Lego joue la guerre des clones
La brique de plastique jadis conçue par un charpentier danois n'est plus protégée par un brevet depuis 1988. Résultat, le groupe Lego voit des clones apparaître un peu partout dans le monde. Éprouvée par des batailles judiciaires à l'issue insatisfaisante, comme ce fut le cas la semaine dernière, l'entreprise cherche à re-définir la valeur juridique de ses jouets.
Ha, les Legos ! Du pur bonheur pour les petits et les plus grands, voire même un élément devenu indispensable dans la panoplie du geek aujourd’hui. Pas de FabLab qui se respecte par exemple sans Legos, c’est bien connu !
Ce que l’on sait moins, c’est que l’univers des petites briques de plastique coloré possède aussi une face cachée juridique et j’irais même jusqu’à dire que les Legos constituent l’un des plus fascinants objets de méditation juridique que je connaisse.
La semaine dernière, outre qu’un petit bonhomme à tête jaune a été envoyé pour la première fois dans l’espace (si !), la planète Lego a connu les derniers avatars en justice de la guerre sans merci que se livrent le groupe danois Lego et ses concurrents, pour le contrôle du (très juteux) marché mondial de la briquette.
Creuser les dessous de ces affaires, c’est constater que les Legos entretiennent un rapport très particulier avec la propriété intellectuelle, qu’il s’agisse de copyright, de droit des brevets ou de droit des marques.
Et se rendre compte que les Legos sont bien au cÅ“ur des mutations impulsées par le numérique et de leur répercussions juridiques, avec le Remix, l’Open Source ou encore l’impression 3D ! Lisez la suite et vous ne verrez jamais plus un Lego de la même façon !
Règlements de comptes
Le groupe danois Lego a décidé la semaine dernière de traduire devant un tribunal américain la firme Best-Lock,  dirigée par l’allemand Torsten Geller. Lego lui reproche notamment d’avoir contrefait ses produits en commercialisant des figurines et des briques très proches des siennes dans leur apparence.
Une semaine plus tôt, c’est au Canada que Lego avait maille à partir avec un autre concurrent dénommé Mega Brands, dans un différend qui a failli dégénérer à son tour en procès. Cette firme basée au Québec commercialise la gamme des produits Mega Blocks reposant sur un principe similaire aux Légos. Elle s’est vue menacée par une action intentée par la société danoise auprès des douanes américaines pour faire saisir d’importantes quantités de marchandises exportés à destination des États-Unis. Pour se défendre, Mega Brands a formé un recours en justice contre Lego,  avant finalement de le retirer, la firme danoise ayant jugé bon de ne pas risquer le procès.
Ces péripéties ne constituent que les derniers épisodes d’une longue “guerre des clones” dans laquelle Lego s’est engagé depuis plusieurs années, mais qui tourne peu à peu à son désavantage, en raison des sévères difficultés rencontrées pour faire protéger ses briques de plastique.
Brevet disparu
Les Legos ont été lancés après la seconde guerre mondiale, lorsque l’usage du plastique s’est répandu, par un charpentier danois, Ole Kirk Christiansen, aidé par son fils. Le groupe Lego a ensuite cherché à se protéger juridiquement de la concurrence par le biais d’un brevet déposé en 1961 sur ses briques. Mais la protection accordée dans ce cadre n’est que temporaire et en 1988, l’exclusivité accordé à ce brevet a disparu. Cela a ouvert une faille dans laquelle plusieurs concurrents, les Lego Clones,  ont cherché à s’engouffrer.
Lego a réagi en essayant de changer de terrain juridique pour pouvoir continuer à se protéger par le biais d’un droit de propriété intellectuelle. En 1989, il attaqua ainsi la firme Tyco Toys devant les tribunaux anglais. Ceux-ci lui permirent de l’emporter, en reconnaissant que Tyco avait violé le design protégé des briques, mais ils refusèrent de considérer que les briques puissent être protégées par un véritable copyright, comme le demandait Lego, car ils estimèrent que la dimension fonctionnelle de ces éléments prévalait sur leurs aspects esthétiques. En 2002, Lego prit cependant sa revanche, en parvenant à faire condamner devant un tribunal chinois la firme Coko pour violation de copyright.
Le copyright s’avérant néanmoins un terrain trop incertain, Lego a également essayé d’utiliser le droit des marques pour se protéger, mais il a connu en la matière plusieurs déconvenues.
