Encadrer les réseaux sociaux: pourquoi les médias se trompent
Après l'apparition de règles d'utilisation des réseaux sociaux à l'AFP et chez France Télévisions, Morgane Tual s'interroge sur la relation que les journalistes entretiennent avec Twitter et Facebook. Journalistes souvent, internautes toujours.
Ça y est. Avec l’affaire DSK, les médias français ont pris conscience de l’existence des réseaux sociaux. Ou tout du moins, de leur importance. Comme les hommes politiques, qui semblent avoir découvert il y a peu Internet, il est désormais temps de “régulariser”, de “charter”, bref, de censurer.
De quoi souffre la presse aujourd’hui ? Les plus hypocrites répondront « des journaux gratuits et du Web ». Les plus honnêtes admettront que la presse souffre d’une immense crise de confiance de la part de ses lecteurs, qui critiquent ses collusions avec le pouvoir politique et économique, son manque de transparence, d’audace, et la docilité de ses journalistes.
Que veut faire la presse aujourd’hui ? Empêcher ses journalistes de raconter ce qu’ils veulent sur les réseaux sociaux. Les empêcher par exemple de critiquer « son entreprise, sa direction, son service », (Nouvel Obs.com) ou d’émettre « une opinion personnelle en contradiction avec celle de l’entreprise » (Rémy Pfimlin, France Télévisions). Tout en les incitant à faire « attention aux tweets humoristiques » (NouvelObs.com again).
Pour la transparence, l’indépendance d’esprit et le reste, on repassera.
Rafraîchir l’image de la presse
Pourtant, la liberté de ton que les journalistes ont trouvée sur Twitter est, je pense, une énorme opportunité pour rafraîchir l’image de la presse en France. Ici, le réseau a très vite été trusté par des hordes de journalistes, qui ont très récemment été rejoints en masse par les autres. Qu’y ont découvert ces personnes ? Des journalistes très différents les un des autres, très différents aussi de l’image du jeune-cadre-dynamique-sourire-colgate-pisseur-de-copie-formaté-un-brin-trop-propret.
Ils y ont découvert des humains, dans toute leur diversité, qui tweetent corporate, parlent de leurs gamins, évoquent leurs problèmes de cœur, balancent des photos cochonnes, des blagues stupides, s’émeuvent des conflits du bout du monde, se gaussent des dernières âneries de nos « représentants », photographient leur dîner, leurs pieds sur la plage, leur chien, live-tweetent une manif, racontent ce qui se passe au bureau ou dans l’Amour est dans le Pré. Des gens comme eux.
Et des journalistes motivés, intéressés, passionnés, indignés, des journalistes accessibles, qui leur racontent comment ça se passe à l’intérieur, là où se fait le journal, et aussi là où se fait le pouvoir. Bref, des journalistes qui font leur boulot, et qui redonnent confiance, je crois, à leurs lecteurs.
Je comprends qu’un média puisse être dérangé par le tweet d’une de ses journalistes s’étonnant que la rédaction soit vide à 9h. C’est ce qui s’est passé au NouvelObs.com. Mais que doit-on remettre en cause ici ? Le tweet de la journaliste ? Ou le fait que la rédaction soit vide à 9h – si tant est que ce soit un problème ?
Que des journalistes parlent de ce qui se passe au sein de leur rédaction avec un œil critique donnera finalement, je pense, une image de la presse plus transparente, plus accessible, moins arrogante.
En critiquant Libé, ses journalistes lui ont rendu service
Regardez ce qui s’est passé à l’arrivée d’Anne Lauvergeon au conseil de surveillance de Libération. Dans le journal, un sobre filet annonce sa nomination « dans l’intérêt du journal ».
Sur Twitter, autre ambiance : les journalistes de Libération se déchaînent avec des tweets tout à fait contraires à la ligne du papier, « contradiction » relevée avec humour par un TumblR dédié. Mais qu’auraient donc pensé les lecteurs de Libération si les journalistes s’étaient tenus à carreau après cette annonce ? Si le décalage entre la ligne du journal et l’expression personnelle de ses journalistes est effectivement risible, le silence des journalistes sur les réseaux l’aurait été encore plus ! Comment un lecteur de Libération, journal supposé engagé, décalé, transparent, aurait pu accepter que les journalistes se taisent sur une énormité de ce genre ? Le journal et son équipe n’en auraient été que plus décrédibilisés, ce dont ils n’ont clairement pas besoin. En critiquant leur entreprise sur les réseaux sociaux, les journalistes de Libération lui ont en fait rendu service.
Toujours est-il que les contours de ces chartes/recommandations restent très flous, et qu’il me paraît difficile de les éclaircir. On en revient à l’éternelle distinction entre prise de parole publique et privée, arbitrant du fameux « devoir de réserve ». Sauf qu’aujourd’hui, les limites n’ont plus rien de clair. A quel moment notre parole doit-elle être « modérée » ? Dans un dîner avec des amis ? Dans un dîner avec des journalistes ? Dans une formation entre professionnels ? Dans une conférence ? Sur un blog ? Sur Twitter ? A la télé ? Sur Facebook ? – ce dernier étant particulièrement problématique : ce que nous y postons est-il privé ou public, étant donné que nous choisissons nos “amis”/”lecteurs” ?
