Grenelle totalisé
L'État vient d'enterrer l'une des dernières mesures du Grenelle de l'environnement. Contre l'avis du ministère de l'Écologie, le Premier ministre a discrètement renoncé à défendre la Directive européenne sur la qualité des carburants. Avec quelques arrières-pensées pour de nouveaux gisements exploités par Total.
Dans une relative discrétion, la Directive européenne sur la qualité des carburants a été lâchée le 2 décembre 2011 par Paris, trois ans après son adoption. Fruit d’un accord avec le Parlement européen qui avait été passé le 28 novembre 2008, cette directive (ou Fuel quality directive, FQD) prévoyait notamment d’augmenter le coût carbone du pétrole extrait par des méthodes polluantes. Une mesure favorable aux objectifs européens de réduction de gaz à effet de serre mais pas aux ambitions d’augmentation de l’exploitation des très nocifs sables bitumineux, poule aux Å“ufs d’or du Canada et nouvel horizon de développement pour le géant Total. À la faveur de considération pécuniaires et d’un lobbying acharné, “l’esprit du Grenelle” a cédé aux calculs de Bercy.
Garde partagée
Jusqu’ici, la directive avait montré une résistance hors du commun aux tentatives de sape orchestrée par le gouvernement canadien. C’est en se tournant vers les grands groupes pétroliers européens qu’Ottawa a finalement trouvé l’oreille la plus attentive. Rappelés à leurs intérêts dans les sables bitumineux, BP et Shell ont démarché eux-même leurs gouvernements respectifs, garantissant le soutien de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas au travail d’élimination de cette mesure. De son côté, la France faisait bloc, du moins en apparence.
Mais le dernier remaniement ministériel a rebattu les cartes du jeu en matière de carburant. Échappant à Nathalie Kosciusko-Morizet (secrétaire d’État à l’Écologie durant la présidence française de l’Union européenne), le portefeuille de l’énergie est passé du développement durable à l’Industrie.
Même si la très puissante Direction générale de l’énergie et du climat (notamment en charge d’attribuer les permis d’exploration minière) est restée en garde partagée, entre les services chargés de l’énergie et ceux chargés de l’écologie . Or, c’est précisément à cet organe qu’était confiée la négociation sur la directive qualité des carburants, comme l’un de ses responsables nous l’a expliqué :
La DGEC est en charge de la définition de la position française sur les points essentiels, qui est validée par le ministère chargé de l’énergie et le ministère de l’écologie.
Sauf qu’à la veille de la réunion du Conseil européen du 2 décembre, rien ne va plus dans la famille. Le cabinet d’Eric Besson souhaite émettre des réserves sur cette fameuse directive tandis que celui de Nathalie Kosciusko-Morizet continue de la soutenir. Faute de position commune, les deux ministres se tournent vers le cabinet de François Fillon pour un arbitrage.
Matignon tranche alors en faveur de Bercy. Lors de la réunion, les positions françaises changent alors du tout au tout. Paris s’inquiète soudain des modalités de calcul de ce renchérissement carbone, demande une étude du coût économique de la mise en Å“uvre de la mesure, s’étonne du caractère “discriminant” de la directive vis-à -vis des sables bitumineux… En un mot, la délégation récite à la virgule près l’argumentaire maison concocté par le pétrolier britannique BP pour son ministre des Transports.
La main de l’industrie
Au même titre que BP, Total est aujourd’hui un des principaux acteurs des sables bitumineux visés par cette directive. Le pétrolier français parie notamment sur des gisements en Alberta (Canada), qui représentent 20 milliards de dollars canadiens d’investissement et emploieront 1 500 personnes à l’horizon 2020. Même si l’Union européenne n’achète pas une goutte du pétrole de la région prolifique d’Athabasca pour l’instant, les acteurs du secteurs ne sont pas du genre à laisser insulter l’avenir. Interrogé par OWNI, le groupe nie avoir eu le moindre contact avec le ministère de l’Industrie :
Nous adhérons à une idée de réduction des émissions de gaz à effet de serre mais, en l’état, la directive n’est pas appropriée : elle stigmatise les sables bitumineux par rapport aux autres bruts sur la base de calculs erronés.
Pour évaluer les gaz à effet de serre dégagés au moment au l’extraction, la Directive européenne sur la qualité des carburants s’appuie, comme la plupart des mesures liées aux transports dans l’Union, sur des études “well-to-wheels”, c’est-à -dire “du puits [de pétrole] à la roue [de voiture]“. Or, dans ce cas comme souvent, le standard utilisé est le JEC, un sigle réunissant le Joint research center (centre de recherche de la Commission), EUCar (lobby européen de l’automobile) et Concawe… la réunion européenne des entreprises pétrolières ! Total critique donc des chiffres produits par son propre lobby au niveau européen.
Et six jours après le revirement de la France sur la directive sur la qualité des carburants au Conseil européen, la filiale Total Exploration et Production Canada recevait le dernier coup de tampon du gouvernement fédéral canadien pour exploiter des sables bitumineux sur les 221 km² du champs de Joslyn North Mine. Un enchaînement qui n’étonne guère un diplomate proche du dossier :
Dans ce secteur, tout se paie cash !
Argumentaires bitumineux
Interrogée par OWNI, la Direction générale de l’énergie et du climat avait confirmé qu’en plus de Bercy et de l’écologie, elle devait en référer au Quai d’Orsay quant à l’évolution de ce dossier. Pas de trace de Total dans ces préoccupations, seulement l’épineux accord de libre échange entre l’Union européenne et le Canada qu’Ottawa refusait de signer si Bruxelles s’acharnait à vouloir pénaliser son pétrole miraculeux. Au Quai d’Orsay, un diplomate confirme avoir reçu “des argumentaires des Canadiens sur les sables bitumineux”, documents sans rapport avec la teneur de l’accord mais qui faisaient le lien pour qui n’avait pas compris le chantage.
Grippée tout l’hiver par ces lobbying croisés, la directive rouille, voire se corrode : entre les réunions du 2 et du 19 décembre, Nathalie Kosciusko-Morizet a redemandé un arbitrage à Bercy, qui lui a de nouveau été défavorable. Pendant ce temps, au Conseil, Amsterdam détricote la directive consciencieusement, sous le regard de Juliette Renaud, qui suit le dossier pour les Amis de la Terre :
Les Pays Bas ont proposé de calculer une “moyenne globale des émissions” par pays, ce qui vide totalement la directive de son efficacité, puisque cela nécessite de nouveaux calculs pour chaque Etat et que les chiffres seront forcément lissés au final et empêcheront de favoriser la baisse de consommation de carburant très polluant.
La prochaine réunion sur la question est fixée au 23 février, “mais la Commission a déjà calé un autre rendez-vous fin mars, ce qui laisse entendre qu’il ne va rien se passer avant”, note Juliette Renaud. A la direction générale Changement climatique de la Commission européenne, c’est le silence, pas un mot tant que les négociations sont en cours.
Photos par ©Thomas Ball / Picture Tank,tous droits réservés. Reportage réalisé en 2007 dans la région de FortMcMurray, Alberta, Canada.
Carte de l’état d’Alberta via Wikimedia Commons (CC-by)
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