En 2005, la Cour suprême du Canada avait ainsi débouté Lego, qui demandait à ce que ses produits ne puissent plus être confondus avec ceux d’un concurrent québécois, Mega Blocks, qui était parvenu à se tailler de belles parts de marché au Canada et aux États-Unis. La Cour avait estimé dans son jugement “qu’un dessin purement fonctionnel ne peut servir de fondement à une marque de commerce déposée“. La bataille judiciaire entre les deux fabricants s’est néanmoins poursuivie en Europe, avec des plaintes déposées par Lego en Allemagne, en Italie, en France, en Grèce et aux Pays-Bas ! Cette lutte acharnée prit fin en 2010, lorsque la Cour de Justice de L’Union Européenne a refusé que Lego utilise le droit des marques pour prolonger artificiellement son brevet. Elle a jugé que la forme de la brique LEGO ne répondait pas à un besoin d’identification du produit, mais remplissait une simple fonction utilitaire que le droit des marques ne peut protéger en elle-même.
Ce que montrent ces décisions, c’est qu’il y a dans les briques Lego quelque chose de juridiquement insaisissable qui empêche dans une certaine mesure leur protection par un monopole fondé sur la propriété intellectuelle. Mais ce n’est vrai qu’en partie et Lego n’est pas complètement démuni pour lutter contre ses concurrents directs ou indirects.
L’empire contre-attaque !
Lego déploie en effet une très grande agressivité juridique pour se défendre devant les tribunaux et on l’a vu faire feu de tout bois pour arriver à ses fins. Malgré des procès perdus, le droit des marques ne lui est tout d’abord pas complètement inutile. Il lui a permis par exemple à la fin de l’année dernière de remporter en Belgique un litige contre le fabricant de montres Ice Watch, dont les boîtes d’emballage ressemblaient trop à son goût à des briques Lego. Lego est également très agressif sur le terrain des noms de domaine et ses juristes font la chasse aux sites qui comporteraient son nom dans leurs adresses.
Lorsque Lego veut s’en prendre à un site Internet qu’il désire faire fermer, on se rend compte qu’il dispose de tout un arsenal juridique assez redoutable pour parvenir à ses fins. Dans cet exemple, impliquant le site Lord of the brick, on voit qu’il met par exemple en avant un droit d’auteur sur les photos de ses produits, le droit à l’usage de son logo ou encore même le droit d’écrire le mot LEGO, qu’il peut restreindre en se servant du droit des marques !
Cette débauche de moyens en justice peut d’ailleurs parfois friser la censure, comme dans cette affaire en 2006 où Lego avait essayé d’agir contre une affiche de l’ONU, utilisant l’image d’une brique dans une campagne contre le racisme…
Lego, remix et Open Source
Mais Lego ne se situe pas toujours du côté obscur de la force juridique et c’est ce qui est fascinant avec cette compagnie, notamment dans les rapports qu’elle entretient avec les pratiques amateurs et ses fans, qui sont souvent avides de réutiliser et de détourner l’image des Legos.
Les Legos, par leur modularité infinie, se prêtent en effet à merveille à de multiples pratiques numériques, comme le remix ou le mashup. La Toile regorge ainsi de Brickfilms, des films d’animation en stopmotion, souvent parodiques, qui rejouent à leur manière toutes les histoires, même les plus inattendues. Les briques Lego elles-mêmes font l’objet de multiples modifications et customisations, par des fans particulièrement actifs sur Internet et structurés en communautés. Ces pratiques ne sont d’ailleurs pas seulement le fait d’amateurs et il existe des professionnels de la modification des briques, qui font commerce de leurs talents.
Lego est bien conscient de l’importance de s’appuyer sur ces communautés pour développer son activité, bien que ces pratiques transformatives impliqueraient qu’il lâche aussi du lest quant au respect de ses droits de propriété intellectuelle. Cette tension se lit clairement entre les lignes de la “Charte de fair play” publiée sur le site de la firme, qui s’efforce de trouver un juste milieu entre lutte contre la contrefaçon et acceptation des pratiques amateurs. L’exercice s’avère compliqué et c’est surtout la défense de sa marque et de son logo qui ressort de la lecture de cette charte, même si Lego accepte par exemple la reprise de certains éléments, comme les instructions de montage et les photos figurant sur sa documentation et les emballages de ses produits.
Sur cette base, il est certain qu’un très grand nombre de sites internet ou de contenus produits par des utilisateurs pourraient être attaqués par Lego, mais bénéficient d’une tolérance relative… qui peut hélas cesser à tout moment, comme l’a montré cette affaire en 2009, où Lego s’appuya sur son copyright pour faire retirer une vidéo sur Youtube dans laquelle des figurines parodiaient le groupe Spinal Tap !
