Le CAC40 entre dans les “fab labs”
Des grands groupes industriels s'intéressent aux "fab labs", ces mini-usines collaboratives, citoyennes, ouvertes à tous et permettant de créer ou de fabriquer des objets à la demande. Avec quelques arrières-pensées.
Les industriels des télécoms, de l’énergie et de la grande distribution lorgnent du côté des fab lab (fabrication laboratory), c’est-à -dire un lieu citoyen ou universitaire, non lucratif, dédié aux fabrications d’objets à la demande. Cet été, Orange a montré les premiers résultats de Thinging, un fab lab expérimental autour de l’internet des objets. EDP, l’équivalent portugais d’EDF, a fait de même l’année dernière, le groupe Adeo, propriétaire de Leroy-Merlin, s’y intéresse de près. Ces mini-usines constituées de machines-outils assistées par ordinateur (imprimante 3D, découpeuse-laser, fraiseuse, etc) sont nées au début des années 2000 au MIT sous l’impulsion de Neil Gershenfeld, et essaiment depuis dans le monde entier [en].
Jusqu’à présent, hormis les particuliers, ce sont surtout de petites structures souples qui sont allées sur ce terrain, artisans et designers. « Nous avions plusieurs fabricants de meubles au lab, explique Joris, de Protospace [nl], en Hollande, l’un d’eux a même programmé pour faire un placard customisé, deux autres avaient déjà leur machine à fraiser CNC, sans l’expérience au lab, ils n’y auraient jamais pensé. Il y a l’initiative de Waag fablab et le label Droof design, ils ont présenté au Salon du mobile de Milan leur concept de design numérique, Design for download. Droog a demandé à quelques designers de dessiner quelque chose qui peut être fabriqué dans différentes structures, par exemple les fab labs. »
Autant de projets dont l’inscription dans la philosophie des fab labs, définie par une charte, semble assez naturelle : ouverture, partage, éducation, et donc logiciels open source, publication sous licence Creative Commons, etc. Pourtant si les grosses sociétés en sont a priori à mille lieux, les deux univers ne sont pas incompatibles. Sur le chapitre argent, la charte est en effet assez floue :
Business : des activités commerciales peuvent être initiées dans les fab labs, mais elles ne doivent pas faire obstacle à l’accès ouvert. Elles doivent se développer au-delà du lab plutôt qu’en son sein et bénéficier à leur tour aux inventeurs, aux labs et aux réseaux qui ont contribué à leur succès.
De même, la protection des inventions est autorisée :
Secret : les concepts et les processus développés dans les fab labs doivent demeurer utilisables à titre individuel. En revanche, vous pouvez les protéger de la manière que vous choisirez.
Le code de notation, qui classe les fab labs en fonction de leur degré de respect de la charte, en dit long sur les abus de nom ! Même un fab lab noté A offre « au moins un accès libre/ouvert au public (mais peut faire payer les coûts réels du matériel) ». Traduction : l’accès peut parfois être fermé au public, par exemple pour le louer à une entreprise, ou restreint à un type de public.
De quoi favoriser « des dissensions philosophiques au sein même de la communauté, explique Fabien Eychenne, de la Fondation Internet nouvelle génération (Fing). En Norvège [en], ils sont assez stricts par exemple alors qu’à Manchester [en], ils sont plus ouverts. » La raison est pragmatique, explique-t-il : cela permet de financer la structure, dont le coût s’élève à quelques milliers d’euros minimum, jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’euros. Dans un contexte de baisse des subventions publiques, « privatiser » l’accès moyennant finances fait partie des solutions.
« Nous gérons le fab lab sans subventions, comme la plupart des autres, explique Jaap Vermas, de FabLab Truck [en], qui, comme son nom l’indique, emporte tout le matériel dans un (gros) camion. Mais nous choisissons aussi de faire des événements gratuits. Nous sommes parfois payés par les écoles où nous faisons des workshops. Cela fait partie de la philosophie de proposer l’usage gratuit pour de courtes durées, le temps de faire un prototype, et de faire payer pour les utilisations longues. Nous avons aussi comme clients des sociétés qui investissent dans des projets non-profits, pour compliquer encore les choses… Par exemple, en Ecosse, une entreprise dans les technologies de l’information a payé notre visite, mais elle nous a demandé de faire des ateliers dans les écoles. Je pense qu’ils investissent dans un fab lab à Troon, en cours de démarrage [en], car ils pensent que c’est bon pour la compagnie d’être en relation avec. Mais ils n’ont pas d’intérêt direct à l’utiliser, à mon avis. » Il conclut dans un sourire :
Le non-profit n’existe pas. Tout le monde doit manger de temps en temps…
Maintenir le territoire
Toutefois, le but principal n’est pas la rentabilité mais bien d’assurer la pérennité de la structure, contrairement à une entreprise commerciale. À ce titre, les marges de manÅ“uvres ne sont pas légion. Le label fab lab du MIT n’a pas de valeur juridique : contrairement au logo AB, une entreprise ne peut pas se voir infliger une amende si elle ne respecte pas la charte, elle se verra retirer son logo, c’est tout.
