La marche égyptienne sur YouTube
En Égypte, un an après le départ de Moubarak, les activistes ont choisi de dénoncer les violences de l'armée en diffusant dans la rue les vidéos qui les prouvent. Un projet appelé "Kazeboon" (menteurs en arabe). Il a été suivi sur place par deux auteurs, Marion Lippmann et Brice Lambert, qui l'ont raconté dans un texte que nous rééditons ici.
La photo d’un soldat tabassant un civil flotte dans les airs. Entourées d’une centaine de personnes, deux jeunes femmes brandissent fermement l’image. Une passante, choquée, fonce sur elles et hurle :
Partez, partez ! On ne veut pas de vous ici !
Vendredi, 19 heures, sur la place du marché d’Ard El Lewa, un quartier populaire de Gizeh, l’ambiance est électrique. Un écran, érigé au centre de la place, diffuse des vidéos de militaires qui brutalisent des civils. Certains piétons, intrigués, s’arrêtent pour regarder. D’autres, anxieux, préfèrent passer leur chemin. De grosses enceintes diffusent un son puissant, qui peine a masquer les bruits des cafés et des vendeurs d’oranges.
Menteurs
Depuis trois semaines, des dizaines d’événements semblables investissent les rues du Caire, d’Alexandrie ou d’Assiout. Tous relèvent de l’initiative “Kazeboon”, comprendre “Menteurs”. Le projet est simple : organiser des projections de vidéos sur la voie publique pour attiser la curiosité des passants et “rétablir la vérité” sur les confrontations entre civils et militaires. Désormais, la révolution se joue à coup de vidéo-projecteurs et de clips estampillés YouTube.
Après la diffusion d’une vidéo par le Conseil suprême des forces armées (CSFA) montrant des civils en train de défoncer consciencieusement un bâtiment, des jeunes ont réagi à ce qu’ils considèrent comme une manipulation en projetant à leur tour des vidéos chocs. Au détour des rues du Caire, des écrans montrent ainsi des militaires armés qui tirent sur des jeunes, qui asphyxient les manifestants à la lacrymo ou qui frappent à coups de bâton des femmes à terre.
Sur la place du marché, la tension monte et les débats sont passionnés. Les slogans volent, les insultes aussi. “A bas le CSFA !”. “Taisez-vous, c’est vous les menteurs !”. “Arrêtez avec vos bêtises, laissez-nous vivre en paix !”, lance un père accompagné de ses enfants. Mais la vingtaine d’organisateurs ne se laisse impressionner ni par l’hostilité de certains passants furieux, ni par le risque de représailles de l’armée. “Je ne céderai pas à la peur, car il faut bien que certains d’entre nous agissent” assure Wahel Mohamed, l’un des responsables de l’initiative.
Il sait pourtant que rares sont ceux qui restent assis pendant le générique dans ce genre de projections. Celle organisée quelques jours auparavant à Zamalek, un quartier huppé du Caire, avait par exemple dû être interrompue après seulement quelques minutes de diffusion, une dizaine de personnes ayant provoqué une bagarre au tout début de la séance. “Probablement des personnes payées par l’armée ou la police” suppose Ahmed El Lozy, journaliste et organisateur de l’événement.
Un an jour pour jour après les premiers soubresauts de la révolution égyptienne, initiée le 25 janvier 2011, le climat politique est à l’orage. Un fossé s’est en effet creusé entre les Égyptiens qui ne soutiennent plus la révolution et qui souhaitent un retour au calme et la minorité qui continue de manifester inlassablement pour réclamer le transfert du pouvoir aux civils. Et si les incidents entre manifestants et passants se multiplient lors des marches organisées dans les rues du Caire pour appeler les citoyens à se soulever, certains activistes admettent avoir une part de responsabilité dans ce rejet. Ahmed El-Lozy :
Nous ne sommes pas des criminels, c’est un mensonge du Conseil suprême des forces armées. Mais nous n’expliquons pas assez aux gens ce pour quoi nous nous battons. La seule chose qu’ils retiennent, ce sont les embouteillages que nous générons. Par ailleurs, les blogs, Twitter et Facebook, c’est très bien, mais les gens qui s’y intéressent sont déjà acquis à nos idées. Or, il est vain de se battre pour un état de droit si le peuple n’est pas derrière nous.
Pour renouer le lien avec la population, les activistes ont donc décidé de faire descendre YouTube dans la rue et de privilégier les actions de proximité. Dans les quartiers populaires, où l’accès à Internet est encore rare, des projections publiques sont organisées. Dans les quartiers plus riches, des DVD gravés sont distribués afin de permettre aux habitants de les visionner en toute discrétion. Des Comités de défense de la révolution sont présents dans chaque quartier du Caire.
Leurs membres vont à la rencontre des habitants, pour expliquer leurs revendications. “Souvent, lorsque ces gens réalisent qu’ils connaissent l’un des manifestants de la Place Tahrir, ils mettent un visage sur notre mouvement et cessent de nous voir comme une masse d’excités”, explique Wahel Mohamed, qui participe au Comité du quartier d’Ard El Lewa.
Les habitants eux-mêmes sont incités à devenir acteurs du mouvement : la page Facebook de Kazeboon appelle toute personne ayant été témoin de violences militaires à partager ses documents. Et l’initiative prend de l’ampleur, dépassant mêmes les frontières. Depuis deux semaines, Londres, Rome, Paris et les grandes villes américaines ou canadiennes ont vu débarquer sur leurs murs les vidéos de « Kazeboon ». Aucune n’était hébérgée sur Megavideo.
Initialement publié sur The Ground sous le titre “Egypte : la révolution sera télévisée“
Photos par Marion Lippmann et Brice Lambert, au Caire, Égypte.
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