Pour autant, Lego a su également conduire des projets innovants, pour libérer certaines de ces productions ou tirer parti de la créativité de ses fans. La firme a par exemple choisi de ne pas poursuivre les hackeurs qui avaient réussi à craquer les programmes incorporés dans les processeurs de sa gamme de briques high-tech Mindstorms, développée en partenariat avec le MIT. Mieux encore, Lego a  accepté de placer plusieurs de ses logiciels en Open Source, pour permettre à la communauté de les faire évoluer.
Par ailleurs, Lego a décidé de s’associer à l’intelligence collective, en lançant le projet Cuusoo : une plateforme de crowdsourcing permettant à des utilisateurs de proposer de nouveaux modèles et de les faire évaluer par les internautes. Lorsqu’une proposition rassemble plus de 10 000 supporters (comme ce modèle inspiré de Minecraft), Lego lance sa réalisation et sa commercialisation, en reversant 1% des bénéfices à son concepteur.
Cette expérience participative est assez fascinante, mais juridiquement, Lego ne se départit guère de ses réflexes appropriatifs. Les conditions d’utilisation du site indiquent en effet que les personnes qui soumettent un projet sur la plateforme doivent : “conférer à Lego tous les droits pour pouvoir commercialiser leur idée“, ce qui implique notamment “un droit exclusif de construire, distribuer, mettre en marché et vendre votre idée“. Lego ne restreint pas cependant la possibilité pour le créateur de diffuser ailleurs et de partager son idée, que ce soit sur son site ou sur des profils personnels.
On aurait pu imaginer que Lego ait recours à des licences libres pour jouer la carte de l’Open Source, en plus de celle du Crowdsourcing, ce qui aurait été une manière plus équitable de s’appuyer sur l’intelligence collective de sa communauté. D’autres cas sont encore plus limites, comme celui de ce modèle de croiseur stellaire lancé par Lego l’an dernier, mais qui semble s’inspirer de la réalisation qu’un amateur avait diffusée sur le web.
En attendant le choc de l’impression 3D, le meilleur pour la fin…
Il n’en reste pas moins que les bouleversements les plus importants pour l’avenir des petites briques en plastique sont encore peut-être à venir, du côté notamment de l’impression 3D. Cette technologie qui permettra sans doute très vite à tout un chacun de produire des objets dans son salon peut en effet avoir un effet très corrosif pour les principes de la propriété intellectuelle et ce sera certainement tout particulièrement vrai pour des éléments aussi simples à modéliser que des Legos.
Il existe déjà d’incroyables imprimantes 3D, comme la MakerLegoBot, construites elles-même en Lego et capables d’assembler des briques, en suivant un modèle. On imagine très bien que d’autres imprimantes 3D pourront permettre un jour à quiconque de créer des briques en grand nombre, ce qui permettrait de se passer de la firme Lego et de tous ses clones. Or comme Lego n’a pas pu réussir à copyrighter ses briques, ni à les couvrir par le droit des marques, il lui sera sans doute très difficile d’empêcher des myriades de particuliers de devenir des concurrents en puissance…
En attendant que la brique fasse ainsi sa révolution de salon, j’ai gardé le meilleur de cette chronique juridique des Legos pour la fin. En effet, il s’avère qu’Ole Kirk Christiansen a admis lui-même qu’il n’avait pas inventé le concept des Legos, mais qu’il avait copié l’idée de l’inventeur britannique Hilary Page, développée durant la deuxième guerre mondiale. Le charpentier danois et son fils ont donc bâti leur empire en s’appropriant l’idée d’un autre, par le biais d’un brevet habilement déposé !
C’est peut-être à cause de cette supercherie originelle que Lego subit aujourd’hui une malédiction du copyright, qui lui fait peu à peu perdre le contrôle sur son produit. En tout cas, Torsten Geller, le président du concurrent Best-Lock que Lego a attaqué en justice la semaine dernière, a déclaré que c’est après avoir appris que la firme danoise avait “volé” l’idée des Legos qu’il a décidé de lancer sa propre affaire :
Ils m’ont menti alors que j’étais enfant. C’est pour cela que j’ai lancé cette affaire. C’est une vengeance personnelle.
Ilustration chronique du copyright par Marion Boucharlat pour Owni
Photos de légo sous licence Creative Commons par Icedsoulphototography ; Kalxanderson ; Pasukaru76 ; Tim ; Leg0fenris
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