) et même un magasin de jouets artisanaux où, après les cours, il s’attardait une petite heure.
Avec les années, les voyages et le manque de pognon, il revient de moins en moins ici déguster son calice des souvenirs. L’amertume du présent est trop prononcée. Le village aux rudes contours, murs fêlés et toitures déglinguées, s’est métamorphosé en smoothie aspartamé. Le grand tournant s’opérait au milieu de la dernière décennie du siècle passé : quand l’immobilier remplaça le travail dans la mentalité des possédants.
Dans la grande rue, les vieilles bâtisses bringuebalantes ont aujourd’hui de belles façades aux pastels nomenclaturés par décret municipal, les cabots ont disparu, remplacés par des rangées 4X4, aux vitres teintées respectant un horodatage sophistiqué de part et d’autre de la chaussée. Le square est “vidéoprotégé“. L’église assiégée par sa peur de l’ailleurs déchire le silence des lieux, carillonnant sa suprématie chrétienne à chaque nouvelle heure sans vie. Seul le désir de communier chaque dimanche à onze heures dans son plus bel apparat, berlines métallisées et souliers vernis, trouble la quiétude mortifère d’une ruralité sous-vide. Mais pas l’été. On lui préfère Ibiza.
Il remonte la grande rue pavée, sous le bras une rustique aux arachides de Palerme, une baguette quoi. Chaque pavé de la voie classée des chariots qu’il a toujours connu défoncée a été enlevé, traité, retaillé, poli et réaligné, lissé pour le confort des suspensions de cabriolets. Un jour tu verras, on y rajoutera un tapis de sol pour s’éviter des procès en cas de chute et de trauma crânien.
Hormis le logo collé par la multinationale qui l’a franchisée, seule la façade de l’épicerie centrale de la grande rue n’a pas connu de modifications en trente ans. Les autres façades de l’artère, trop insistantes sur l’”authenticité“ pour l’être ne serait-ce qu’un peu, abritent des banques, des assureurs, des brocanteurs d’objets à cinq ou six chiffres et des choucrouteurs pour vioques. Le bulletin municipal indique pour le trimestre : 112 décès pour 1 mariage et 2 naissances. La rue déserte offre ses 6 distributeurs de billets en moins de 50 mètres. Ici, on se cash pour mourir.
Bientôt midi. Pas une âme à la terrasse des troquets vintage sur la place de l’église. Si. Un couple, de ces couples à cheveux blancs qui ont l’air d’avoir vingt ans depuis vingt ans, s’attable dans l’enclos fleuri climatisé à la cannelle de la belle auberge prune. Il s’approche, les deux parlent anglais.
Le juke-box à souvenirs sort un classique de derrière les fagots. Le soir de l’élection de Chirac en 1995, les précédents taverniers offraient leur tournée de champagne. Il se souvient des dithyrambes du patron : “Ah putain, ce pays va enfin changer !” lançait le bonhomme à l’assemblée, avant de lui soigner une dédicace personnalisée :
Ah…Et puis les gauchistes de Canal Plus c’est fini !
Peu de temps après, le patron de l’auberge vendait le fonds de commerce. Il vit six mois par an en Thaïlande. Le reste du temps, il se repose. Et empoche des loyers.
Face à l’auberge, il aperçoit la boutique verte. Trente ans avant, ces murs abritaient la Coop, une petite épicerie familiale debout depuis des décennies, des siècles peut-être. A l’infarctus du gérant, le magasin fut repris par un couple de jeunes de la ville. Quelques mois. Un glissement de terrain aura raison du magasin qui restera fermé trois ans. Puis, un coiffeur styliste vint s’installer. C’était le début de la fin. Plusieurs se succédèrent. Pas moins de trois patrons en quatre ans, dont un coiffeur canin.
Nouvelle fermeture d’un an à la fin des années 80. Au début des 90, un jeune entrepreneur nommé Rachid, une rareté dans la région, transforma l’endroit en vidéo-club. La demande de divertissement dans ces terres reculées était forte et le commerce de proximité, malgré l’épiderme du tenancier, plébiscité. Rachid, essentiel aux soirées cosy, on l’intégra rapidement. Mais les chaines à péage eurent raison de son coeur à l’ouvrage et un matin il placarda un Braderie des films, liquidation totale. Le renouveau ne dura que deux ans. Dans le village et tout autour dans le pays, peu à peu “bien marcher” ne suffisait plus pour vivre de son métier. Chacun trouva moins fatiguant que d’aller chez Rachid pour se fournir en distraction, et personne ne le pleura. Derrière les volets fermés de propriétés aux pointes de portails de plus an plus aiguisées, Canal Plus triomphait.
A partir de cette époque, l’homme aux souvenirs ne vint plus que très épisodiquement dans la région. Au gré de ses courts séjours, en dix ans il observera le manège des commerces à cette adresse : un énième salon de coiffure puis un fleuriste. Été 2011. La stabilité enfin. Depuis octobre 2008, l’échoppe est colonisée par un agent immobilier de luxe fier d’afficher qu’il opère de concert avec le spécialiste international de l’immobilier de luxe. A la différence de la Coop qui restait ouverte d’avant l’aube au crépuscule passé, il n’a jamais vu l’agence ouverte. Pourtant, il doit y avoir de la vie quelque part : en vitrine les annonces pour demeures au million d’euros, prix d’entrée, sont régulièrement achalandées.
De la Coop à Sotheby’s, il faut croire que les commissions sur les transactions immobilières des riches étrangers annexant la région rapportent plus que le commerce de produits locaux aux villageois, deux espèces décimées en une génération, la sienne. Paradoxe du village opulent, il est aujourd’hui bien plus vide à l’année qu’il ne l’était il y a trente ans lorsqu’il était « hors civilisation ». Et on veut lui faire croire que la richesse sauve ? L’argent détruit tout, s’il n’est pas partagé. Il s’assoit sur les marches de l’église tonnant sa loi dans le néant d’un pays imaginaire au passé relooké. Un pays sans présent où demain n’arrive jamais.
- Un bon petit village français !, hurle-t-il à l’épicentre de la matérialisation miniature du fantasme national. Il est temps de reprendre la route.
P.S : Cette note est inspirée par l’Atlanticrotte de la veille signée Malika Sorel : “On doit donner la nationalité quand on reconnaît que la personne est devenue française, c’est à dire qu’elle possède la mentalité française“.
Article initialement publié sur Le jour et l’ennui de Seb Musset sous le titre : “Mentalité française, le village”
Crédits photo FlickR CC : by-nc-nd l1nda1 / by-nc Phil Thirkell / by-nc-sa ((:o pattoune o:)) / by-sa gillesklein
Seb Musset est l’auteur de Les Endettés
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