Quand je tweete ivre à trois heures du matin, je ne suis pas journaliste
Autre question : qu’a-t-on le droit de dire ou non ? Un tweet anti-gouvernement est-il interdit ? Blague raciste ? Gif scato ? Critique de l’entreprise ? Jeu de mot foireux sur un fait-divers ? Dire qu’on mange des pâtes ? Dire qu’on a croisé une star dans l’ascenseur du journal ? Appel au boycott ? Poster un lien vers un média concurrent ? Mort aux vaches, mort aux condés ?…
A vrai dire, je crois que je m’en contrefous. Le simple fait d’avoir à me demander, en France, en 2011, ce que je suis autorisée à écrire ou non me colle un franc bourdon. L’impression que toutes ces années passées à bloguer, à Tweeter, participer à la création d’un nouvel espace auto-géré pétillant et ultra-fertile n’aura servi à rien. Il faut, encore une fois, que l’establishment vienne s’en mêler pour expliquer ce qu’il convient, ou non, de faire, de dire, de penser.
Cela dit, certains médias, comme le Nouvel Obs, expliquent que les restrictions s’appliquent « si vous indiquez ‘journaliste de l’Obs’ dans votre bio ». Pourquoi pas. S’il faut un compromis, autant que ce soit celui là. Ou le coup du double-compte : un pro, un perso. Mais c’est un peu hypocrite. Et limite prendre les gens pour des idiots, puisqu’avec une simple recherche sur Google, chacun peut savoir à quel média appartient le journaliste en question.
L’autre souci est que cette règle ne semble pas si claire puisque, quelques lignes plus loin, il est recommandé de limiter les blagues, « si vous mentionnez votre vie professionnelle », ce qui est TRES différent de « si vous indiquez ‘journaliste de l’Obs’ dans votre bio ». – ceci dit, ces indications sont issues d’un mail envoyé par le rédacteur en chef à son équipe, ce n’est pas une charte longuement ruminée.
Quoi qu’il en soit, les frontières entre vie professionnelle et vie privée ont bougé. On n’est plus, de 9h à 19h, le prototype du journaliste parfait, pour devenir un anonyme une fois gentiment rentré chez lui. Notre identité virtuelle nous poursuit. Cela signifie-t-il que l’on est journaliste 24/24h ? Non, mille fois non. Quand je tweete ivre à trois heures du matin, je ne suis pas journaliste. Mais je suis toujours une internaute, qui publie du contenu en ligne. Et je ne vois pas de quel droit mon entreprise aurait le droit de s’immiscer là-dedans.
Entre auto-censure et bon sens
Mais finalement, le fait que je raconte, comme tout le monde, des bêtises sur Twitter signifie-t-il que je suis une mauvaise journaliste ? Les personnes me suivant sur ce réseau auront-ils moins confiance dans mes articles ? Et au final, les rédactions rechigneront-elles plus à collaborer avec moi ? Je ne crois pas – en tout cas jusqu’ici. Et j’aurais même tendance à dire, sans certitude toutefois, « au contraire ».
D’autant plus que, si les entreprises de presse s’inquiètent d’avantage de ce que leurs employés balancent sur les réseaux sociaux, elles sont néanmoins les premières à leur réclamer de tweeter du contenu corporate, d’autant plus s’ils disposent d’un nombre conséquent de followers. Personnellement, j’ai toujours détesté qu’une rédaction me demande de tweeter du contenu. Et je me suis quasiment toujours débrouillée pour ne pas le faire : mon blog, mon Facebook, mon Twitter n’appartiennent pas à l’entreprise. Partager du contenu sur mes espaces personnels ne fait pas partie du contrat. Cela dit, bien évidemment, je retweete de moi-même les contenus que je juge intéressants produits par le média en question. Rester maître de son contenu est aussi une question de crédibilité vis-à-vis de ses followers. Car si Twitter devient une zone « corporate », où chacun propage, sans saveur, ce que sa boîte lui demande… qui ira s’abonner à ces comptes ? Un peu de #LOL, de #NSFW (ndlr : “not safe for work”) et d’insolence font tout le charme de nombreux comptes « influents ».
Toutefois je dois admettre que, même si je ne me gêne pas pour exprimer mes opinions sur l’actualité et propager des LOLcoiffeurs stupides, je ne critique néanmoins jamais les entreprises dans lesquelles je travaille. Certains diront que c’est du bon-sens. Qu’il ne faut pas cracher dans la soupe. En réalité, ce n’est rien d’autre que de l’auto-censure. De la peur. « Si je dis ça, je risque de déplaire à mon employeur, peut-être de perdre mon job et d’être mal vue dans le milieu », point.
Il est loin, le journalisme gonzo.
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Billet initialement publié sur le blog de Morgane Tual sous le titre “Encadrer les réseaux sociaux : pourquoi les médias se trompent”
Illustrations FlickR CC par Laughing Squid par Johan Larsson
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