L’Iran étrangle Internet
L'Iran accentue sa pression sur le web, en mettant en place plusieurs dispositifs de blocage et de filtrage du réseau. L'occasion pour les autorités d'étouffer un peu plus la contestation, qui se réveille à l'approche des législatives.
Je ne pouvais pas entendre sa voix, son visage ressemblait à une peinture cubique.
Samedi soir, Farnaz Seifi, une journaliste et blogueuse iranienne installée en Allemagne, a essayé d’appeler son frère en Iran par Skype, comme à son habitude. En vain : la République islamique d’Iran a lancé une nouvelle vague de censure contre Internet depuis jeudi dernier. Sur les réseaux, des milliers d’Iraniens signalent ne plus pouvoir accéder à Facebook, Gmail ou Yahoo. Selon une agence de presse iranienne, 30 millions d’Iraniens auraient perdu leur accès à leur service mail, soit un tiers de la population.
Même le recours à des moyens de contournement de la censure – proxies ou Tor – serait inutile. Un mot-clé a été lancé pour l’occasion sur Twitter, filternet. En ligne de mire : les sites nécessitant une connexion sécurisée, utilisant le protocole SSL. Selon les hacktivistes du projet Tor, les autorités iraniennes censurent le réseau de trois façons. En scrutant en profondeur les connexions via la technique du deep packet inspection, en bloquant directement certaines adresses IP et en filtrant certains mots-clés.
La lenteur du débit est telle que “consulter ses emails devient presque un défi, détaille Farnaz. Mon frère ouvre Gmail, va se faire du thé, revient et la page d’accueil se charge toujours.” Une expérience qu’a également connu le correspondant du Washington Post en Iran, Thomas Erdbrink, et qu’il relate en 140 caractères :
Gmail a été bloqué toute la journée en Iran, c’est arrivé avant mais maintenant que les VPN fonctionnent si mal, c’est très ennuyeux.
Selon Farnaz, les autorités s’en sont aussi pris aux antennes paraboliques. La jeune femme raconte que les autorités vont aussi de maison en maison pour les réduire en morceaux. L’accès à l’information est tellement restreint que de nombreux Iraniens “twittent que notre pays sera bientôt semblable à la Corée du Nord, coupé du reste du monde”, se désole-t-elle.
Aide extérieure
La communauté de Tor a rapidement réagi après le début de cette offensive. 50 à 60 000 utilisateurs de Tor en Iran pourraient être victimes de la censure, selon Jacob Appelbaum, un des fers de lance du projet. Vendredi, il a lancé un appel :
Aidez les internautes iraniens à se connecter [...] Nous disposons de peu de détails, mais nous travaillons sur certaines solutions.
L’équipe d’activistes affirment disposer d’un jocker : un pont Tor (programme intermédiaire entre l’utilisateur et le serveur auquel il veut se connecter) qui permet de faire du “camouflage de trafic”. Reste aux volontaires à le déployer.
Filtrage massif
Contrairement à l’Égypte ou à la Syrie, le régime iranien ne semble pas avoir coupé l’accès du pays au réseau mondial. Le niveau du trafic entrant et sortant reste stable. Les chiffres de Cedexis, une entreprise spécialisée dans la mesure du trafic, ne montrent pas de rupture autour du 9 février. Le filtrage était donc ciblé, ce que confirme le Transparency Report fourni par Google. Entre le 9 et le 10 février, Gmail n’est plus accessible quand les autres services de Google le demeurent.
Ce n’est pas la première fois que les autorités de Téhéran entendent en finir avec la messagerie de Google. L’année dernière, elles avaient annoncé leur intention de bloquer définitivement Gmail et de le remplacer par un service national. L’annonce, comme souvent, n’avait pas été suivie d’effet, mais avait fait planer des doutes sur la confidentialité des échanges sur une messagerie gérée par les autorités.
Élections en mars
Dès juin 2009, Téhéran avait fait les frais de l’utilisation des réseaux par les manifestants au lendemain de l’élection jugée frauduleuse de Mahmoud Ahmadinejad. La répression s’était alors abattue dans les rues et sur Internet. Depuis, aucune importante échéance électorale n’a eu lieu, les élections municipales étant reportée sine die depuis juillet 2010. Le 2 mars, les Iraniens se rendront aux urnes pour une autre élection, les législatives.
Les réformateurs ont annoncé leur intention de boycotter le scrutin. Mehdi Karoubi, l’un des chefs de file du mouvement vert, le mouvement d’opposition née au lendemain de la réélection d’Ahmadinejad, avait vivement critiqué fin décembre une parodie :
Les autorités ne croient pas au vote populaire et préparent une élection factice.
L’opposition a d’ailleurs lancé un appel à manifester. L’année dernière, le 14 février, 25 Bahman au calendrier iranien, avait été le dernier rassemblement du mouvement vert, organisé ce jour-là en soutien aux révoltes arabes. Le filtrage massif d’Internet est sans doute une réponse à ce nouvel élan des réformateurs. “L’opposition en exil a fait une déclaration et a demandé aux gens de sortir dans la rue pour protester ce mardi, explique Farnaz Seifi. Ils l’ont déjà fait à de nombreuse reprises auparavant, à chaque fois que Moussavi et Karoubi demandent de manifester, ils bloquent l’accès des internautes à la plupart des sites et réduisent le débit autant qu’ils peuvent.”
Pour verrouiller cette poussée de révolte, la coercition traditionnelle a aussi été employée. “Ces derniers jours, ils ont convoqué des prisonniers politiques et des manifestants qui étaient détenus brièvement, rapporte Farnaz Seifi, et les ont forcés à promettre de ne participer à aucune manifestation durant cette période.”
Internet Halal
Ce regain de censure fait resurgir un vieux serpent de la dictature : la mise en place de l’Internet halal. Autrement dit, un Intranet géant, un “Internet national”, comme on l’appelle aussi. “Certains spécialistes estiment qu’ils ne peuvent pas bâtir un Intranet, en raison du manque d’équipement et de technologie, raconte Farnaz Seifi. Mais le ministre de la communication et de la technologie a affirmé plusieurs fois qu’ils travaillent dessus, et que l’accès à tous les sites ‘mauvais et diaboliques’ comme Facebook ou Twitter sera bloqué.”
Interrogé par Rue89, Reza Moini, responsable de l’Iran pour Reporters sans frontières, estime que cet Internet halal était bien en route :
On va de plus en plus vers un Internet national. Selon mes informations, certains endroits peuvent encore avoir accès à Internet, comme les grandes sociétés et les banques. Ils veulent de plus en plus séparer ces deux parties : un Internet filtré et à bas débit pour le peuple, et un autre pour les notables et les grandes entreprises.
Côté filtrage, le régime peut compter sur les technologies occidentales. Plusieurs entreprises ont été montrées du doigt pour avoir vendu du matériel de censure à la République islamique. En 2009, le rôle de Nokia et Siemens avait été dénoncés, de même qu’une entreprise irlandaise, AdaptiveMobile Security. Plus récemment, c’est une firme israélienne, via une entreprise danoise, qui a éveillé les soupçons. Allot Communications vendait des services d’interception des communications électroniques et des SMS. La semaine dernière, Le Canard Enchainé révélait que le groupe Bull, dont fait partie Amesys, possède une succursale dans le pays depuis quelques années. Amesys, bien connue pour vendre à des gouvernements pas très démocratiques des solutions pour censurer le Net.
Illustration par Eric Drooker via Isaac Mao/Flickr (CC-by)
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