Pourtant, les « fablabeurs » ne manifestent pas d’inquiétude outre-mesure. « En cas d’offensive de la grande distribution, les fab labs ne seront peut-être pas assez structurés pour résister, analyse Nicolas Lassabe, d’Artilect à Toulouse. Les fab labs ont intérêt à tisser des liens avec les institutions pour s’ancrer dans le paysage : universités, organismes publics. » Un retour dans la matrice protectrice somme toute puisque les fab labs ont été incubés à l’université. Et contrairement aux idées reçues, « l’université est plus ouverte qu’on ne le pense, témoigne Emmanuelle Roux, sa démarche de base, c’est la recherche, l’idée d’essayer, de tâtonner, pour trouver. » Elle témoigne en connaissance de cause puisqu’elle a obtenu en quelques mois avec son collègue Laurent Ricard l’accord de l’université de Cergy pour lancer FacLab. De même, les collectivités territoriales sont demandeuses : le fab lab, c’est du lien social et de la relocalisation à relativement peu de frais.
Nicolas Lassabe cite aussi l’exemple de Ponoko [en], un site où les gens, entre autres possibilités, fabriquent leur bien sur mesure avant de le recevoir par la poste : « son développement est un bon signe, il travaille avec des fab labs, ils sont ouverts, leur modèle économique est basé sur l’open source et le DIY. »
« Je pense que ces deux chemins peuvent coexister, explique Michael Weinberg, de Public Knowledge [en], un organisme de défense des droits des utilisateurs à l’ère du numérique, auteur d’un livre blanc sur l’impression 3D. Si je vais dans un Ikea et que je vois une imprimante 3D qui me permet de customiser une lampe achetée, cela peut me motiver à m’acheter une imprimante 3D, et je ne pense pas que cela détruirait le côté hacker de la communauté impression 3D. Le logiciel est utilisé par toutes sortes de personnes mais la communauté du logiciel open source est forte. »
Joris est plutôt optimiste : la rapidité de l’évolution technologique devrait permettre la multiplication des lieux. Ainsi, il arrive déjà à proposer son « un euro la minute de design » :
Si je peux déjà le faire maintenant, ce serait étrange si un magasin ne peut pas le faire dans quelques années. Par exemple, si votre aspirateur cesse de fonctionner, vous allez au magasin de pièces détachées (partshop, ndlr), ou DIY shop, il y a un ordinateur avec une imprimante 3D, vous tapez l’année et la marque de votre modèle et quelques heures après, vous avez votre pièce. Vous passez complètement à la trappe toute l’économie, la distribution, la logistique.
« J’aimerais voir des labs de petite taille partout »
« C’est bien si les fab labs deviennent le “business normal”, avance aussi Jaap. J’aimerais voir des labs de petite taille partout, comme il y avait des magasins d’impression avant que l’imprimante ne se généralise dans les foyers. Alors les fab labs comme les miens seraient moins nécessaires, mais seraient davantage comme un hackerspace. » Il va même plus loin : “Je pense que l’accès aux outils pour la communauté est le plus important. Si cela fonctionne sur un modèle commercial, il n’y a pas besoin des fab labs en tant que tels. D’un autre côté, ils ont aussi une fonction importante : c’est un espace de rencontre et de co-working que les structures commerciales n’auront peut-être pas. Mais je ne pense pas que cela doive être gratuit. La plupart des fab labs ont peu de temps pour un usage gratuit et uniquement pour les gens qui ont d’abord payé pour un cours d’initiation. C’est plus une question d’accès pour tous. La plupart du temps, si vous venez un jour dit “gratuit”, vous pouvez attendre longtemps avant d’avoir une machine. Ou vous devez réserver deux mois à l’avance.”
L’écrivain anglais J. G. Ballard avait déjà imaginé l’issue de la question : des fab labs partout, aux mains de néo-artisans boostés à la haute technologie. C’était en 1976, dans la nouvelle L’Ultime cité1 :
En une génération, ils avaient réussi, comme d’innombrables communautés du même type établies autour des grandes cités, à construire leur paradis pastoral, mariage forcé d’Arcadie et d’une technologie perfectionnée. [...] À Garden city, les magasins étaient rares : tout ce dont on pouvait avoir besoin […] était commandé directement à l’artisan qui le dessinait et le fabriquait selon les exigences précises du client. À Garden City, tout était si bien fabriqué qu’il durait éternellement.
Photos CC Flickr Atsushi Tadokoro
Robots du hackerspace de Toulouse par Ophelia Noor pour Owni
Image de Une Loguy pour OWNI, téléchargez le poster.
À lire aussi : Leroy-Merlin se paye les labos citoyens ; Imprimer le réel à portée de main
Rendez-vous : FabLab Toulouse Conference du 20 au 23 octobre prochain.
- J. G. Ballard, Nouvelles complètes, vol. 3, éditions Tristram, 2010. [↩]
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